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Michel Chion imagine une troisième catégorie, le contrepoint didactique qu’il présente comme « le cas où l’indifférence de la musique à la situation qu’elle accompagne correspond plutôt à un court-circuitage de l’émotion, et où la musique est employée à signifier un concept, une idée complémentaire, où elle est donc à lire, à interpréter » 336. Le

cinéaste Jean Renoir nous semble assez bien illustrer cette pensée quand il dit : « Il me semble qu’il faudrait, avec les mots “je vous aime” mettre une musique qui dise “je m’en

333 SOJCHER, Frédéric, BINH, N. T. et MOURE, José. Cinéma et musique : accords parfaits: Dialogues avec des

compositeurs et des cinéastes. [S. l.] : Les Impressions nouvelles, 6 février 2014, p. 73‑74.

334 Ibid., p. 68‑69.

335 CHION, Michel. op. cit., p. 11.

fous” » 337, ce qui ressemble beaucoup, avouons-le, à l’idée de musique anempathique.

Cependant, Michel Chion s’en defend en précisant que, si cette dernière « est expressément une utilisation émotionnelle, fonctionnant de manière immédiate, profonde, archaïque, sans passer par une lecture », le contrepoint didactique suppose que « le refroidissement apporté par la musique n’est pas employé à renforcer l’émotion, mais à rendre le spectateur dispo- nible à la compréhension d’une idée : il s’agit bien, alors, de casser l’identification, tandis que la musique anempathique l’exacerbe, par la voie détournée de son indifférence » 338.

Ainsi, Michel Chion récupère cette notion musicale de contrepoint, impropre- ment appliquée au cinéma, et lui attribue un rôle similaire à celui accordé à l’image, à savoir « qui vise à instruire » 339 le spectateur, définition même de « didactique ». Dès lors, il invite

images et musique à interagir en quelque sorte sur la même « partition », à travers cette fonction similaire d’ordre logique et pédagogique, à évoluer dans une forme de contrepoint, non pas dans le sens du Manifeste, mais dans l’esprit de sa définition originelle, un peu comme une fugue audio-visuelle où image et musique évolueraient sous différents types d’accords d’ordre informatifs.

Pour exemple, Louis Malle semble instaurer une forme de « contrepoint didac- tique » entre musique et images dans Viva Maria (1965). Lorsque James quitte Jeannine alors qu’elle lui crie son amour à partir de 8mn 09s du film, nous entendons non pas un ensemble de cordes enchaînant avec déchirement les trois accords mineurs d’une gamme

mineure, mais la musique de cirque qui accompagne le spectacle se déroulant un peu plus

loin, derrière les caravanes des saltimbanques. Ce rythme allègre et simplement accordé à la diégèse du film, nous informe de l’environnement général dans lequel évolueront les personnages tout en stipulant un « je m’en fous » 340 bien appuyé à une Jeannine en détresse

qui retourne à sa carriole et se suicide en se tirant une balle dans la tête. Ainsi, le malheur de la jeune femme, suivi de l’effroi de Maria, incarnée par Jeanne Moreau, qui découvre le corps après avoir entendu le coup de feu, et la tristesse de cette dernière en pleurs, sont

337 RENOIR, Jean. A bâtons rompus. Cinéma 55. 1954, Vol. 2 ; Publié dans: RENOIR, Jean. Cinéma. 1 à 13. [S. l.] :

Fédération française des ciné-clubs, 1954, p. 134.

338 CHION, Michel. op. cit., p. 123‑124.

339 DIDACTIQUE : Définition de DIDACTIQUE [en ligne]. [S. l.] : [s. n.], [s. d.]. [Consulté le 12 décembre 2016].

Disponible à l’adresse : http://cnrtl.fr/definition/didactique.

340 Cf. MALLE, Louis. Jazz et Cinéma. Jazz Hot. 1960, no 155 ; Repris dans: SAMUEL, Claude et MALLE, Louis.

ignorés par la musique, les rires et les applaudissements relatifs au spectacle se jouant hors champ.

Nous pouvons également citer la dernière séquence de L’attaque des clones (2002) de Georges Lucas, durant laquelle la musique de John Williams nous fait entendre l’inverse de ce que le spectateur voit. Du moins nous fait-elle comprendre ce que nous ne voyons pas à l’image. Nous pouvons par conséquent considérer que l’information délivrée par la musique rentre dans le cadre du contrepoint « qui vise à instruire », en se détournant du sens de l’image et, en particulier en avertissant le spectateur que ce qu’il voit à l’écran est un mensonge et que le réalisateur est en train de les induire en erreur. En effet, en cette fin de film, au moment où nous voyons l’armée qui est censée être au service de la république victorieuse, nous n’entendons pas le thème principal des « gentils ». C’est au contraire le thème leitmotiv de l’Empire et du « côté obscur » qui escorte cette troupe. Ce décalage, entre image et leitmotiv soulève une prémonition, en nous dirigeant vers une compréhen- sion inverse à celle mise en évidence à l’écran. Effectivement, l’épisode d’après nous confir- mera ce que la musique nous aura déjà signalé, à savoir que cette armée est destinée à l’Empire, n’ont pas à la République. Le thème de l’Empire placé à ce moment précis aura dénoncé la supercherie exposée à l’écran.

Autre exemple, Lorsqu’Andrew Beckett est promu, la musique d’Howard Shore ne suit pas la joie apparente dégagée de la séquence, dans Philadelphia (1993) de Jonathan Demme. La partition tient un rôle « didactique » en nous informant d’un élément psycholo- gique qui n’apparaît guère à l’image. Au moment où Andrew crie « génial ! », un mouvement musical crescendo se manifeste suivant le travelling avant vers le patron, pris de plan rapproché taille à gros plan, qui applaudit. Quand Andrew serre les mains de ses collègues en les remerciant, la musique, jouée en mineur, se fait particulièrement entendre au mo- ment où l’un d’eux filmé en gros plan remarque la tache que notre promu a sur le front. Le raccord regard en travelling avant sur le front d’Andrew accompagné de la musique triste nous fait comprendre que cette tache n’est pas anodine et que notre héros est bien malade du SIDA. C’est la musique qui nous en informe en mettant en évidence la sensation d’affliction, inverse à ce que nous voyons, hormis le champ contre-champ entre le gros plan du collègue et le front d’Andrew. Elle tente de nous faire comprendre que la promotion d’Andrew est un cadeau empoisonné et que la bonne humeur apparente cache un profond

désespoir.La musique confirmera cette décadence qui se poursuit par une deuxième tache dans la séquence suivante, cette fois sur la joue, que l’on remarque par un travelling avant finissant en gros plan d’Andrew qui travaille.

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