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Pour exemplifier ce type d’usage du silence sur l’action, nous nous appuierons sur trois séquences de Maria la maléfique, celle du dépucelage, celle du meurtre et celle du suicide. Nous examinerons également la séquence d’ouverture chorégraphique de 3 et la scène durant laquelle Marco descend à vive allure la pente enneigée dans Les rêveurs.

Maria la maléfique

Le dépucelage

Maria, femme au foyer, éprouve un ressentiment grandissant envers Heinz que son père avait forcé à épouser alors qu’elle n’était encore qu’une adolescente. Quotidien-

67 « Qui existe indépendamment des faits cinématographiques, ou qui peut être considéré utilement, abstrac-

tion faite de son rapport avec ces faits », par Etienne Souriau dans : SOURIAU, Étienne et AGEL, Henri. L’univers filmique. Paris : Flammarion, 1953, p. 240.

68 POIZAT, Michel. L’opéra ou Le cri de l’ange. Essai sur la jouissance de l’amateur d’opéra. Paris : Métailié, 17

nement au service de son mari et de son père infirme, elle ne reçoit en retour que leur ingratitude et leur mépris, alors que parallèlement elle commence à vivre une idylle avec son voisin Dieter. La femme se rappelle du jour où son mari la dépucela, dans un flashback situé à 1h 08mn 30s du film.

Par un travelling, la caméra passe de la photo de mariage posée sur la commode, à Maria allongée dans le lit conjugal et couverte jusqu’au cou, puis à Heinz qui se couche à côté de sa femme. La note jouée au timbre de string pad analogique aigu, qui avait débuté lors de la séquence précédente, s’arrête quand Heinz entreprend d’entrer sous la couverture afin d’opérer le dépucelage de la jeune fille qui se déroule en silence.

Maria ne considère pas son mari. Elle regarde sur le côté, alors même qu’Heinz l’embrasse sur la joue et se positionne. D’ailleurs, les personnages sont filmés en gros plan, à travers des regards divergeant et non pas dans un champ contre-champ mais dans une

opposition complète de champs. La caméra est positionnée alternativement d’un côté du lit pour filmer le regard de Maria, et de l’autre, à 180 degrés, pour capter celui d’Heinz. Ainsi, cette séparation extrême des cadres alors que les personnages sont on ne peut plus proches l’un de l’autre, confère à une totale divergence des émotions ressenties par chacun. D’un côté, Maria accuse le coup et grimace de douleur. De l’autre, Heinz ressent un plaisir intense et rapide. Pourtant, alors même que le film est ponctué de constructions sonores et musi- cales, rien sur cette séquence ne souligne cette opposition manifeste lors de cet événement, l’un des plus marquants de la vie du personnage de Maria, aucune musique ni aucun mou- vement sonore extradiégétique, rien, si ce n’est le silence.

Meurtre au petit déjeuner

Le climax de la descente aux enfers du couple, lorsque Maria finit par tuer Heinz à 1h 30mn 57s du film, commence par la séquence elliptique récurrente nous exposant la banalité du quotidien matinal de la femme qui prépare le petit déjeuner à son mari. Suite

aux très gros plans sur le bec de la bouilloire qui siffle et l’aiguille de l’horloge, le gros plan sur Maria positionnée en ¾ dos laisse émerger les chuchotements symbolisant son intros- pection. Comme de routine, Heinz sort de la salle de bain et ajuste sa cravate. Il remarque une Maria évasive et claque la porte. Le claquement de porte semble réveiller la femme, ce qui met fin à la sonorité de chuchotements, donc à sa réflexion interne.

Désormais, alors que Maria prépare le café, hormis la parole d’Heinz par en- droits, seul le son de l’écoulement de l’eau dans le pot se fait entendre. Après un temps d’immobilité de la situation : plans fixe sur Maria debout en train de tenir la bouilloire pendant qu’Heinz lit son journal, puis gros plan de Maria qui regarde son mari, suivi du raccord regard sur Heinz, elle dirige subitement la bouilloire vers lui et l’ébouillante. Aucune

musique ni aucun bruitage extradiégétique n’escorte cette action alors même que c’est certainement la séquence la plus bouleversante du scénario et que le reste du film est imprégné quasi-incessamment de constructions sonores, mélodiques et rythmiques. A peine peut-on noter que, d’une part, lorsqu’Heinz bascule à la renverse, le début de sa chute est filmé au ralenti, ce qui justifie le son de sa voix plus grave, et que, d’autre part, son affaisse- ment sur la statuette restée debout au sol, derrière la chaise, et qui lui transperce le dos, est relevé au son. Il est opportun de souligner l’importance du bruitage à ce moment là puisqu’en observant la séquence image par image, nous remarquons que la statuette s’allonge sur le lino lorsqu’Heinz s’affale dessus. Seulement, ce mouvement est impercep- tible à vitesse normale et le bruitage nous donne l’illusion parfaite que la figurine reste dressée et déchire la cage thoracique de l’homme. Après sa mort, à peine entend-on le tic- tac du réveil sur Maria qui s’assoit en tremblotant. Autrement, le silence est total. Alors que le déroulement du film est imprégné de musique et d’aménagements sonores, le climax se déroule en silence.

Le suicide

La séquence du suicide, la dernière du film, se situe après que Maria a tué son mari et enfermé son cadavre dans l’armoire du salon. De visite chez son amoureuse, Dieter aura découvert le corps et, choqué, se sera enfui de chez elle. Maria, qui avait fini par ne

plus s’occuper de son père, l’aura retrouvé mort dans son lit, et elle décidera aussitôt de se laisser tomber de la fenêtre.

Au début de la scène, à 1h 43mn 22s du film, Maria se positionne devant la fe- nêtre ouverte et s’assied sur le rebord, face au lit sur lequel le corps de son père est étendu. Au son, un ensemble orchestral s’enrichit et s’amplifie au fur et à mesure que la caméra se rapproche d’elle : un ensemble de violoncelles synthétique joué en staccato marquant le rythme, sur lequel s’empilent successivement un motif répétitif au timbre de cordes pincées, une note de contrebasses staccato toutes les deux mesures, un portamento de string pad aigu montant puis descendant, des coups de timbale sourds, un son de cloche et d’autres staccatos de contrebasse alternés. Au moment où elle se laisse tomber en arrière dans le vide, un roulement de caisse claire met fin, d’un trait, à cet ensemble orchestral devenu particulièrement riche, laissant planer le silence. Dieter sort de son immeuble, l’aperçoit en train de tomber et court la rattraper. Ce silence accompagnant la chute de Maria est ensuite

aménagé par le souffle du vent qui s’intensifie au fur et à mesure que le corps se rapproche du sol, jusqu’à ce que Dieter le rattrape dans un fracas sonore.

Suite au basculement de Dieter s’affalant sur le sol de la cour en récupérant Ma- ria, un bruit de respiration forte associé à un écran blanc laisse de nouveau place au silence. A peine entendons-nous les quelques gazouillis lointains. Maria est allongée sur son amou- reux au sol, tous deux vivants. La mélodie jouée au piano, amenant le générique, arrive après ce dernier moment de silence du film. Le choix du silence, plutôt qu’une musique tonitruante ou par exemple un glissando accompagnant la chute de Maria, se retrouve paradoxalement dans les pivots les plus importants du scénario, comme nous l’avons vu avec les séquences respectives du dépucelage et du meurtre, alors que les autres scènes sont souvent accompagnées de sonorités organisées ou de musique.

3 : la chorégraphie

Hanna et Simon, couple de quadragénaires, tombent séparément amoureux du même homme, Adam. A 5mn 00s du film, les cordes d’un orchestre symphonique débutent

quelques notes de Pelléas et Mélisande de Debussy, sur un écran noir. Le chiffre « 3 », titre du film, écrit en blanc, apparaît au loin et se rapproche de la caméra, au point que nous finissons par y pénétrer et nous retrouver dans un espace blanc. Un couple

de danseurs, un homme et une femme vêtus de noir, entre dans le champ de ce fond immaculé, et dès qu’il commence à effectuer quelques pas de danse moderne, la musique s’arrête. Nous entendons juste le bruit des pas du couple dont nous voyons les corps s’exprimer dans un cadre variant du plan moyen au plan taille et en silence. Cette séquence est certainement la représentation la plus évidente que nous ayons trouvée d’utilisation du silence pour accompagner une action sur laquelle le spectateur s’attendrait à de la musique, puisque les personnages dansent.

Suite à ce silence insolite, l’orchestre symphonique reprend dans un plan plus large. A ce moment, un troisième danseur entre dans le cadre et remplace l’homme du couple qui sort alors du champ à reculons. Ce dernier revient et, cette fois, c’est la femme qui s’en va, laissant la place au dernier couple formé par les deux hommes. Enfin, les trois danseurs se retrouvent dans le même cadre et continuent leur chorégraphie, allégorie du film lui-même, représentant les relations entre les protagonistes, s’effectuant sur cet extrait symphonique mêlant timbres de cors, ensembles de violons, harpe, entrecoupés de silence.

Les rêveurs : du vide et du vertige

Suite à l’accident qui aura causé la mort de sa fille, l’agriculteur Théo s’est donné pour mission de retrouver René qu’il tient pour responsable et de le lui faire payer. Par un quiproquo, Théo croit que c’est avec Marco qu’il a eu l’accident. Alors qu’ils se croisent sur un chemin de montagne, Théo lâche son chien sur Marco, les skis en main. Marco se débat, finit par tuer le chien de Théo et s’enfuir.

Dans la scène qui suit, deux séquences sont montées en alternance : un lent tra- velling avant sur Rebecca qui regarde par la fenêtre, allume une cigarette et fume, entre- coupé d’images de Marco qui descend à toute allure la pente enneigée, hors-piste. Lorsque Marco chausse ses skis, du haut de la montagne, à 1h 48mn 50s du film, un groove de tambours sur une nappe synthétique tenue est déjà à l’œuvre au son, au tempo de 103 bpm.

Cette rythmique entrainante est progressivement aménagée par tuilage, comme à l’accoutumée chez Tom Tykwer. Une piste de sonorités de percussions métalliques répétées en boucle s’ajoute à partir du plan nous montrant Marco descendre la montagne à toute vitesse, suivie, deux mesures plus loin et sur le début du travelling sur Rebecca, de quelques notes épisodiques d’un instrument à vent, puis un renforcement percussif, vraisemblable- ment au timbre de djembé, enfin, une note de violoncelle pizzicato marquant la mesure en contretemps. Au final, une nappe monte crescendo sur l’arrivée de la caméra vers la bouche de Rébecca en très gros plan, qui relâche la fumée de sa cigarette, et sur le fondu enchaîné très lent vers l’image au ralenti de Marco qui entre dans le brouillard derrière lequel se

trouve la falaise. A ce moment, la musique s’arrête, laissant place à un coup de cymbale inversée, manifestement ralenti numériquement, sur Marco qui saute, puis plus rien.

Comme dans Maria la maléfique, le silence est utilisé pour symboliser le vide et le vertige. Ainsi, les premières secondes durant lesquelles Marco se trouve dans le vide se déroulent dans le silence. Ensuite, une mélodie au timbre synthétique de cordes, formée de notes qui descendent de façon désordonnée en suivant une gamme diatonique [la-sol, la-

sol, fa-mi-ré-do, fa-mi-ré-do…], soulignée par un accompagnement de cordes plus graves, se

dessine doucement, escortant la chute quasi-interminable de Marco et la scène séquentielle qui suit, mélangeant alors différentes temporalités.

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