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b Les contraintes imposées par l’environnement extérieur

Chapitre 2 : Pratiques actuelles de catégorisation

VII.2. b Les contraintes imposées par l’environnement extérieur

Une organisation n’existe jamais pour elle même. Elle remplit des « fonctions sociales », qui correspondent à des attentes de la société qui l’entoure. Dans l’accomplissement même de sa mission, une organisation est donc nécessairement et constamment en contact avec des groupes sociaux extérieurs, ou plus largement avec certains segments de la société qui constituent pour elle son « environnement pertinent ». Entre elle et l’extérieur, les interférences sont donc nombreuses et constantes. Et l’analyse organisationnelle telle que définie par Crozier, ne peut donc exclure de son champ d’étude, sous peine de tronquer excessivement la réalité, l’analyse des relations qui s’établissent entre l’organisation incarnée ici par les acteurs interrogés et son environnement. Car les mécanismes de ces relations influent profondément sur le fonctionnement d’ensemble du système social. Il nous a donc apparu important de tenir compte dans notre analyse de cet environnement « direct » et de ses différentes composantes (commanditaire, client, destinataire de l’étude, populations enquêtées), qui constituent pour l’organisation une nécessité, mais aussi une menace, un facteur potentiel de perturbation de ses équilibres internes, bref une contrainte et une source d’incertitude majeure et inéluctable.

La pression exercée par le client/commanditaire de l’étude

Le commanditaire et/ou client représente une contrainte forte pour l’acteur en charge de conduire l’étude. Cette contrainte se matérialise dans le cahier des charges, qui précise les directives et les prescriptions adressées par le client. Le zone d’intervention et le degré de

contrôle du commanditaire varient, et délimitent, par voie de conséquence, la marge de manœuvre du responsable d’étude ou de recherche, qui doit répondre, selon les cas, à une demande plus ou moins formalisée et structurée.

« Pour chaque étude le commanditaire nous remet un cahier des charges. A partir de là, on formule une réponse (compréhension du problème, contexte et objectif de la demande, proposition d’une méthodologie, devis et calendrier). Parfois le cahier des charges est très bien fait. Mais dans le cas contraire, on est parfois obligé d’aider le commanditaire à formaliser sa demande et à élaborer le cahier des charges. On rentre alors dans un jeu de co-construction d’une commande. » (homme, 55ans, OPUR)

Cette marge de manœuvre semble plus grande pour les chercheurs que pour les professionnels des études ou du maketing.

« La plupart du temps on a une marge de manœuvre très réduite voire nulle. Le client a des idées bien arrêtées et ça l’intéresse pas qu’on lui dise qu’il se trompe. » (homme, 28 ans, ETU)

L’influence du « client » peut se traduire à plusieurs niveaux de la réalisation de l’enquête : définition de l’objet d’étude, choix de l’approche méthodologique, construction des questionnaires, production et diffusion des résultats.

« Pour la cahier des charges, tout dépend du commanditaire. Si il s’agit du ministère les directives sont assez précises, et c’est même eux qui nous fournissent le questionnaire (ex d’étude récente commandée par le ministère : insertion des handicapés). Ceci dit on peut quand même ajouter ou reformuler des questions, mais elles doivent être validées par le ministère. Par contre, lorsque l’étude est réalisée à la demande d’un directeur de formation, le questionnaire est co-construit par le commanditaire et l’observatoire. On dispose alors d’une certaine marge de manœuvre. Mais ils sont associés dès la conception du questionnaire. Et ils ont également un droit de regard sur le rapport ; ils en font une première lecture et donnent leur accord pour la diffusion. On travaille toujours en collaboration avec les formations, et dans l’élaboration de l’outil et dans la production des résultats. Mais on ne le vit pas du tout comme une contrainte négative. Ca serait le cas si au contraire on avait un rôle de contrôle, de censeur auprès des directeurs de formation et qu’on réalisait tout ce travail dans leur dos. On ne sort jamais un rapport sans l’accord du directeur de formation : on est pas là pour faire de l’audit ou du flicage. Les demandes d’études peuvent varier selon les disciplines. » (homme, 58 ans, OPUR)

En particulier, la phase de construction du guide d’entretien/d’animation ou du questionnaire peut se faire en relation avec le client/commanditaire, dans le but de s’assurer qu’il concorde bien avec ce qui intéresse le client. On privilégie ici l’intérêt du client, mais on n’oublie pas l’intérêt sociologique du questionnement.

« C’est évident qu’on va pas pouvoir poser n’importe quoi comme question. On va être obligé de se dire, cette question est intéressante d’un point de vue sociologique, mais il faut aussi qu’elle puisse intéresser les clients. On est vraiment très dépendant des clients. » (homme, 31 ans, SOND)

Si le chargé d’étude est par définition tributaire de la demande du client, son travail ne se réduit pas à une fonction passive d’exécution ; il n’est pas totalement contraint, et conserve une marge de manoeuvre significative dans la conduite de l’enquête. On retrouve ici l’analyse stratégique initiée par Crozier pour qui l’acteur, pris dans un système de contraintes, dispose

toujours d’un espace pour exercer sa liberté et son pouvoir d’action.

Cet espace est plus ou moins étendu et dépend de plusieurs variables : son échelon hiérarchique, sa position dans la structure informelle des relations de pouvoir, son niveau d’expertise, sa facilité d’accès à des informations pertinentes…Bref, l’ensemble des ressources qui permettent à l’acteur de maîtriser une zone d’incertitude et de négocier sa participation à l’organisation.

Un institut d’études quantitatives dans lequel travaille un des consultants interrogés réalise chaque année, à la même date, selon les mêmes protocoles, une enquête à grande échelle auprès d’un échantillon de 2500 individus. Le questionnaire intègre certes des questions commandées par la demande des clients, mais également des questions construites et déterminées par les consultants et sociologues de l’institut qui leur permettent de dégager des tendances sociologiques dans une optique exploratoire de compréhension et d’explication de la société :

« Dans notre questionnaire, il y a des questions qui sont indépendantes des clients. On pose chaque année des questions sur les attitudes. C’est la partie observatoire sociologique. (…) Par exemple, cette année, suite au phénomène Big Brother, Loft Story…, on a rajouté des questions sur le voyeurisme pour mesurer un peu l’ampleur du phénomène et identifier la catégorie de population concernée. (…) Si on lit une recherche sociologique sur un phénomène nouveau, on va essayer de le mesurer, donc on va introduire une question. Après, c’est à la fois notre expérience immédiate de ce qui se passe dans nos sociétés, de ce qu’on peut entendre ici et là, de l’importance d’un phénomène ou de recherche éventuellement. (...) Et dans le même questionnaire en fonction de la demande des clients, on rajoute des questions sur les téléphones s’il s’agit d’un opérateur, sur les rouges à lèvres s’il s’agit d’une entreprise de cosmétiques, sur les parfums avec un parfumeur…Et la valeur ajoutée pour nos clients, c’est qu’il aura à la fois la profondeur de l’analyse sociologique, et il sera susceptible de croiser son information sur le consommateur de rouge à lèvres ou les usagers de la téléphonie mobile avec les tendances sociologiques. » (homme, 31 ans, SOND)

Si, le client peut, dans certains cas, disposer d’un droit de regard sur les résultats produits par l’enquête et également leur diffusion éventuelle, l’institut d’étude conserve, malgré tout, une certaine liberté dans la mesure où il peut choisir d’étendre ou pas cette diffusion à d’autres acteurs en fonction de ses propres intérêts. Un des consultants interrogés nous explique, notamment, que la valeur commerciale des informations communiquées dépend en partie de leur difficulté d’accès pour la clientèle en dehors des circuits contrôlés et maîtrisés par l’organisme d’étude :

« On organise des séminaires pour rendre compte à nos clients uniquement des grandes tendances sociologiques dégagées par l’enquête. (…) Justement, nous ne cherchons pas à diffuser, on ne fait pas de bouquins, pas trop de colloques, tout simplement parce que plus on diffuse notre information, moins elle a de valeur. On vend notre information. C’est ça notre contrat. Donc, si notre client y a accès par des bouquins qu’il achète 100F dans le commerce, il ne va pas acheter nos études que par ailleurs on vend 100 000, 200 000, 300 000 euros. C’est pour ça qu’on ne peut pas dialoguer à l’échelle internationale. » (homme, 31 ans, SOND)

Le respect des règles de communication et de diffusion adaptées au destinataire

Les contraintes de production imposées par des obligations de diffusion…

« Je suis assujettie à rendre un rapport, tous les ans au CNRS, sur la base des publications. Ce sont des fiches documentaires à faire tous les ans. » (femme, 55 ans, UNIV)

…ont également des répercutions sur les choix rédactionnels et pédagogiques opérés par la personne en charge de la restitution des résultats. Elle doit, en effet, adapter son discours en fonction du public auquel elle s’adresse, qui peut être extrêmement diversifié et hétérogène (clients, journalistes, spécialistes…) :

« Ce sont les journalistes qui viennent dans les conférences de presse : aussi bien un journaliste des pages société du Figaro, qu’un journaliste d’un magazine spécialisé ; d’où la difficulté de trouver un discours approprié. Le moyen de parler à des journalistes différents, c’est d’avoir un discours qui peut être toujours un peu plus précis. » (femme, 27 ans, POL)

« Dans le travail de recherche, c’est-à-dire dans le travail d’élaboration d’une maîtrise de la réalité, il s’agit de transmettre à des gens qui ont d’autres types de compréhension de la réalité, d’autres connaissances (…) Moi, je suis un « go between » comme dit Michel Callon, je suis entre le producteur et le récepteur… Mais il ne faut pas oublier que la production de connaissances de la réalité est un processus dynamique. » (homme, 58 ans, ADM)

Dans une optique comparable, un de nos interlocuteurs évoque les stratégies de valorisation et de transmission des données, qui supposent de transformer des catégories de la connaissance en savoirs constitués :

« Je prépare des séminaires dans le but de constituer des corpus de connaissances organisées, en quelque sorte, je contribue à socialiser la connaissance. A partir de là, je définis une stratégie de valorisation, c’est-à-dire de transmission du savoir. Moi, je suis au niveau de la mise en problématisation entre un savoir constituant et un savoir constitué. C’est la transformation, un processus donc, des catégories de la connaissance en savoirs. La valorisation, c’est le passage d’Epistème comme production de la connaissance en Doxa, le discours de l’universitaire, le savoir constitué ! ça vient de platon, mais ça a largement inspiré l’épistémologie contemporaine avec Lacan.

Moi, je gère le processus, l’accouchement des connaissances sous forme de Doxa, pour comprendre la société et pouvoir communiquer cette compréhension. » (homme, 58 ans, OPUR)

Marge de manoeuvre des populations enquêtées

Les populations interrogées ou catégorisées par les structures d’étude ne sont pas des agents passifs, qui se plieraient de façon servile aux questionnaires ou aux méthodes de classification pré-établies par l’organisation enquêtrice. Ils disposent eux aussi d’une certaine marge de manœuvre dans la façon d’interpréter, de comprendre et de fournir les renseignements qui leur sont demandés.

« Il y a un écart entre ce que les gens disent dans un sondage et ce qu’ils font réellement. Dans un sondage, est-ce que tous les électeurs du FN vont dire qu’ils ont voté FN ? Non… » (femme, 55 ans, UNIV)

Conformément à la logique du système d’action développé par Crozier et Friedberg, les ressources des uns constituent bien les contraintes des autres insérés dans des relations d’interdépendance réciproque.

« …Ces catégories (pour classer les demandeurs d’emploi) sont parfois un peu factices. Par exemple, lorsqu’une personne est malade ou même en formation, elle ne le dit pas forcément au conseiller de l’agence puisque ça diminuerait ses chances de trouver un boulot ; et du même coup, le conseiller n’a pas toutes les informations nécessaires pour effectuer ses classements et réaliser son travail. » (femme, 49 ans, ADM)

VII.2.c La position de « marginal sécant » oblige à