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a Emergence des « cultures ethniques » comme analyseur de la société

Chapitre 1 : Historique

II. 3 1975-1995 : Remise en question et morcellement de l’analyse sociologique

III.4. a Emergence des « cultures ethniques » comme analyseur de la société

Si William I. Thomas doit être considéré comme le fondateur de l’école sociologique de Chicago, ce sont Robert Park et Ernest Burgess qui en deviennent les figures les plus marquantes au cours des années 1920.

Pour resituer la naissance de l’Ecole de Chicago dans son contexte, il faut prendre conscience que son université s’est construite, à la fin du XIXème siècle, plus précisément en 1892, dans une conjoncture de forte immigration. En effet, simple ville composée d’une douzaine de maisons en 1830, Chicago comptait plus d’un million d’habitants en 1890 et plus de trois millions dès la fin des années 1920. Cette urbanisation rapide, due à une situation exceptionnelle au carrefour de plusieurs grandes voies navigables et terrestres, se nourrissait d’importants flux d’immigration à longue distance, notamment en provenance de l’Europe. Le plus souvent de langue et de culture non anglo-saxonne, ils connaissaient des problèmes d’insertion d’autant plus considérables qu’ils provenaient dans leur quasi-totalité de populations paysannes, et étaient soumis à une rupture brutale avec leur culture nationale mais aussi avec les rapports sociaux et les modes de vie caractéristiques des communautés villageoises. Ville du grand capitalisme (industriel, commercial, financier) et lieu par excellence du « choc des cultures », Chicago tendait à devenir aux yeux du monde le symbole de la délinquance et de la criminalité –organisée ou non. Tel est le milieu humain, fait de déracinements multiples, de mobilité, d’hétérogénéité sociale et culturelle, de réorganisation permanente des activités et des mentalités qui s’offre le plus immédiatement à l’observation des sociologues qui développèrent leurs réflexions sur la ville et la théorie de l’écologie urbaine.

C'est dans ce contexte de l’avant Grande Guerre que les sociologues de l’Ecole de Chicago, animés par l’exigence d’une observation objective de la réalité sociale, ont été soucieux de produire un savoir qui puisse servir utilement les politiques de contrôle social et de réforme. Leurs études de familles d’immigrants, leurs monographies de quartiers, leurs

analyses de phénomènes de délinquance s’articulent autour d’une réflexion théorique sur les processus complexes de désorganisation et réorganisation qui affectent aussi bien les attitudes individuelles et les modes de vie que les espaces urbains eux-mêmes. C'est ce qu’on appelle l’écologie urbaine (par analogie avec les études portant sur les relations entre animaux ou plantes d’espèces différentes sur un même territoire) objectivée par la méthode empirique (l’observation participante, les entretiens approfondis et l’étude des statistiques sociales permettent de privilégier l’étude de cas à l’analyse des structures abstraites, parce qu’elle restitue avant tout le sens des pratiques de chaque individu tout en les éclairant par la connaissance du contexte social et culturel dans lequel s’inscrivent ces pratiques).

Axés tout d’abord sur les distances sociales et les répartitions ethniques, l’analyse de l’écologie urbaine définit la ville comme une configuration spatiale. Chaque quartier correspond à un groupe culturel. Ce sont surtout les travaux de Robert Ezra Park, qui fut d’abord journaliste avant de devenir l’élève de William James à Harvard et de Georg Simmel à Berlin et enfin de rentrer à l’université de Chicago à l’âge de quarante-neuf ans, qui permettront de mettre en exergue ces rassemblements ethniques et culturels afin de comprendre et éclaircir le problème des minorités ethniques. Ainsi la ville est fragmentée en ères culturelles, dont la distance géographique révèle la distance sociale que permet un tel tissu urbain. En effet, la ville, communauté humaine élargie qui se nourrit en permanence de nouveaux apports, est à la fois un système d’individus et d’institutions en interdépendance, et un ordre spatial. Elle n’est pas dominée, comme la petite communauté traditionnelle, par une culture unique s’imposant fortement à tous ses membres : elle se compose au contraire d’une mosaïque de communautés et de groupes ayant chacun sa culture, son histoire et ses intérêts propres et spécifiques.

Il semblerait que ce découpage de la société domine sur le découpage traditionnel (au sens où il est le plus utilisé) que l’on connaît tels que les classes sociales en fonction du niveau de vie, du revenu du chef de ménage, du pouvoir d’achat, des loisirs et des centres d’intérêt. D’ailleurs, le mot « classe sociale » n’est jamais mentionné dans les travaux de l’université de Chicago. Du reste, l’objectif n’est pas de définir les inégalités sociales ni économiques, mais, comme nous l’avons dit plus haut, de traiter le problème d’une forte immigration pluriethnique. Une fragmentation émerge, à cette époque et à Chicago, du fait de la multiplication des appartenances culturelles dont une des conséquences est le délitement de l’identité de classe devant d’autres modes de différenciation et de conflits, fondés sur des enjeux symboliques d’ordre religieux, culturel ou ethnique. Il s’agit plus d’une fragmentation symbolique et subjective qu’une fragmentation économique et objective, qui annihile les

solidarités de « classes ». L’hétérogénéité ne permet plus l’existence d’une « conscience de classe » telle qu’elle est définie par Karl Marx. En effet, les citadins se distribuent dans l’espace de l’agglomération en fonction du processus de filtrage, de regroupement, de ségrégation, qui tout à la fois se fondent sur les diversités d’origines et d’appartenances culturelles, les réaménagent et produisent de nouvelles différenciations. La ville en devient complexe, dynamique et en perpétuelle mutation. Cette instabilité, toute relative d’un certain point de vue, ne permet donc pas de créer ni des « classes sociales » ni une « conscience de classe ». Chaque quartier, correspondant à une communauté religieuse, est considéré comme un véritable milieu de vie, comme les ghettos par exemple et, d’une façon plus générale, de tous les quartiers où une minorité ethnique ou religieuse préserve ses liens communautaires et son identité.

Cette analyse semble être confirmée par la thèse de Louis Wirth, qui suivit à l’Ecole de Chicago les enseignements de Thomas, Park, et Burgess, dans un article paru en 1938

« Urbanism as a way » of life. En effet, ce dernier systématise un certain nombre d’observations antérieures en proposant un modèle de « personnalité urbaine », caractérisée d’une part par des relations sociales en milieu urbain tendant à être anonymes, superficielles et éphémères. Par opposition aux liens interpersonnels qui unissent étroitement les membres du « groupe primaire », de type villageois, les citadins entretiennent entre eux des rapports

« secondaires », c'est-à-dire segmentés, transitoires et utilitaires, n’engageant que partiellement les personnes. Cette distance sociale qui sépare les citadins n’est pas seulement un effet de l’hétérogénéité sociale et culturelle, ni de la diversité des destins personnels. La multiplicité des occasions de contact impose une nécessaire réserve, empêchant la construction de rapports de classes.

D’autre part l’individu se trouve pris dans un système complexe de rôles et d’allégeances multiples ; l’épanouissement de l’individu, dont les singularités sont valorisées, a pour contrepartie un nivellement, une massification des opinions et des comportements qui offrent prise, par leur instabilité, à divers types de manipulation et de contrôles sociaux. Mobiles et instables, le marginal, le sans logis, l’immigrant, l’étranger constituent autant de figures typiques qui permettent de penser la condition du citadin. Bien plus encore, la société urbaine exalte et démultiplie les possibilités et les occasions de diversification, elle « récompense l’excentricité » (R. E. Park), y compris les comportements déviants quand ils sont valorisés par certaines sous-communautés.

Aussi, dans la lignée de l’interactionnisme symbolique de l’Ecole de Chicago, Howard S.

Becker, élève de W. Lloyd Warner, élabore une théorie de « l’étiquetage social ». Toute

catégorie résulte d’une construction sociale, d’un jeu d’interactions entre les individus. C’est cette catégorisation qui crée les identités collectives. Cette analyse d’une catégorie permet de comprendre comment elle est créée et avec quels enjeux de pouvoir. Becker lui-même estime que l’interactionnisme a fait prendre conscience aux sociologues de la nécessité d’étudier tous les acteurs et évènements dans l’approche de la déviance, ou de tout autre phénomène. Ces analyses violent la hiérarchie de crédibilité établie dans la société, et la déviance, par exemple, est considérée comme une catégorie sociale à part entière.

Le schéma des grandes villes fait par Park et Burgess (avec le loop entre autre) dans The city met en évidence que des quartiers s’organisent autour de communautés culturelles et ethniques. Les Noirs, les Italiens, et les Chinois ne vivent pas dans le même quartier. Pour l’école de Chicago, la distribution des gens n’est pas aléatoire, elle dépend de leur place dans la société. Ainsi, les déclassés socialement, se retrouvent dans des quartiers défavorisés. C’est le cas de la minorité noire qui se retrouve dans les ghettos des centres villes.

Ce manque de cohésion sociale permet de penser la société non divisée en classes, mais en groupes dont les caractéristiques reposent ou bien sur l’origine ethnique, ou bien sur le comportement. Ainsi, si l’on peut dire que les sociologues de l’Ecole de Chicago n’ont pas réfuté en soi les « classes sociales », on ne peut pas nier qu’elles n’ont pas servi à stratifier la société et la ville en particulier, surtout sur un axe écologique, au profit d’une segmentation culturelle et comportementale.