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Ce regard porté sur l’importance du silence chez Tom Tykwer nous a permis de découvrir son rôle en détail, notamment dans les situations de brisures ou d’interruptions brutales, en particulier de ruptures de registres sonores, dramatiques et temporelles. Nous avons remarqué qu’inertie et silence utilisés conjointement et de façon récurrente chez Tykwer, se répondent, comme si l’un était le reflet de l’autre. Indépendamment de toute notion de silence, d’arrêt de musique ou d’illustration sonore, ce cinéaste est adepte des moments d’inaction avant réaction, l’immobilité visible étant au rythme de la mise en scène ce que le silence est à la musique, la suspension du temps équivalant à un silence. Ces instants de stagnation correspondent généralement à un temps de stupeur, de contrecoup, d’attente avant toute résurgence d’un mouvement, le silence précédé d’un élément sonore identifiable est ainsi employé comme facteur de tension se répercutant directement sur l’action en cours. Intégré au milieu d’une bande son chargée de musique, il devient aussi percutant qu’un effet sonore brutal après un silence.

Nous avons également examiné les méthodes adoptées par ce cinéaste pour donner un sens au silence. Le silence constitue une amorce au rôle de conscience des entités diégétiques que tient la musique dans le cinéma de Tykwer, en servant de couche atmos- phérique, attribuant une âme aux lieux dans lesquels évoluent les personnages. L’absence de mouvement sonore qui entre en relation avec l’absence de mouvement visuel, équivaut à une perte momentanée de l’expression « mathématique » de cette conscience dans ce cas précis.

Cet élément sonore d’ordre dramaturgique, qui contribue à casser la temporalité existante, à la mettre sur « pause », à générer une mise en abyme du temps ou, en d’autres termes, un hors-temps, renvoie au présent bergsonien, à savoir un présent que la cons- cience ne peut expérimenter, tel que le philosophe français Henri Bergson (1859 – 1941) l’expose :

« Retenir ce qui n’est déjà plus, anticiper sur ce qui n’est pas encore, voilà donc la pre- mière fonction de la conscience. Il n’y aurait pas pour elle de présent, si le présent se réduisait à l’instant mathématique. Cet instant n’est que la limite, purement théorique, qui sépare le passé de l’avenir ; il peut à la rigueur être conçu, il n’est jamais perçu ; quand nous croyons le surprendre, il est déjà loin de nous. Ce que nous percevons en fait, c’est une certaine épaisseur de durée qui se compose de deux parties : notre passé immédiat et notre avenir imminent. Sur ce passé nous sommes appuyés, sur cet avenir nous sommes penchés ; s’appuyer et se pencher ainsi est le propre d’un être conscient. Disons donc, si vous voulez, que la conscience est un trait d’union entre ce qui a été et ce qui sera, un pont jeté entre le passé et l’avenir »70.

Cette méthode consistant à mettre en scène du hors-temps, du vide de temps momentané, sert moins à exhausser les moments de stupeur ou de tension qu’à contribuer à l’évasion de la temporalité établie, rendue nécessaire par l’action en cours. Nous avons ainsi relevé que Tykwer applique un processus de mise en scène consistant à habituer le spectateur à une musique utilisée comme force d’entrainement, en corrélation avec tout mouvement dramatique visuel, pour ensuite rompre le mouvement commun par le silence et l’immobilité concordante, créant notamment l’attente d’une sonorité dramatique nou- velle et devenant, par conséquent, facteur de tension.

Surtout, l’instauration d’une pause ou hors-temps libérant le spectateur un ins- tant de la temporalité dramaturgique du film mise en œuvre par le montage et la mise en scène, distille en nous, en définitive, le sentiment paradoxal que l’élément naturel du silence, surtout lorsqu’il se fait l’allié de la stagnation ou simplement du ralentissement temporel, nous écarte des éléments de la réalité ontologique du film, a contrario de la musique assumée en tant que telle, et nous amène à une première remise en question des notions de frontières dans les différentes couches de la bande son. En effet, si le silence peut tenir des fonctions dramaturgiques comparables à celles dévolues à la musique, qu’en est-il du bruit ? Doit-on continuer à penser la bande son d’un film sous l’égide de frontières entre ses différentes composantes ?

I.B

« Dieu dit : que le bruit soit ! Et le bruit fut »

Introduction de chapitre

En introduction du chapitre précédent, nous avons défini le bruit comme un « ensemble de sons, d’intensité variable, dépourvus d’harmonie, résultant de vibrations irrégulières » 71, ce qui le distingue de la musique, « combinaison harmonieuse ou expressive

de sons » 72. Si cette frontière fait la différence entre ordre et désordre dans la suite harmo-

nique d’un son, le premier relevant de la sonorité mélodique, le second ayant trait au bruit, a-t-elle un sens dans son application au cinéma et, surtout, dans l’esthétique de Tykwer ?

Le réalisateur-compositeur utilise cette manifestation sonore sans musicalité qu’est le bruit, dans une forme de corrélation synesthésique, non pas avec une représenta- tion physique, matérielle, à l’image de certaines concordances entre silence et immobilité visuelle ou dramatique, mais avec des sentiments et des phénomènes d’ordre plus spirituels, en partant d’une mythologie qui lui est propre. Nous verrons que le cinéaste s’inscrit dans une relation très spécifique de bruits à la vie intérieure des personnages, par l’usage récur- rent de certains d’entre eux, en l’occurrence le tic-tac, le souffle, le chuchotement, le battement cardiaque et le splash. Elle transcende la dimension profilmique 73, pour re-

prendre la terminologie d’Etienne Souriau, ou le spectrum 74, si l’on se réfère à Roland

Barthes, en apparaissant comme une conscience circulant dans une dimension extrafil- mique, par un processus qui rappelle les théories d’Henri Bergson passant de la cérébralité

71 BRUIT : Définition de BRUIT [en ligne]. [S. l.] : [s. n.], [s. d.]. 72 MUSIQUE : Définition de MUSIQUE [en ligne]. [S. l.] : [s. n.], [s. d.].

73 « Tout ce qui existe réellement dans le monde […] mais qui est spécialement destiné à l’usage filmique ;

notamment : tout ce qui s’est trouvé devant la caméra et a impressionné la pellicule », par Etienne Souriau, dans: SOURIAU, Étienne et AGEL, Henri. L’univers filmique. Paris : Flammarion, 1953, p. 3 ; « A dire de toute réalité objective offerte à la prise de vues, et particulièrement de ce qui est spécialement créé ou aménagé en vue de cette prise de vues », dans: Ibid., p. 240.

74 « J’observais qu’une photo peut être l’objet de trois pratiques (ou de trois émotions, ou de trois intentions) :

faire, subir, regarder. L’Operator, c’est le Photographe. Le Spectator, c’est nous tous qui compulsons, dans les journaux, les livres, les albums, les archives, des collections de photos. Et celui ou cela qui est photographié, c’est la cible, le référent, sorte de petit simulacre, d’eidôlon [fantôme] émis par l’objet, que j’appellerais volontiers le Spectrum de la Photographie », dans BARTHES, Roland. La chambre claire : note sur la photogra- phie. Paris : Gallimard, 21 février 1980, p. 22‑23.

de l’immobilité à la conscience du mouvement infini, comme le cinéaste passe du silence de la fixité au son de la vie intérieure des personnages :

« Ainsi le veut la réflexion qui prépare les voies au langage ; elle distingue, écarte et jux- tapose ; elle n’est à son aise que dans le défini et aussi dans l’immobile ; elle s’arrête à une conception statique de la réalité. Mais la conscience immédiate saisit tout autre chose. Immanente à la vie intérieure, elle la sent plutôt qu’elle ne la voit ; mais elle la sent comme un mouvement, comme un empiétement continu sur un avenir qui recule sans cesse » 75.

Les sonorités employées par Tykwer font référence à des primordialités de l’existence. En l’occurrence, la sonorité du tic-tac se rapporte au temps, aux questions de temporalité psychologique et ontologique, le souffle à la mort (Thanatos), le battement de cœur à la vie (Eros), le chuchotement intérieur au mental et le splash à l’évasion de l’esprit.

Avant de nous pencher sur ce point caractérisant l’esthétique du cinéaste, il con- vient d’évaluer au préalable quelques potentialités dramatiques du bruit au cinéma, en abordant la question de sa frontière avec la musique dont le principe « tient à la différence entre sons périodiques, appréhendés comme sons “musicaux”, et sons non périodiques, considérés comme “bruits 76” » 77, comme Makis Solomos le note. Il nous semble important

de comprendre que c’est en considérant, dans un premier temps, le rôle que peut tenir le bruit dans le septième art que nous serons mieux en mesure de nous attaquer à l’usage qu’en fait Tykwer.

En premier lieu, nous tenterons de répondre à cette question de la frontière entre musique et bruit d’un point de vue purement musicologique, avant de la traiter dans un cadre cinématographique. Nous verrons que le bruit est, en règle générale, perçu négati- vement et que sa nature se transforme à partir de l’ère industrielle. Ensuite nous évoque- rons quelques fondements de la musique occidentale, afin d’expliquer l’origine de la distinc- tion établie avec le bruit. Enfin, nous tenterons de montrer en quoi cette différenciation est arbitraire et à géométrie variable.

75 BERGSON, Henri. op. cit., p. 81.

76 SCHAEFFNER, André. Le timbre. Dans : WEBER, Edith, La résonance dans les échelles musicales. [S. l.] :

C.N.R.S., 1963, p. 217.

77 SOLOMOS, Makis. De la musique au son : L’émergence du son dans la musique des XXe-XXIe siècles. Rennes :

Dans un second temps, nous porterons un regard sur la « règle des trois » sou- vent admise dans la répartition de la bande son d’un film, et nous esquisserons une réflexion sur la perméabilité de ces frontières, cette fois-ci dans le cadre cinématographique. Ensuite, nous tenterons d’apporter un éclairage nouveau entre ce qui peut être considéré comme « son naturel » ou « bruit naturel », et ce qui peut être envisagé comme artificiel, à l’instar d’une musique de soutien extradiégétique. Nous prendrons l’exemple significatif des Oi-

seaux (1963) d’Alfred Hitchcock employant la sonorité naturelle du piaillement des volatiles

comme outil dramaturgique, ainsi que des cas de représentations sonores du feu à travers différentes mises en scènes.

Enfin, pour tenter de consolider la mise en échec de l’idée d’une frontière entre musique et bruit au cinéma, nous évoquerons l’exemple archétypal du tonnerre à travers son usage, d’une part, comme élément de ponctuation dramatique et, d’autre part, comme ingrédient de mise en scène symbolique et porteur de sens. C’est ainsi, en essayant de répondre à la question de l’incidence dramatique du bruit en comparaison avec celle d’une musique conventionnelle au cinéma, que nous serons en mesure d’introduire notre étude spécifique de l’esthétique des films de Tom Tykwer en la matière.

I.B.1 Sur la frontière entre musique et bruit

I.B.1.a De quelques fondamentaux sur le bruit et la musique

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