• Aucun résultat trouvé

« Lorsque vous écrivez un script, vous étudiez la structure, la modulation et les choses comme ça, alors que quand vous écrivez de la musique, c’est beaucoup plus porté sur l’émotion abstraite […]. Donc, si vous pouvez les développer en parallèle, c’est vraiment parfait. Par conséquent, si vous avez écrit le scénario et aussi bien fait la musique, vous avez une bien meilleure idée de l'atmosphère que le film est censé avoir » 250.

Cet ingrédient de la génétique du cinéma de Tykwer, consistant à développer en parallèle la partition et le scénario, nous semble impacter l’esthétique qui en résulte puisque la musique, ayant été pensée avant le montage et avant même le tournage, se retrouve à évoluer dans une dimension extrafilmique, parallèlement à la profilmie de l’œuvre, comme une musique préexistante, mais avec l’avantage de pouvoir répondre précisément à la diégèse et à l’intrigue du film, suivant la conception du cinéaste.

Cette idée de dimension parallèle est plus tangible et palpable que ne le conçoit Tykwer lorsqu’il attribue le scénario à l’étude de la structure du film et la musique à « l’émotion abstraite ». Il raconte le film sur deux plans, une dimension informationnelle et une autre d’ordre émotionnel, faisant appel au sensible. Cette conception renvoie à la séparation entre le matériel et le spirituel, ou entre le cérébral et la conscience. Le réalisa- teur-compositeur distingue la profilmie, ou spectrum, en somme, ce qui est présent à l’image accompagné du son y afférent, de l’extrafilmie matérialisée par sa musique totale.

Par conséquent, lorsque Tykwer évoque « une bien meilleure idée de l’atmosphère du film », il propose surtout un accès à la vie intérieure de ses personnages et à la profondeur des éléments diégétiques susceptibles de renvoyer à un ordre vibrationnel indépendant des entités matérielles profilmiques, dans un esprit faisant écho à la pensée du musicologue italien Enrico Fubini au sujet de la musique électroacoustique :

« On a parlé de retour à la nature, à l’état originel du son : de façon quasi paradoxale, à travers cet appareillage technique le plus complexe, fruit de la technique la plus raffi- née, se retrouverait la nature, le son à l’état pur, le son naissant […] présentant ainsi une

250 TYKWER, Tom. Interview: Perfume Director Tom Tykwer [en ligne]. 27 décembre 2006. [Consul-

té le 7 août 2016]. Disponible à l’adresse : http://www.moviefone.com/2006/12/27/interviewperfume- director-tom-tykwer/.

certaine analogie entre les exigences de base de la musique électronique et celles de la phénoménologie de Husserl, ainsi que de l’existentialisme de Heidegger » 251.

Le réalisateur-compositeur exclut ainsi le paradigme de la dualité entre musique et images au cinéma qui ne peuvent pas plus être mis en vis-à-vis que la conscience et le cérébral pour Bergson voire, de façon plus rudimentaire, l’esprit et le corps 252 pour Des-

cartes 253, l’un étant le complément de l’autre pour donner du sens à un tout, rappelant tant

la vision exprimée par le compositeur Carter Burwell, selon lequel « la musique doit vous dire quelque chose que vous ne savez pas encore, qu’on ne peut pas deviner en regardant

uniquement les images » 254, que celle partagée par le « couple » formé du compositeur

Bruno Coulais et du réalisateur Benoît Jacquot. Pour le premier :

« La musique est là pour donner l’indication de quelque chose qui n’est pas immédiate- ment visible. Dans beaucoup de films, la musique ne fait que souligner ce que l’on voit déjà […]. Il est beaucoup plus intéressant d’essayer de capter les choses invisibles du film […]. La musique pour moi, très souvent, est intéressante quand elle dit quelque chose qui peut être fondamental dans le film, mais qui n’est pas immédiatement per- ceptible » 255.

Benoît Jacquot confirme : « Ce qui est intéressant, c’est cette espèce de sous- histoire que la musique peut raconter, comme si l’histoire qu’on suit en premier plan était doublée par une autre histoire, qui est beaucoup plus en rapport avec ce qu’on appelle l’inconscient » 256. Quel meilleur exemple que le cinéma de Tykwer s’appuyant sur une

musique totale, matière sonore comprenant le silence, le bruit et désormais les figures mélodiques élémentaires, pour remettre en question les théories du contrepoint ou du

251 FUBINI, Enrico. Les philosophes et la musique. [S. l.] : Honoré Champion, 1983, p. 232.

252 DESCARTES, René. Méditations métaphysiques. Trad. par DUC DE LUYNES. [S. l.] : Vve J. Camusat, et P. le

Petit, 1647. Disponible à l’adresse : http://philosophie.ac-creteil.fr/IMG/pdf/Meditations.pdf.

253 On parle du « dualisme cartésien », expression qui peut sembler paradoxale mais qui toutefois inclut le

notion de complémentarité, « dualisme » étant défini comme un « système de croyance ou de pensée qui, dans un domaine déterminé, pose la coexistence de deux principes premiers, opposés et irréductibles », dans : DUALISME : Définition de DUALISME [en ligne]. [S. l.] : [s. n.], [s. d.]. [Consulté le 20 juin 2017]. Disponible à l’adresse : http://cnrtl.fr/definition/dualisme/substantif. « Dualité » est, au contraire, simplement défini comme le « fait d’être double. […] constitué de deux composantes différentes […]. Existence séparée et souvent antagonique », dans DUALITÉ : Définition de DUALITÉ [en ligne]. [S. l.] : [s. n.], [s. d.]. [Consul- té le 20 juin 2017]. Disponible à l’adresse : http://cnrtl.fr/definition/dualit%C3%A9/substantif.

254 SOJCHER, Frédéric, BINH, N. T. et MOURE, José. Cinéma et musique : accords parfaits: Dialogues avec des

compositeurs et des cinéastes. [S. l.] : Les Impressions nouvelles, 6 février 2014, p. 73‑74.

255 Ibid., p. 137‑138. 256 Ibid., p. 138.

pléonasme, et toutes les pensées reposant sur les principes de concordance ou de non- concordance entre les images et le son ?

Avant d’examiner l’esthétique de Tykwer, dont nous constaterons qu’elle revisite le rapport entre musique et image en mouvement sur ce point, il convient de reconsidérer cette relation sur un plan général. Nous tenterons de mettre succinctement en exergue les différents niveaux de non-sens se rapportant à la théorie du contrepoint. Nous verrons qu’elle se base sur un abus de langage provenant d’une méprise lexicale. Nous constaterons également qu’elle tient de l’erreur physiologique liée à notre perception du monde audible et de celui du visible. Nous découvrirons que ce concept d’opposition entre le visuel et l’audible ne date pas du parlant ni même du cinéma, mais que, déjà dénoncé par Eduard Hanslick au cours du XIXe siècle, il relève de la croyance ordinaire dépassant le support

artistique lui-même.

Puis nous porterons un regard sur la solution astucieuse élaborée par Michel Chion pour contourner cette chimère du contrepoint images/son, le théoricien instaurant l’idée que la musique ne pouvant être en accord ou en désaccord avec l’image, serait empathique ou anempathique avec cette dernière. De plus, il imagine une troisième voie qu’il nomme « contrepoint didactique », établissant qu’une contradiction entre audio et visuel peut avoir lieu si la musique tient un caractère informatif parallèle à l’information délivrée par l’image. Nous noterons toutefois que ce « contrepoint didactique », dans le rapport images/musique, possède lui aussi ses propres limites.

Enfin, nous aborderons la question des correspondances entre la musique et les deux éléments primordiaux de l’œuvre dans sa construction, à savoir ses personnages et sa diégèse, les premiers évoluant dans la seconde. S’agissant du personnage, nous constate- rons que la musique peut faire référence à la vie intérieure des protagonistes et qu’elle peut se déployer sous forme de leitmotiv. Concernant la diégèse, nous verrons que la musique peut se référer à l’époque comme à d’autres éléments constituant l’univers du film.

Cependant, en tout premier lieu, revenons sur ce mythe qui continue encore et toujours à meubler les théories du cinéma, cette idée qu’il puisse exister un contrepoint entre de l’image en mouvement et de la musique. Rappelons brièvement quelques faits historiques, notamment que l’idée de non-concordance images-son est déjà présente au sein du courant avant-gardiste français des années 1920, avant qu’elle ne constitue le cœur

de revendication du Manifeste « contrepoint orchestral » des cinéastes soviétiques de cette époque. Après avoir évoqué synthétiquement ce document, nous tenterons de mettre en lumière les raisons politiques et idéologiques liées à ce texte souvent considéré comme un « graal » de l’explication des relations entre musique et cinéma.

II.A Un rapport de ressemblances utopique

II.A.1 Un point sur le contrepoint

II.A.1.a Sur l’origine d’un mythe

Outline

Documents relatifs