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b Luc Boltanski et Le Nouvel Esprit du Capitalisme

Chapitre 1 : Historique

II. 3 1975-1995 : Remise en question et morcellement de l’analyse sociologique

IV.2. b Luc Boltanski et Le Nouvel Esprit du Capitalisme

Il semble que l’année 1999 et l’entrée dans un nouveau millénaire vont véritablement renforcer ce retour conceptuel des classes sociales avec la parution de l’ouvrage Le nouvel Esprit du Capitalisme de Luc Boltanski sociologue et de Eve Chiappello issu du monde du management. Cet ouvrage d’une grande densité est crucial pour comprendre les nouvelles luttes à venir sur les catégorisations qui seront jugées pertinentes pour penser la société. En

effet, les auteurs qui ne cachent en rien leur volonté de faire oeuvre d’une sociologie engagée ont comme principale ambition de contribuer au redéploiement de la critique du Capitalisme par une reformulation des catégories critiques. Avant d’en venir à cette reformulation des catégories critiques qui n’est ni plus ni moins une proposition d’une nouvelle théorie de l’exploitation, les deux auteurs reviennent sur la crise du modèle des classes et sur les principaux traits marquants de la nouvelle configuration capitaliste.

Le milieu des années quatre vingt aurait marqué cette crise du modèle des classes avec la montée de la théorie de l’absorption de toutes les classes dans une vaste classe moyenne et la dilution de la conscience de classe. Le nouveau capitalisme opère à cette époque un véritable travail de déconstruction et de démantèlement des classes sociales. Cela se traduit par l’adoption par le Nouveau Capitalisme d’un vocabulaire qui brouille la frontière des classes sociales et les antagonismes : le patronat devient ainsi « représentant des entreprises » et l’ouvrier devient « opérateur ». Or, cette négation de l’existence de la classe a pour conséquence d’invalider la critique sociale traditionnelle qui partait de la mise en évidence d’inégalités de toutes sortes entre les classes sociales pour promouvoir un partage équitable des peines et des profits. Privé de son concept fondateur, le discours de la critique ne trouve plus de terrain de lutte pour s’opposer au capitalisme et perd son rôle de résistance et de vigie.

Le militantisme politique va alors se réorienter vers l’action humanitaire et le débat social va se concentrer sur la question de l’exclusion. Or, si l’émergence de ces nouveaux mouvements sociaux centrés sur la résolution directe des problèmes de l’exclusion a permis d’inventer un nouveau répertoire de la protestation et des nouvelles formes d’organisation de cette même contestation, il est nécessaire pour les auteurs de dépasser la notion d’exclusion pour rénover celle d’exploitation. En effet, l’exclusion n’établit pas de rapport entre le bonheur des riches et le malheur des pauvres alors que la notion d’exploitation amène à une meilleure compréhension de la relation entre la misère des pauvres et l’égoïsme des riches. Cette mise en relation permettrait, dès lors, de comprendre la genèse de l’exclusion qui ne serait que le résultat et non pas la cause d’une forme nouvelle d’exploitation, propre à la société connexionniste du Nouveau capitalisme. Or, pour identifier cette nouvelle forme d’exploitation il est nécessaire de souligner les mutations macro sociales de l’ordre capitaliste qui ont eu lieu ces quinze dernières années.

Le capitalisme nouvelle formule pour Boltanski et Chiappelo se caractérise par un ralentissement de la croissance et par l’augmentation du taux de profit du capital qui se traduit

par exemple par la réapparition de la rente qui avait disparu dans les années trente. Il est aussi marqué par une liberté d’action jamais égalée des opérateurs financiers qui se traduit par la déréglementation des marchés financiers, le décloisonnement des intermédiaires financiers et une offre accrue de produits financiers. Cette situation a pour corollaire l’augmentation des profits financiers purement spéculatifs, c’est à dire de l’augmentation du capital sans investissement dans une activité de production. Dès lors, les placements financiers donnent de meilleurs rendements que l’investissement industriel et les fonds d’investissement mutuels dans lesquels se concentrent des parts de plus en plus importantes de liquidités ont tendance à l’instar des fonds de pension à aligner leurs comportements sur la prise de profit financier à l’état pur. Cette évolution des sphères financières est concomitante de celle des entreprises cotées qui sont soumises au même impératif de rentabilité en raison des exigences du marché et par le fait qu’elles-mêmes font une part de plus en plus importante de leurs bénéfices par le biais de transactions financières. Ce redéploiement du capitalisme mondial se traduit aussi par la victoire des entreprises multinationales qui contrôlent deux tiers du commerce international et dont la concentration en vue de la constitution d’oligopoles mondiaux bat son plein grâce aux fusions-acquisitions.

Selon les auteurs, à côté de cette nouvelle façon de faire du profit qui entérine la montée en puissance de la finance et de ses acteurs a émergé une nouvelle organisation du travail.

Celle-ci dans l’ensemble se révélerait défavorable aux salariés avec des phénomènes comme la précarisation et la flexibilité de l’emploi, l’accroissement de l’intensité du travail à salaire égal ou encore la dualisation du salariat entre une élite restreinte de cadres surprotégés et une vaste masse de salariés dont les conditions de travail se détériorent. Cette situation est, de plus, marquée par la baisse de la protection du travail et le recul social, phénomènes que la désyndicalisation et la remise en cause de la lecture de la société en classes sociales ont précipités.

Or, à partir des ces faits les auteurs proposent une théorie de l’exploitation adaptée à cette nouvelle donne et identifient une nouvelle lutte des classes de type binaire entre des

« immobiles » qui seraient exploités par des « mobiles »24.

En effet, la principale caractéristique des marchés financiers est de déplacer les investissements à un rythme sans commune mesure avec les échanges de marchandises, qui jusque là étaient au principe de l’essentiel des mouvements financiers internationaux. Ils sont donc identifiés comme les premiers exploiteurs car ils sont les plus mobiles d’une longue chaîne d’exploitation en cascade dont les plus immobiles, les salariés, sont les victimes par

24 Boltanski, Luc, Chiapello, Eve, 1999, Le nouvel esprit du capitalisme, Gallimard, Paris, pp451-461

l’imposition de la flexibilité et de la précarité de la part des mobiles, qui aspirent à conserver une part toujours plus importante de la valeur ajoutée.

La chaîne d’exploitation est longue mais il est possible d’en détailler les principaux maillons en allant des plus mobiles au moins mobiles.

Les multinationales sont identifiées comme le deuxième maillon de la chaîne après les marchés financiers. Elles tirent leur force d’exploitation sur des pays ou des entreprises de leur pouvoir de retirer à tout moment leurs capitaux. Cette force entraîne la soumission des pays et des entreprises de tailles plus petites qui, eux, restent collés à la situation.

Les entreprises, à leur tour, face à la mobilité des investisseurs qui les placent sous la menace d’un démantèlement ou d’une OPA, si la rémunération attendue par ces derniers n’est pas au rendez-vous, se mettent alors à acheter des produits financiers dans le but de se protéger. Par conséquent, les marchés financiers qui sont à l’origine du mal dont souffrent les entreprises, leur en fournissent le remède…Dès lors, la mondialisation devient le but de toute firme car il n’y a que l’atteinte d’une certaine taille qui libère les firmes des marchés financiers en les mettant à l’abri des OPA agressives.

Les sous-traitants, face à cette situation, rendent mobilité pour mobilité en pratiquant la délocalisation sans scrupule et le régime allégé jusqu’à parfois devenir plus mobiles que les maillons supérieurs de la chaîne25. Et les actionnaires particuliers et les consommateurs sont aussi des forces d’instabilité car ils placent leur argent ou achètent comme ils veulent et quand ils veulent en étant de moins en moins fidèles à qui ou quoi que ce soit.

En bout de chaîne c’est le personnel local qui, lui, est immobile et collé à la situation, va être soumis à la précarité et la flexibilité, formes subies de la mobilité alors que pour les autres maillons de la chaîne, la mobilité constitue une force.

Ici, il faut comprendre que selon les auteurs, les entreprises sont dans une recherche de réduction de tout ce qui pourrait les rattacher à un territoire ou à un personnel car l’idéal aujourd’hui est d’être une société dont la valeur se concentrerait dans son fichier informatique et le savoir-faire d’une masse restreinte de son personnel. Or, pour atteindre cet idéal, il est nécessaire d’en passer par l’externalisation, l’adoption d’équipements légers et la réduction des implantations physiques de distribution. Cet impératif de mobilité est aujourd’hui si bien intégré dans les mœurs que si une entreprise déplace son siège de cinq cent kilomètres, elle peut se permettre de fermer sans licencier car une distance pareille ne peut être considérée comme un motif légitime de refus du salarié de suivre l’entreprise.

25 Pour un compte rendu de cette mobilité des sous-traitants, il est possible de se reporter au travail de Michel Pialoux sur les équipementiers de l’automobile : Pialoux Michel, Béaud Stéphane, (1999), Retour sur la condition ouvrière. Enquêtes aux usines Peugeot de Sochaux Montbéliard, Fayard, Paris.

Par conséquent, les écarts se creusent entre les salariés. Les plus privilégiés sont ceux dont le savoir quoique spécialisé n’est pas spécifique à une activité circonscrite. Dès lors, à l’instar du personnel financier, ces salariés peuvent se déplacer d’une entreprise à une autre sans qu’on puisse se passer d’eux alors que les autres salariés, à des degrés divers, selon leur potentiel de mobilité, sont soumis à la flexibilité et à la précarité.