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c La diffusion et les finalités du terme « classes »

Chapitre 1 : Historique

II. 1 1830-1945 : L’émergence de la « classe » au sens marxien

II.1. c La diffusion et les finalités du terme « classes »

Utilisation politique

« Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! » : par cette phrase concluant le Manifeste, Marx invite à une mise en pratique de sa conception des classes. Et c’est en effet ce mot d’ordre qui va marquer les décennies suivantes, associant pour longtemps le terme de classe aux ouvriers, et lui donnant une forte connotation politique. Dans certains de ses textes, Marx semble dire que seul le prolétariat peut avoir une véritable conscience de classe ; par ailleurs, sa pensée, inspirée de la situation dans l’Europe entière, entraîne la création de mouvements, partis et syndicats, nationaux puis internationaux. L’Histoire est en marche : en 1864 est créée la première Internationale qui, malgré ses divisions dues aux désaccords entre Marx et Bakounine, plus anarchiste, annonce l’avènement du prolétariat et la révolution à venir. Avec la Commune de Paris en 1871, apparaît la possible concrétisation de la « dictature du prolétariat » selon les termes d’Engels. Marx lui-même voit dans les journées de mars et de mai une praxis révolutionnaire visant au gouvernement de la classe ouvrière : sa thèse de la lutte des classes trouve une incarnation qui, si elle échoue, n’en reste pas moins porteuse d’un grand espoir. Le terme de « classe » devient pour le reste des sociétés européennes, notamment les conservateurs, un spectre qu’ils repoussent, effrayés par une révolution désormais possible : le retour de l’Ordre moral en mai 1871 verra des manifestations de purification de la société de ces idées mauvaises, symbolisées par la construction du Sacré Cœur à Paris.

Pour les adeptes de la théorie marxienne, cet événement reste fondateur et les incite à mieux préparer la révolution. Lénine y voit la confirmation de son idée qu’il faut former un parti révolutionnaire « professionnel ». En Russie, le mouvement socialiste s’organise en effet à la fin du siècle : le marxisme trouve ses partisans chez les fils des nobles, en rupture avec leur milieu social d’origine, méprisant la bourgeoisie et la politique et rêvant d’une culture nouvelle donnant le primat au social. Le Parti Social Révolutionnaire s’organise autour de Plekhanov et Lénine, qui reprend dans Que faire ?, en 1902, la notion de classe, en l’instrumentalisant : selon lui, « la conscience politique de classe ne peut être apportée à

l’ouvrier que de l’extérieur ». Pour constituer une classe réelle « pour soi », les ouvriers doivent donc être aidés des intellectuels qui leur apportent la lumière révolutionnaire, puisque ce sont ces mêmes intellectuels représentant la classe possédante qui ont élaboré la doctrine socialiste. La tentative avortée de socialisme « par le bas » lors de la révolution de 1905 en Russie donne raison à cette vision, qui n’accorde plus la toute puissance aux forces historiques mais fait de la classe une construction volontariste. En cela, elle est éminemment politique ; et en Russie, l’émergence de la « classe ouvrière » et la révolution de 1917 sont des construits politiques qui effraient désormais l’ensemble de l’Europe. Menace pour certains, espoir pour d’autres, ce qui se passe à l’Est ne laisse personne insensible. Désormais, la classe est indissociable de son application pratique et politique.

Utilisation sociologique

Toutefois, d’autres auteurs reprendront ce terme non pas uniquement pour prôner la révolution, mais aussi surtout pour expliquer les phénomènes sociaux. Pour eux, la classe n’est pas un acteur historique, réifié, mais un élément explicatif des stratégies de distinction sociale. Halbwachs et Goblot, dans les années 1930 en France, à l’inverse de Marx, cherchent davantage à comprendre la société au lendemain de la Grande Guerre qu’à établir une prophétie historique, même s’ils gardent tous deux les éléments structurants de la classe marxienne.

Edmond Goblot, tout d’abord, dans La barrière et le niveau (1925), estime que ni l’échelle des professions ni l’échelle des revenus ne classent, parce qu’elles sont continues. Ce qui constitue la démarcation entre les groupes sociaux ce n’est pas tant le revenu que l’usage qui en est fait, et la « considération », faite de jugements de valeurs. « La réalité des classes réside dans les jugements d’opinion » : dès lors, une classe sociale – en particulier la bourgeoisie – est définie par « la barrière », c'est-à-dire un critère de distinction symbolique, habitation, costume, langage, manières, qui séparent les bourgeois et les non bourgeois ; et le niveau, critère d’homogénéisation qui unifie la classe, à savoir l’éducation, morale, scolaire, esthétique concrétisée pour les bourgeois par le baccalauréat et la maîtrise du latin. Est ainsi décrit le mécanisme d’une conscience ou d’un psychisme de classe. Ces deux éléments de définition des classes semblent rejoindre le « pour soi » et l’« en soi » de la théorie marxienne, sans qu’il n’y soit toutefois fait allusion. Et si ce modèle explique la domination de la bourgeoisie sur la société, il ne montre pas l’existence d’autres classes capables de la contrer.

Halbwachs, pour sa part, cherche à conserver le réalisme marxiste en l’élargissant aux perspectives empiristes ouvertes par le nominalisme. La conscience de classe est pour lui le critère fondamental de l’unité de la classe ; il établit par ailleurs un lien entre celle-ci et la hiérarchie sociale : prendre conscience de soi, pour une classe, c’est se situer à un certain niveau social. Deux éléments fondamentaux structurent la classe : son degré de participation aux activités sociales essentielles, c'est-à-dire sa proximité par rapport aux foyers de la vie sociale, et le niveau des besoins : on peut donc apprécier la situation d’une classe par ses habitudes de consommation, qui n’est d’ailleurs pas sans rapport avec son rôle dans le processus de production. Les ouvriers, par exemple, sont caractérisés par une grande distance par rapport au foyer de la vie sociale, et la part de leurs revenus inutilisée pour les besoins physiques est consacrée à la vie sociale, à la solidarité. Le fait d’appartenir à une classe impose donc des motifs d’action particuliers. Veblen, trente ans auparavant, avait déjà montré, dans sa Théorie de la classe de loisirs (1899), que les membres de la classe supérieure s’efforcent de montrer une consommation excessive en grande partie dédiée aux loisirs.

Le terme de classe n’est donc désormais pas utilisé pour la prospection mais pour l’introspection sociale, tout en conservant ses caractéristiques marxiennes : il explique les comportements sociaux. C’est que ces années d’entre les deux guerres ne voient pas d’un bon œil l’aspect politique des classes, en Europe occidentale. Cela est toutefois en passe de changer avec l’avènement du Front Populaire en 1936, et davantage encore après 1945, lorsque l’expérience socialiste se diffuse dans d’autres pays que la Russie.

II.2 1945-1975 : la façon de penser les