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b III.1.2. Les tribus : un autre type de fragmentation sociale

Chapitre 1 : Historique

II. 3 1975-1995 : Remise en question et morcellement de l’analyse sociologique

IV.1. b III.1.2. Les tribus : un autre type de fragmentation sociale

D’autres types de fragmentations vont émerger en rupture avec la société moderne. La notion de post-modernité va apparaître d’abord dans les domaines de l’art et de l’architecture, à la fin des années soixante, en réaction au purisme. Elle va s’étendre au monde intellectuel.

En effet, bon nombre de sociologues et autres penseurs vont mettre en évidence l’apparition d’une nouvelle ère sociale, nommée post-modernisme. D’un point de vue socio-historique, la société post-moderne marquerait une rupture entre une société de consommation de masse uniformisée, et une forme de vie sociale au sein de laquelle on voit se rapprocher culture d’élite et culture populaire. En sociologie, l’approche post-moderne prend son essor au début des années quatre-vingt dix grâce à la mise en place de nouvelles grilles de lecture du découpage social par de nombreux sociologues anglo-saxons, comme Bauman ou Harvey . Harvey, à ce propos, va définir cette nouvelle phase sociale comme étant une période dominée par l’éphémère, la discontinuité, la rupture, le morcellement. Ce qui caractérise le

post-modernisme avant tout est sa facilité à s’épanouir dans le changement, le ponctuel, la discontinuité. Par ailleurs, si en France, aucune école de pensée n’a émergé, certains auteurs se réclament de cette approche, comme Baudrillard et Maffesoli.

C’est avec Baudrillard que l’on trouvera en France les prémices d’une sociologie de la post-modernité fin des années quatre-vingt avec ses œuvres Les Stratégies fatales et Amérique. Mais c’est dans la Transparence du mal fin quatre-vingt-dix, qu’il montrera que pour lui, le monde contemporain se caractérise par un processus de dématérialisation de la réalité : le regard de l’Homme ne porte plus sur la nature mais sur les écrans de télévision, la communication devenant un objectif en soi et une valeur absolue. Les mythes se sont déplacés, l’affirme l’auteur. Au «drame de l’aliénation», qui, sous l’impulsion des mouvements de type marxiste, avait animé la société du début du XX° siècle, se substitue, une idéologie centrée sur l’«extase de la communication». Après l’ivresse du progrès et de la croissance, affirme Baudrillard, la société cherche à se donner une nouvelle image d’elle-même.

Le tableau que Baudrillard peint en énonçant la fin de la société moderne pour une société post-moderne - centrée sur l’apparât et l’image - va influencer Maffesoli qui reprendra ces notions sous un autre angle.

Ainsi, la nouvelle image du social prend vie dans Le Temps des tribus de Maffesoli à la fin des années 1980.Ce qui est prédominant dans l’organisation sociale post-moderne, selon Maffesoli, c’est que les individus sont tous rattachés à des rôles, ces derniers sont intégrés dans des groupes appelés tribus (groupes de rôles). La tribu est un groupe fusionnel. En son sein, les individus entrent en étant « je » et deviennent « nous », elle prend la même définition que le mot socialité, selon Maffesoli - la personne interprète une multitude de rôles en fonction du jeu en présence.

Au sein de la tribu règne un fort solidarisme, c’est-à-dire un « être-ensemble » qui soude les individus qui la composent, cet ensemble reste très ponctuel. La tribu maffesolienne est une forme sociale qui a le souci de l’instant présent. Elle vit dans la fusion des individus et est déterminée par leur volonté de sauvegarder l’ambiance du groupe. C’est une communauté émotionnelle. Elle permet une synthèse de diverses identités en un désir d’être-ensemble.

L’individu va croire qu’il produit une pensée qui lui est propre, mais en fait, elle lui est inspiré par le groupe dans lequel il baigne. Il va s’en suivre un certain conformisme.

Si l’on n’attribue pas le mot « tribu » à Maffesoli, le concept, tel qu’il l’a théorisé dans son œuvre, est très utilisé dans les milieux marketing. Il permet de mettre à jour certaines tendances, qui sont des phénomènes de modes. La tribu devient dès lors un groupe auquel

chacun peut s’identifier et trouver un homologue, en dépit de la grande diversité qui caractérise les individus comme le souligne cet enquêté :

«[Que vous évoque la notion de tribu ?] Ah ben évidemment, on en parle de plus en plus, ça permet aux individus de s’identifier entre eux. Les vêtements par exemple. C’est peut être moins présent dans nos générations, mais c’est vrai chez les jeunes. Nous, on a quand même besoin de nos habitudes. » (femme, 32 ans, MKG)

La tribu semble rompre avec une analyse de type individualiste, puisque la présence d’autrui est vivement recherchée. Ainsi, la fusion peut se faire à des niveaux divers et variés.

Il n’existe aucune barrière en fonction du type ou du style de la tribu, puisque son aspect communautaire est intégrateur, rassembleur et peut s’appliquer à n’importe quel domaine d’activité.

« [Que vous évoque la notion de tribu ?] Intéressante ! C’est plus moderne, ça revient à la mode après les années quatre-vingt. On avait presque masqué cette réalité, on homogénéisait. Mais les tribus doivent être envisagées à plein de niveaux différents : famille, loisirs, études… » (homme, 29 ans, RH)

La réflexion de cette enquêtée paraît illustrer parfaitement l’effet recherché à travers le terme de tribu, un phénomène particulier qui trouve son apothéose dans un tout-commun intégrant une pluralité d’individus.

« [Que vous évoque la notion de tribu ?] Communautarisme, tatoo, la pub. » (femme, 47 ans, ADM)

De plus, le concept de tribu a l'avantage de ne pas se figer dans une culture. En effet à la différence des styles de vie qui sont établis en fonction de types culturels particuliers à chaque pays (styles de vie américains, styles européens etc.), la tribu apparaît comme un outil transculturel. Ainsi, chacun peut s’inclure dans une tribu quelle que soit l’origine géoculturelle de cette dernière.

« [Qu’est-ce que le mot tribu vous évoque ?] Je crois beaucoup à la notion de tribu. En France se développe de plus en plus un phénomène anglo-saxon, celui du communautarisme » (homme, 37 ans, MKG)

Toutefois, beaucoup de penseurs ne sont pas convaincus de la justesse théorique de la notion de tribu et en prédisent le déclin. Nicolas Herpin considère que ces approches post-modernes accordent une trop grande place à la consommation comme moteur des changements socio-économiques. Ainsi, la pertinence de l’approche en terme de tribu est fortement remise en question car, son fondement théorique n’est pas réellement démontré.

« [Que vous évoque la notion de tribu ?] Maffesoli. C’est une sottise pseudo-théorique. Au départ, c’était une invention de journaliste, je crois que c’était un éditorialiste de l’Express. Comme métaphore pourquoi pas, mais pas comme catégorie. » (homme, 54 ans, UNIV)

Ou encore cette personne interrogée :

« [Que vous évoque la notion de tribu ?] C’est un terme galvaudé. J’ai l’impression que c’est une pseudo notion sociologique, comme le nomadisme. C’est des tartes à la crème qui ont été à la mode, mais aussi qui vieillissent aussi rapidement qu’elles sont arrivées. C’est comme ‘chrono…’,

‘cocooning’. C’est ce genre de notions, un peu explicatives de la société qui vieillit vachement. » (femme, 34 ans, MKG)

Par ailleurs, les anti-mondialistes y voient une tentative de rationalisation et de déshumanisation toujours plus poussée de l’organisation comme Ritzer dans son œuvre The Macdonalization of society en 1992. Il en ressort que malgré une forte crise de la société moderne, celle-ci ne se trouve pas remise en question de façon aussi radicale comme le pensent les post-modernistes. Bien au contraire l’ordre social verrait l’apparition de nouvelles valeurs (différence, socialité, solidarité etc.)

L’effondrement de la société moderne est à reconsidérer, les approches de types néo-marxiennes permettront d’éclairer les analyses sociales sur la probable résurgence des analyses en terme de classes, tout en rappelant les limites de ces dernières par rapport au contexte socio-historique qui n’est certes plus celui d’une société industrielle naissante.

IV.2 Le tournant de 1995: remise en question des théories dominantes de la fragmentation et retour au concept de classes sociales comme principe heuristique d’analyse de la société

Comme le prouvent les propos des professionnels du classement que nous avons interviewés lors de l’enquête le concept de classes sociales est largement pensé à l’heure actuelle comme obsolète, démodé et peu opératoire.

« Je trouve que c’est un terme (classes sociales) un peu démodé. […] Je crois que les façons de vivre s’uniformisent, et que mettre des classes maintenant, ou des catégories, c’est plus difficile… » (Homme, 54 ans, ADM)

« Pour moi, les classes sociales, ça ne m’évoque rien, ça fait forcément penser à la lutte des classes, mais bon, ça fait 30 ans que je suis plus trotskiste. Aujourd’hui, c’est plus des couches sociales. », (Femme, 51 ans, UNIV)

« [Vous ne l’aimez pas (la notion de classes sociales)?]Inconsciemment oui. Quelque part ça me renvoie à une littérature que je trouve un peu surannée. » (Homme, 33 ans, UNIV)

« [Si tu devais décrire à une personne étrangère la société française, qu’est ce que tu lui dirais ?]D’abord je lui dirais que la société ne peut pas s’analyser à coup de concepts simplificateurs et manichéens. Il faut reconnaître que plusieurs pratiques et représentations coexistent, que plus ça va, plus les gens ne rentrent pas dans les moules. Il y a une fragmentation de la société. Par exemple les gens peuvent avoir des vêtements de marque très grand luxe et en même temps faire leur course chez Ed l’Epicier. Les classes sociales ne sont plus opérantes, on a des attitudes multiples et contradictoires.

Plus ça va, plus c’est complexe. » (femme, 27 ans, MKG)

Néanmoins, certains enquêtés quoique pensant le déclin de ce concept en réhabilitent sa portée et son intérêt pour analyser la société actuelle :

« Classes sociales : c’est les années 60. Il faudrait que je vous trouve une phrase qui synthétise. C’est une notion qui n’a pas perdu toute sa pertinence pour comprendre les choses même si elle est peu utilisée aujourd’hui. Ca permet de comprendre les choses mais les problèmes ne sont pas pensés en ces termes-là aujourd’hui ». (Homme, 49ans, ETU)

« Il y a tous les discours sur la disparition des classes…La notion de classe sociale c’est ce qui a structuré la sociologie et qui est complètement évacuée du discours savant aujourd’hui. C’est très grave de rejeter ça, par exemple dans les études ethniques sur la question de l’identité, la réflexion en terme de classes sociales a disparu, on ne sait plus ce que font les gens…leur travail. Ça a structuré la sociologie et en même temps, ça a dans une certaine mesure empêcher de penser la question des

relations interethnique puisque tout était subsumer dans cette notion de classes. Tout ça fait que parfois l’articulation entre appartenance ethnique et classes sociales n’est pas toujours analysée ou alors souvent mal comprise. C’est l’exemple des grèves ouvrières par des ouvriers immigrés, où on analyse la grève comme une grève d’immigrés alors qu’il s’agit d’une grève de travailleurs qui revendiquent un autre statut professionnel. Tout dépend en fait de la définition, Je ne sais pas s’il y a réellement disparition des classes sociales. On observe la disparition du relais politique et savant des classes mais dans la réalité concrète, il faut essayer de voir ce qui se passe vraiment. ( EMGU,2,OPUR)

A l’instar de ce qu’on peut découvrir dans ces deux extraits, des intellectuels et en particulier des sociologues tentent avec plus ou moins de succès de remettre au goût la question des classes sociales dans une société où la conscience de classe s’est fortement désagrégée, et en particulier dans le discours politique. Cet intérêt renaissant est à mettre en relation avec deux tendances. En effet, le début des années quatre vingt dix marque la montée de l’exclusion et de la précarité que des mesures comme le RMI sont censées réguler.

Simultanément, les grandes grèves de 1995 vont marquer le ras le bol de certaines franges de la société face à cette montée de l’exclusion ainsi que le réveil de la pensée critique sociale.

Ce dernier se traduit concrètement par le retour d’une sociologie engagée dans l’action politique et la naissance des mouvements anti-mondialisation.