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Erreur lexicale

Contrairement à la définition donnée par le Manifeste et dans un grand nombre d’ouvrages théoriques traitant des relations entre l’image et le son, à commencer par le

« contrepoint dramatique » 283 du philosophe et musicologue allemand Theodor W. Adorno

(1903 – 1069), « contrepoint » n’est pas synonyme de « opposé » ou « inverse ». Il n’implique pas indubitablement de non-coïncidence entre deux éléments. Avant qu’il ne soit

281 MCCANN, Mark. Penser l’écran sonore: les théories du film parlant. Adelaide en Australie du Sud : University

of Adelaide, novembre 2006, p. 75.

282 GUIDO, Laurent. L’Age du rythme : Cinéma, musicalité et culture du corps dans les théories françaises des

années 1910-1930. Lausanne : Payot Lausanne - Nadir, 6 décembre 2007, p. 444.

283 Cf. ADORNO, Theodor W., EISLER, Hanns et HAMMER, Jean-Pierre. Musique de cinéma. Essai. 13 juin 1997.

pensé pour le cinéma, le contrepoint est une discipline d’écriture musicale qui a pour objet la superposition organisée de lignes mélodiques distinctes. C’est une « technique de compo- sition suivant laquelle on développe simultanément plusieurs lignes mélodiques », syno-

nyme de « combinaison » et « harmonie » 284. Par conséquent, contrepoint comme équiva-

lent de « contradiction » ou « contraire » est un abus de langage au regard de sa définition originelle, tel que l’observe l’historien, critique et théoricien, Jean Mitry (1907 – 1988), qui revient à la source lexicale du mot pour en expliquer le non-sens :

« Le contrepoint est une forme qui ne relève que des structures spécifiquement musi- cales. Il s’agit de deux mélodies se développant parallèlement de telle sorte que leur dissemblance sollicite l’attention de l’auditeur de par la progression simultanée des dif- férentes “voix” et non de par la qualité des accords ou des “instants harmoniques”, bien que la relation “verticale” des deux mélodies soit conforme aux lois de l’harmonie […]. Bien entendu, de point à contrepoint, il peut y avoir contraste, opposition, renverse- ment, etc., mais outre que cela peut être ou ne pas être, cette relation ne regarde que le rythme et la tonalité. Il ne s’agit en aucun cas d’une relation de sens. Parler donc de con- trepoint quand on veut dire de l’opposition des sentiments exprimés par la musique et par le film est un non-sens » 285.

Par-delà l’erreur lexicale, l’idée même d’opposition entre son et images est une lubie. Opposer la musique et les images pour faire un film, en imaginant qu’ils puissent être en accord ou en désaccord, en consonance ou en dissonance, revient à opposer la farine et les œufs pour faire un gâteau.

Erreur physiologique

Bien que le « monde du cinéma » du XXe siècle soit envahi par cette idée

d’opposition des deux sens si dissemblables que l’ouïe et la vue, l’audio et le visuel, alors même qu’ils sont destinés à s’unir pour former un tout homogène qui les dépasse individuel- lement, certains théoriciens s’interrogent, tels que McCann :

« Selon les termes du Manifeste, le concept de ce qui constituerait le contrepoint or- chestral désiré reste extrêmement flou. Effectivement, l’argumentation du Manifeste

284 CONTREPOINT : Définition de CONTREPOINT [en ligne]. [S. l.] : [s. n.], [s. d.]. [Consulté le 12 décembre 2016].

Disponible à l’adresse : http://cnrtl.fr/definition/contrepoint.

285 MITRY, Jean. Esthétique et psychologie du cinéma : Les formes. II. Paris : Éditions universitaires, 1965,

vise à étendre la suprématie du montage qui progresse par disjonction, juxtaposition et synthèse, et à le protéger contre la parole théâtrale qui est essentiellement littéraire et tend vers le monospatial […]. Pourquoi se servir d’un terme qui a créé tant de confusion s’il existe des termes plus simples et plus descriptifs pour représenter l’interaction images/sons ? Pourquoi imposer un modèle qui relève de la relation d’un nombre donné de mélodies – qui partagent le même matériau de base – à la relation images/sons, tis- sée de deux matériaux bien hétérogènes ? » 286.

Guido trouve sa raison d’être au « contrepoint cinématographique » en y voyant une métaphore prenant son sens à travers le rythme :

« Ne serait-ce que parce qu’il évoque des relations entre des éléments de même nature (série de signes sonores arbitrairement répertoriés), le “contrepoint” musical ne saurait être envisagé autrement que comme une métaphore pour lancer une réflexion sur la possibilité d’une interaction générale de toutes les occurrences visuelles et sonores. Celle-ci repose à l’évidence sur le rythme, c’est-à-dire sur la structuration de la tempora- lité du son et celle de l’image. Cette métaphore peut donc être remise en question à partir des critiques adressées à la possibilité d’une lecture temporelle de l’image » 287.

Ce cas de figure nous semble valable dans un cinéma abstrait partant d’un prin- cipe d’analogies entre le développement de mouvements graphiques dans le temps et l’organisation de lignes mélodiques, tel que nous l’explorerons ultérieurement. Cependant, il nous semble hypothétique, voire improbable, dans le cas d’une œuvre de cinéma narratif et dramatique dont le sens, les émotions qu’elle transmet et les sentiments qu’elle engendre reposent sur le « mariage » de l’audio et du visuel.

Erreur de longue date

Cette question de l’opposition entre entité visuelle dramatique et musique semble résolue bien avant les débuts du grand écran et de ses relations avec la musique, notamment par Hanslick qui dénonce l’idée selon laquelle « ce qui nous transporte et nous ravit dans une belle mélodie, dans une puissante ou ingénieuse harmonie, ce ne serait pas la mélodie ni l'harmonie elle-même, mais ce qu'elles signifient : le doux murmure de la ten- dresse, l'impétuosité de la bravoure » :

286 MCCANN, Mark. op. cit., p. 69‑70. 287 GUIDO, Laurent. op. cit., p. 348.

« Pour nous établir sur un terrain solide, nous devons, d’abord, séparer hardiment ces métaphores réunies par un lien dont l’ancienneté seule fait la force : le murmure, oui, mais non la tendresse ; l’impétuosité, oui, mais non la bravoure. Car, en fait, la musique est dépourvue de moyens d'exprimer autre chose, dans ces deux cas, que le murmure ou l’impétuosité, et c’est notre propre cœur qui lui prête libéralement tendresse et bra- voure […]. L’expression d’un sentiment déterminé, de telle ou telle passion, est en de- hors du pouvoir de la musique. Les sentiments n'existent pas dans l’âme à l'état isolé, de manière à s’en laisser pour ainsi dire extraire seuls par un art » 288.

Hanslick les estime « au contraire, dépendants de conditions physiologiques et pathologiques, de notions et idées préconçues, enfin de tout ce qui constitue le domaine de l’intelligence et de la raison » 289, en l’occurrence, dans notre cas de figure, ce que nous

attribuons naturellement à l’image, au cinéma.

Ainsi, ramenée au septième art, l’impétuosité délivrée par un mouvement musi- cal peut autant couvrir, sans aucun rapport de contradiction, la bravoure d’un Indiana Jones que celle de l’avocate nommée Gareth Peirce, affrontant la haute administration anglaise pour prouver l’innocence de son client irlandais Gerry Conlon, emprisonné pendant quinze ans pour un attentat à la bombe de l’IRA qu’il n’a pas commis, dans Au nom du père (1993) de Jim Sheridan. L’impétuosité musicale peut aussi bien faire référence, sans aucune opposi- tion, à la bravoure de la jeune innocente et naïve étudiante en littérature, Anastasia Steele, qui se dévoile face au beau ténébreux milliardaire sadomasochiste Christian Grey et laisse libre cours à ses désirs charnels dans Cinquante nuances de Grey (2015) de Sam Taylor- Johnson, qu’à celle du tétraplégique Ramon Sampedro dans sa lutte de trente ans pour l’euthanasie et le droit de mettre fin à sa vie avec dignité, dans Mar Ardentro (2004) d’Alejandro Amenábar, ce dernier ayant composé la musique de son film.

Nous pourrions tout autant évoquer « le doux murmure » de la musique au pia- no de Francis Laï sur la tendresse exhalée par le couple Jenny et Oliver dans Love Story (1970) d’Arthur Hiller, que celui des voix innocentes d’enfants qui chantent paisiblement la comptine « un deux, Freddy te coupera en deux », version française de « one two, Freddy’s

288 HANSLICK, Eduard. Du beau dans la musique. Essai de réforme de l’esthétique musicale. [S. l.] : Paris,

Brandus, 1877, p. 24.

coming for you » 290 et thème du personnage Freddy Krueger dans le film d’horreur Les

griffes de la nuit (1984) de Wes Craven, ainsi que dans les suites et remakes.

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