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a Tocqueville et Weber : des positions innovantes sur les classes

Chapitre 1 : Historique

II. 3 1975-1995 : Remise en question et morcellement de l’analyse sociologique

III.3. a Tocqueville et Weber : des positions innovantes sur les classes

La genèse de la sociologie, et de fait des analyses en terme de groupes sociaux, remonte sans aucun doute bien avant le XIXème siècle. Cependant, on peut associer le début de l’analyse des catégories sociales à Tocqueville, et faire de Weber son successeur : ces deux précurseurs ont en effet une approche méthodologique mais aussi théorique semblable, plaçant l’individu au cœur de leur analyse, bien loin de la vision globale marxienne des classes comme acteurs historiques.

Leur parcours personnel

Ces deux auteurs n’ont pourtant pas vécu à la même époque, mais des éléments de leur biographie et de leur formation peuvent expliquer leurs visions comparables de la société.

La vie d’Alexis de Tocqueville, (1805-1859), est rythmée par deux événements historiques majeurs. D’un côté, il voit s’effondrer une société d’Ancien Régime, et de l’autre émerger le régime politique démocratique. Issu de la grande aristocratie intellectuelle et politique normande, Tocqueville va faire du concept de démocratie, dont le modèle suprême de perfection est incarné par le régime politique des Etats-Unis d’Amérique, le fondement de son inspiration intellectuelle retracée dans son ouvrage De la Démocratie en Amérique entre 1835 et 1840. Il découvre le nouveau continent, accompagné de Gustave de Beaumont, lors d’une mission officielle ayant pour but l’étude des institutions pénitentiaires. Dès lors,

« j’avoue que dans l’Amérique, j’ai vu plus que l’Amérique ; j’y ai cherché une image de la démocratie elle-même », dit-il.11 Ce voyage marquera à jamais un tournant politique dans la pensée de Tocqueville et déterminera sa conception de l’ordre social.

Weber (1864-1920), pour sa part, est originaire d’une famille d’industriels protestants, jouissant d’un réseau très riche dans les milieux intellectuels, d’historiens, de philosophes et de politiciens du parti national libéral. Très tôt, il est influencé par la pensée de Machiavel, des auteurs de l’Antiquité gréco-latine et de quelques grands philosophes comme Kant et

11 Tocqueville in. H.MENDRAS, 1996, Les Grands auteurs de la sociologie, éd.Hatier, pp-8.

Spinoza. Il obtient à Berlin en 1886 une licence de droit et débute une carrière de professeur d’économie politique à Fribourg.

Durant l’automne 1897, Weber se rend aux Etats-Unis. Là, l’organisation bureaucratique, le système des élections et le pouvoir des sectes protestantes le surprennent et inspireront ses deux articles sur L’Ethique protestante et l’esprit du capitalisme. En 1905, il étudie la révolution russe et réalise une analyse des rapports de classes en Russie. Trois ans plus tard, il fonde, avec Tönnies et Simmel, la Société allemande de sociologie, et développe une méthodologie très rigoureuse autour de la neutralité axiologique.

Issus de milieux intellectuels et aisés, ces deux auteurs ont donc en commun de s’inspirer de la situation outre-atlantique : leur vision des groupes sociaux s’en ressent nettement.

Vision des catégories sociales

Tocqueville s’oppose à une société d’Ancien Régime, au même titre que les auteurs classiques et des Lumières, tels Montesquieu qui sera l’un de ses inspirateurs. Ces derniers se positionnent contre une société d’ordres dans laquelle le despotisme règne. Apparaît sous l’impulsion de ces penseurs l’envie de s’affranchir de toute autorité et tutelles. La société va être pensée dans de nouveaux cadres mêlés de liberté et d’égalité.

A l’instar de Locke et Rousseau, Tocqueville va repenser la structure sociale en essayant de comprendre les fondements du lien social et de construire une société idéale. La société démocratique symbolise, selon lui, la société idéale. « A ses yeux, la démocratie est l’égalisation des conditions. Est démocratique la société où ne subsistent plus les distinctions d’ordres et de classes où tous les individus qui composent la collectivité sont socialement égaux ».12

L’égalité n’est liée ni au revenu, ni à l’intelligence, mais correspond à la non-reproduction systématique de privilèges liés à la naissance. Les rangs, les distinctions, les privilèges et les ordres sont abolis. Dès lors, La société tocquevillienne est ouverte et chacun peut accéder à n’importe quelle place du système social. « Sont donc impliqués dans l’idée d’égalité démocratique, à la fois l’égalité sociale, et une tendance à l’uniformisation des modes et des niveaux de vie ».

Tocqueville introduit aussi dans son œuvre l’idée de statut. Il postule que la dislocation de l’ordre ancien a fait voler en éclat l’union séculaire entre la richesse, le pouvoir et le statut.

Nisbet dans La Tradition sociologique montre que, pour cet auteur, il y a une suppression des barrières entre classes sociales et une individualisation de la stratification sociale ce qui

12 R..Aron, Les étapes de la pensée sociologique, 1967, éd.Gallimard, pp.225-227

provoque un ascendant du statut sur la classe car, celui-ci est plus diversifié, mobile et individuel.13 Cette conception de l’ordre social chez Tocqueville induit en outre l’idée de moyennisation de la société, et exclut de fait toute pensée en terme de classes sociales.

Par ailleurs, la société démocratique tocquevillienne ne peut être régie que par un gouvernement démocratique dans lequel l’ensemble des individus est souverain, c’est-à-dire un gouvernement du peuple pour et par le peuple . Ce gouvernement se fera sous l’égide de la classe moyenne - petits propriétaires, petits entrepreneurs et quelques salariés – comme c’est le cas outre-atlantique. Ainsi, la nouvelle classe moyenne salariée, que Simmel "inventera" en Allemagne à la fin du siècle est déjà présente chez Tocqueville.

Alors que la société de Tocqueville fait disparaître les barrières sociales, Weber considère la société comme un ensemble stratifié dans lequel s’articulent, autour de la répartition du pouvoir social, trois types d’organisations. Il distingue les classes, le groupe de statut et les partis. Weber sépare la situation de classe, de la classe elle-même. Ainsi, la situation de classe renvoie aux chances d’accéder à des biens ou des revenus sur le marché des biens ou celui du travail. Trois critères d’évaluation sont retenus par Weber : l’aptitude de cet individu à se procurer les biens, son niveau de vie, et son devenir. Sera donc considéré comme classe, tout ensemble d’individus se trouvant dans une même situation de classe.

Il en ressort trois types de classes : la classe de possession, la classe de production (déterminée par les chances d’exploitation du marché), et enfin la classe sociale, dont la situation de classe est instable. Les individus peuvent changer de situation en fonction des générations. De ces trois types peuvent ressortir des « sociations » - une relation sociale basée sur la réalisation rationnelle d’un intérêt - de classes créées par des groupements d’intérêts. Weber considère qu’en théorie le libre accès de chacun à la consommation, au patrimoine, aux ressources ne crée pas une situation de classe stable. Seules les personnes en état de précarité, c’est-à-dire ayant pour seule ressource leur travail, ayant une situation financière et professionnelle instable produisent une situation de classe stable et unifiante.

Ainsi, il peut y avoir lutte de classe, au sens marxien, à condition que les intérêts soient objectivement définis, qu’il y ait prise de conscience de ces intérêts et orientation collective de l’action vers cet intérêt. Cependant, la classe ne reste pour Weber qu’un agrégat d’individus sans devenir commun systématique : il ne s’agit en aucun cas d’un groupe réel.

L’appartenance au groupe, en revanche, dépend de critères plus interpersonnels. Il s’agit de la reconnaissance mutuelle que les individus s’accordent. Cette notion de groupe de statut

13 R. Nisbet, La Tradition sociologique, 1993 nouvelle édition, éd.PUF, pp.219-274.

met beaucoup plus en avant une dimension communautaire du groupe, puisque les individus partagent des sentiments et des valeurs en commun. Tandis que les classes s’appréhendent dans leur rapport à la production, le groupe de statut se définit par rapport au style de vie et au type de consommation des individus qui le composent.

La troisième forme de stratification sociale que Weber identifie est le parti : ce dernier prend une dimension très politique et correspond à une lutte incessante des individus pour le contrôle du pouvoir. Les individus qui se rassemblent au sein d’un même parti ont en commun certains idéaux à défendre. Ce groupement peut se retrouver dans tous les domaines de la vie sociale, comme la famille ou l’entreprise.

Après avoir défini ces trois strates sociales, Weber stipule qu’elles s’interpénètrent.

Epistémologie et postérité

Si l’on s’intéresse à présent aux méthodes utilisées par ces deux précurseurs, on découvre une certaine unité. Tout d’abord, afin d’asseoir sa démarche intellectuelle, Tocqueville appuie toutes ses recherches sur un travail de type ethnologique. Il va chercher les informations nécessaires à la compréhension de son sujet directement sur le terrain. Comme un ethnologue, il prépare un questionnaire avant d’interroger un informateur et rédige immédiatement un compte-rendu de la conversation. De plus, toute l’œuvre de Tocqueville met en avant l’individu et son rôle important au sein du système social, ce qui explique que Boudon ait voulu en faire un individualiste méthodologique. Cependant, la pensée de Tocqueville n’a pas engendré d’école, et c’est Raymond Aron en 1968 qui va le considérer comme l’un des ancêtres de la sociologie moderne.

Ainsi, Tocqueville adopte une démarche analytique et construit une sorte de type idéal abstrait en sélectionnant ce qui lui semble le plus pertinent pour comprendre le social, démarche que l’on retrouve aussi chez Weber. Il forge sa démarche méthodologique dans une période marquée par les conflits de méthodes, à la fin du XIXème siècle. Sa démarche est de ne pas participer à ces querelles en dépassant les positions subjectiviste et positiviste. Il considère la sociologie comme une science empirique, et se refuse à réduire les actions individuelles à de la simple logique. Ainsi, toute sa méthodologie se veut compréhensive : elle consiste à observer les faits et essayer de faire parler les acteurs sur ces faits pour les comprendre et leur donner du sens. Il met en place l’idéal type, construction théorique de la réalité, dans le but de faire la juste part entre réalité et conceptualisation de cette réalité.

Weber se trouve en effet aux prémisses d’une science du social, il se doit d’objectiver son sujet d’étude, et de le rendre le plus proche des sciences de la nature qui restent encore le

modèle de scientificité à l’état pur. Pour cela, il insiste sur l’importance de la neutralité axiologique – neutralité complète – de la part du chercheur.

En France en 1935, Weber sera introduit par Aron. Boudon et les boudonniens vont revendiquer, à la fin des années soixante, la posture méthodologique de Weber comme le modèle de leur école de pensée. Ils assimileront Weber à un individualiste méthodologique.

Ce sont des auteurs comme Boudon et Crozier qui ont perpétué les méthodes de travail de Weber.

III.3.b Boudon, Crozier et Mendras : le renouvellement