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Thématique de l’eau dans les légendes de mai

Folklore moderne de Bealtaine en Irlande

MANIFESTATIONS SOCIALES

3.2 ASSEMBLEES RITUELLES

3.2.3 Les points d’eau

3.2.3.1 Thématique de l’eau dans les légendes de mai

Nous avons déjà eu l’occasion de constater que l’eau jouait un rôle important dans les traditions de Bealtaine, notamment dans les coutumes permettant de se prémunir contre le vol magique. Il est intéressant de noter

117

At Lughnasa the rural community reached again the threshold of plenty. [...] Perhaps the joy was [stimulated] by the special manner in which the festival was celebrated, the holding of the popular

qu’un certain nombre de croyances et de légendes, apparemment étrangères aux traditions de vol magique, associaient la thématique de l’eau (douce ou de mer) à la fête.

Il semble qu’on redoutait l’eau à Bealtaine et, plus généralement, pendant toute la durée du mois de mai. On conseillait de ne jamais se baigner dans une rivière ou dans la mer à cette période de l’année.118 Dans l’Ouest de l’Irlande, certains pêcheurs choisissaient de ne pas partir en mer à Bealtaine.119 Nous savons que le début du mois de mai était traditionnellement considéré comme dangereux ; il n’est donc pas étonnant que des activités aussi périlleuses que la pêche puissent avoir été influencées par Bealtaine et l’appréhension que la fête, cette « zone frontière temporelle », induisait. En outre, il est envisageable que cette appréhension de l’eau, en particulier de la mer, ait été renforcée par un certain nombre de légendes.120

a) Bealtaine et les sirènes

On pouvait voir des sirènes [à Bealtaine] près de Freigh, à Miltown Malbay. Une sirène fut surprise en train de voler du vin dans le cellier d’O’ Brien (New Hall) à Killone. On lui tira dessus et elle fut blessée. Plus aucun O’ Brien ne vécut dans la région depuis lors et, parfois, les eaux du lac deviennent rouges.121

Selon certaines traditions, on pouvait effectivement apercevoir des sirènes à May Morning. Le peuple des sirènes, comme celui des fées, véhiculait souvent une image négative en Irlande, ce qui n’est en soi pas surprenant : on sait, depuis Homère, que les redoutables séductrices conduisent l’homme, plus souvent encore le marin, à sa perte. La croyance était d’ailleurs particulièrement répandue sur les côtes de l’Ouest et du

118 MS. 1095 §7 (Kerry). 119 MS. 1096 §106 (Leitrim). MS. S.434 (Kerry). 120

On conseillait en effet, outre le fait de ne pas partir en mer pour pêcher, de ne pas nager pendant toute la durée du mois. Ainsi, les proverbes « au mois de mai, reste loin de la mer » (in the month of May keep

out of the Say), « avril et mai, reste loin de la mer, juin et juillet, nage jusqu’aux yeux » (April and May keep far from the sea (/say) / June and July swim to your eyes) et « quiconque se baigne en mai sera vite

enterré » (he who bathes in May will soon be in his clay) se retrouvent un peu partout en Irlande. MS. 1095 §7 (Kerry), §41 (Clare), MS. 1096 §112 (Cavan), MS. 1097 §158 (Louth), §172 (Westmeath). De même, dans le comté de Donegal, on pensait qu’un enfant né à May Day était destiné à mourir noyé. MS. 1096 §146 (Donegal).

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Mermaids used to be seen near Freigh in Miltown Malbay. There was a mermaid caught stealing

wine from a cellar in O’ Brien’s place (New Hall) in Killone. She was fired at and wounded. No O’ Brien lived there ever since and sometimes the waters of the lakes turn red. MS. 1095 §32 (Clare).

ouest de l’Irlande, les mêmes côtes qui voyaient les pêcheurs refuser de prendre la mer à Bealtaine. La plus célèbre des légendes de sirènes, que Seán O’ Sullivan a choisi d’intituler « Les Conneely et les phoques »,122 se retrouvait, du reste, dans la plupart des territoires côtiers du Connacht et de l’Ouest du Munster.123

Le fils unique de la famille Conneely qui, dans la version rapportée par O’ Sullivan, demeurait à Errismore, un petit village côtier du comté de Galway, avait pour habitude d’aller voir, chaque Bealtaine, trois phoques d’un type très particulier. Les trois phoques se retrouvaient tous les ans sur un gros rocher plat. Chaque année, ils escaladaient le rocher et, une fois à son sommet, enlevaient la capuche attachée à leur cou. Les phoques se transformaient alors en trois superbes jeunes filles aux cheveux blonds, qui n’étaient autres que les trois filles de celui que la légende appelle le Roi des Mers. Le jeune O’ Conneely s’était épris de la plus jeune des trois et, après avoir suivi les conseils avisés d’un vieil homme, décida de voler la capuche de celle-ci afin de la forcer à l’aimer. Il parvint à ses fins : la plus jeune des sœurs le suivit et l’épousa dès le lendemain. Ils vécurent des jours heureux et eurent cinq enfants jusqu’à la destruction de leur maison par un incendie. La jeune femme découvrit alors parmi les décombres sa capuche, que le jeune Conneely avait pris garde de dissimuler. Elle se précipita vers la mer et rejoignit ses sœurs, après s’être à nouveau transformée en phoque, grâce au pouvoir de la capuche. La descendance des Conneely fut nombreuse. D’après l’informateur, c’est à cause de cette légende que la famille des Conneely d’Errismore fut associée, localement, à la race des phoques.124

La fin de l’histoire est parfois moins heureuse : dans une version du comté de Kerry, il est dit que les descendants du jeune homme étaient condamnés à rester en Irlande. Ceux qui désiraient partir pour l’Amérique étaient certains de se noyer pendant la traversée.125

122

The Conneelys and the Seals. O’ Sullivan (Súilleabháin), Seán. Folklore of Ireland. Londres : B.T. Batsford, 1974, p. 116. On trouvera la version complète du conte aux pages 116-9.

123

Comme le fait remarquer O’ Sullivan, le nom Conneely n’est cependant pas une constante : il se transforme en O’ Shea dans le comté de Kerry (MS. 1095 §7 (Kerry)) ou en Flaherty dans certaines régions de l’Ouest de l’Irlande. Folklore of Ireland, Op. cit., pp. 116-7. La légende se retrouve également en Ecosse.

124

Ibid., pp. 116-9. 125

b) Apparitions

Outre les légendes relatives aux sirènes, la mer et les grandes étendues d’eau étaient, en Irlande, souvent associées aux fées et à la sorcellerie de Bealtaine. Ainsi, certaines personnes, soupçonnées d’entretenir des rapports étroits avec la magie et l’occultisme, étaient aperçues aux abords des lacs irlandais au lever du jour :

A May Morning, on peut voir le grand Marquis de Desmond, célèbre magicien de son époque, émerger, en grande armure, de Loch Gur,126 dans le comté de Limerick, [et] galoper aux alentours du lac sur son cheval aux fers d’argent.127

O’ Donoghue des Glens128 chevauchait, quant à lui, un cheval grisâtre à May Morning, sur les lacs de Killarney.129 A l’instar du Marquis de Desmond, O’ Donoghue, ancien seigneur du château de Ross, semblait s’adonner à la magie, au point même d’apparaître comme un personnage fabuleux, ayant réussi à vaincre la mort :

Il avait fait montre, durant son séjour sur Terre, d’une grande munificence, d’une grande humanité et d’une grande sagesse ; car, grâce à sa connaissance approfondie de tous les pouvoirs secrets de la nature, il avait effectué des miracles [...] et, entre autres choses fabuleuses, il s’était rendu immortel.130

126

Les origines prêtées au nom Lough Gur ou si l'on préfère Lough Gair sont variées. Certains pensent que l'on doit comprendre Loch i nGar (« le lac proche »), d'autres « le lac du bruit / des cris » à cause du grand nombre d'oiseaux demeurant dans les environs du lac jusqu'au début du XXe siècle. La traduction officielle, aujourd’hui encore controversée, demeure « le lac de Gair ». Lough Gur a vu ses rives peuplées il y a près de cinq mille ans. La grande antiquité de son peuplement nous a laissé de nombreuses traces, comme des ruines de fermes, quelques forts, un grand nombre de « cercles de pierre » (dont le plus grand d'Irlande) ainsi qu'un puits aux souhaits. Le lac en lui-même devint rapidement sacré. On y jetait des fers de lance en or et en bronze. Un écu en or et plusieurs autres objets en pierre et en métal ont d'ailleurs été retrouvés. Les Marquis anglo-normands de Desmond, liés à la légende que nous venons de mentionner, ont fait construire deux châteaux afin de protéger le lac. Informations récoltées sur place. Voir photographie en Annexe I.

127

The Great Earl of Desmond, a notable wizard in his day, is seen on May Morning in full armour

rising from the waters of Loch Gur, in co. Limerick, to gallop his silver-shod horse about the lake. The Year in Ireland, Op. cit., p. 121.

128

O’ Donoghue of the Glens. 129

MS. 1095 §1 (Kerry). The Year in Ireland, Op. cit., p. 121. Hampson, R.T.. Medii Aevi Kalendarium,

or Dates, Charters, and Customs of the Middle Age. Londres : Henry Kent Causton &Co., 1841,

pp. 243-6. Voir photographie en Annexe I. 130

He manifested, during his stay upon earth, great munificence, great humanity, and great wisdom ; for,

by his profound knowledge in all the secret powers of nature, he wrought wonders [...] and among other most astonishing performances, he rendered his person immortal. MacNeill, Máire et O’ hEochaidh,

On retrouve un troisième exemple, sensiblement différent, de ce type de légendes dans les manuscrits de l’Irish Folklore Commission : O’ Donovan était un marin célèbre131 à qui l’on attribue d’ailleurs la construction du château d’Ire, au XIIIe siècle. Son bateau apparaissait au lever du jour, toutes voiles hissées, et naviguait sur les eaux du lac Cluhir, situé au sud des ruines du château. Cela se produisait tous les sept ans, à Bealtaine.132

Dans le même ordre d’idée, notons qu’il n’était pas rare d’apercevoir un bateau appartenant au « Bon Peuple » des fées naviguer à May Night. Plus étonnant encore, près de l’île de Tory, comté de Donegal, on racontait que l’un de ces bateaux « naviguait » sur la terre ferme.133

L’île de Tory était associée à Bealtaine par le biais d’une autre légende, dans laquelle on trouve, en outre, une nouvelle référence à un cycle de sept ans :

Les cerfs d’Arvanmore [une île du comté de Donegal] étaient censés partir avant l’aube à May Day, tous les sept ans. S’ils atteignaient l’île de Tory sans avoir été vus par des humains, ils reprendraient leurs formes humaines ; mais si pendant leur traversée, [on les apercevait], ils devaient retourner à leur lieu d’origine.134

c) Bealtaine et les rochers

On trouve une autre version de la légende, narrée en irlandais, dans le manuscrit 1096 de l’Irish Folklore Commission. Il n’y est pas fait mention de cerfs, mais de rochers ; il existe, aujourd’hui encore, trois rochers situés au large de l’île d’Owey,135 île elle-même située à proximité d’Arvanmore. Ces trois rochers étaient en fait, selon la croyance, les bateaux de trois rois qui, il y a bien longtemps, seraient venus envahir l’Irlande. Balor, roi de Tory, aurait pétrifié les trois embarcations afin de protéger sa souveraineté. Selon cette

131

Il était plus précisément affilié à la marine marchande. 132

MS. 1095 §12 (Cork). 133

Derrick’s Letters from Liverpoole, 1760, cité dans Medii Aevi Kalendarium. Ibid., p. 243. 134

The Stags of Arvanmore were supposed to set sail before dawn on May Day every seventh year. If they

reached Tory Island unobserved by human eye they would regain their human shapes; but if seen during their voyage they would have to sail back to original position. MS. 1096 §153 (Donegal). La forte

implication de l’île de Tory dans la mythologie irlandaise, l’association au chiffre sept et le fait que les protagonistes soient un peuple apparemment mythique, subissant une malédiction ou un bannissement, sont autant d’éléments conférant à la légende des cerfs d’Arvanmore une importance toute particulière, importance que nous ne pourrons complètement discerner que par le biais de l’étude mythologique : « Ce n’est jamais le folklore qui aide à comprendre la mythologie, c’est toujours la mythologie qui aide à comprendre le folklore. » Les Fêtes celtiques, Op. cit., p. 108.

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nouvelle version, les trois rochers se dirigeraient, le 7 mai de chaque année, en direction de l’île de Tory. Le jour où ils atteindraient Tory, sans avoir été aperçus par quiconque, ils mettraient l’île à feu et à sang, puis mettraient le cap sur Owey et Arvanmore et réserveraient le même sort à leurs habitants.136 L’histoire est, à l’évidence, imprégnée de références mythologiques : le personnage de Balor, notamment, sera étudié le moment venu.137

Un témoignage nous venant du comté de Cork rappelle de manière troublante la légende des cerfs / rochers d’Arvanmore :

Il existe une légende selon laquelle, à May Eve, les Stags Rocks [Rochers des Cerfs], au large de Toehead, se déplacent vers l’ouest [et contournent] le rocher de Fastnet puis reviennent à leur position originale précisément au lever du soleil à May Day.138

Le rocher de Fastnet, situé au large de Cape Clear, n’était pas uniquement associé aux Stags Rocks. Selon une tradition locale, trois îles appartenant à l’archipel de Dursey (situé à une cinquantaine de kilomètres à l’ouest du rocher de Fastnet) « naviguaient » très tôt le matin de Bealtaine en direction du rocher et revenaient à leur place dans la même matinée. Ces trois îles portent, aujourd’hui encore, les noms évocateurs de Bull, Cow, et Calf, c’est-à-dire Taureau, Vache et Veau.139 Selon une autre légende locale, le rocher de Fastnet lui-même prenait la direction du sud et disparaissait à l’horizon à Bealtaine, avant le lever du soleil, pour revenir à sa place d’origine peu après.140 On racontait également qu’un grand nombre de rochers immergés de la côte du Sud-ouest du comté de Cork remontaient à la surface à May Morning pour disparaître au lever du jour, jusqu’à l’année suivante.141

Les légendes se regroupent donc autour de deux pôles géographiques précis, tous deux situés sur la côte ouest de l’Irlande : les îles du comté de Cork (de l’archipel de Dursey aux Stags Rocks) et celles du comté de

136

MS. 1096 §142 (Donegal). A en croire l’informateur, un grand nombre de ses contemporains se vantaient d’avoir aperçu les vaisseaux, toutes voiles hissées, à Bealtaine.

137

Voir infra, notamment chap. 5.3.2. 138

There is a legend that on May Eve the Stags Rocks, off Toehead sail to West round the Fastnet rock and return to their original position precisely at sunrise on May Day. MS. 1095 §12 (Cork).

139

MS. 1095 §13 (Cork). 140

Ibid.. 141

Ibid.. Ces coutumes nous permettent de mieux comprendre pourquoi les pêcheurs redoutaient de prendre la mer à Bealtaine et pourquoi les pêcheurs de l’île de Cape Clear, en particulier, décoraient leur bateau avec des fleurs afin de s’attirer la bonne fortune. The Year in Ireland, Op. cit., p. 89.

Donegal : Tory, Owey et Arvanmore. Outre les cerfs / rochers / rois d’Arvanmore que l’on pouvait voir nager tous les sept ans, notons qu’une île extraordinaire apparaissait chaque année à Bealtaine entre les îles d’Owey et d’Arvanmore.142 Recouverte d’arbres magnifiques et peuplée d’oiseaux, l’île avait la particularité d’abriter ce qu’un informateur appelle « un tout petit peuple »,143 qui n’est pas sans rappeler le peuple des fées, et que l’on pouvait voir, selon la légende, en train de cultiver la terre.144

Toutes ces croyances relatives aux rochers et îlots irlandais semblent donc similaires sur le fond : les îles, ou les groupes d’îles, disparaissaient, apparaissaient ou se déplaçaient sur les flots à Bealtaine. L’origine de ces légendes demeure obscure : peut-être devons-nous y voir un reflet d’une croyance selon laquelle le monde de l’Au-delà (le sídh) se trouvait « très loin [par-delà les mers] à l’Ouest de l’Irlande ».145 En effet, tous les exemples mentionnés jusqu’à présent ne concernaient-ils pas la « mer à l’Ouest de l’Irlande », à savoir l’océan Atlantique ? Nous aurons l’occasion d’y revenir.146

Le folklore associé à la Mottee Stone, rocher situé sur la colline de Cronebane, dans le comté de Wicklow,147 semble également se rattacher à ce groupe de légendes, à l’exception près que l’eau de mer se trouvait remplacée par de l’eau douce.

La Mottee Stone148 tirerait son nom du français « moitié » et pourrait ainsi signifier « la pierre fendue en deux », même si aucun élément ne permet d’attester la véracité de cette affirmation.149 S’apparentant à un cube de granit d’environ trois mètres d’arête, la Mottee Stone a de quoi surprendre : au premier regard, le rocher donne l’impression d’avoir été taillé par l’homme et sa situation improbable, au milieu d’un terrain plat et presque désertique, confère une certaine étrangeté au site. Cette singularité semble d’ailleurs avoir frappé

142

Les îles d’Owey et d’Arvanmore, séparées de quelques kilomètres seulement, se situent dans la baie des Rosses.

143

A diminutive people. MS. 1096 §153 (Donegal). 144

Ibid.. 145

Les Druides, Op. cit., p. 281. 146

Voir infra, notamment chap. 5.1.5. 147

La colline de Cronebane se situe à proximité du village d’Avoca. 148

Egalement appelée Motte, Motty ou Motto Stone. 149

MS. S.925 (Wicklow). La Mottee Stone est parfois appelée la Split Stone, c’est-à-dire la Pierre Fendue, mais il semblerait que ce nom soit récent et dérive lui-même de l’explication par l’étymologie française.