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Folklore moderne de Bealtaine en Irlande

BEALTAINE ET LE SURNATUREL : SUPERSTITIONS ET COUTUMES

2.1 LA SORCELLERIE DE BEALTAINE

2.1.3 Vol magique et sorcellerie

2.1.3.5 Charognes et cadavres

L’ensemble des exemples de vol magique que nous venons de passer en revue s’inscrit donc, d’une manière plus ou moins évidente, dans ce cycle. Cependant, une autre technique semble s’en être démarquée : dans certains cas, les voleurs utilisaient des charognes et des cadavres afin de s’approprier le lait et le beurre de leurs victimes. Un informateur du comté de Limerick mentionne par exemple que, pour parvenir à ses fins, le voleur devait déposer un animal mort dans le champ de son voisin.110

a) Animaux morts et œufs

Dans l’Ouest de l’Irlande, principalement dans le Munster, le fait de jeter sur les terres d’un rival une charogne (ou des œufs, souvent pourris, ce qui revient, selon nous, à peu près au même) était une pratique de sorcellerie bien connue. Si la technique était parfois mise en pratique dans le but de voler la production de lait, elle n’avait, d’une manière générale, pas cette vocation. Dans le comté de Tipperary, jeter des œufs pourris dans les sillons à pommes de terre d’un voisin permettait de s’approprier ses récoltes.111 Mais c’était le

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There was a belief that by taking the top of the water of a well at the time the first smoke came out

from a house on May Morning and wishing for all the butter from that house the person performing the act had all the butter. MS. 1095 §21 (Cork).

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Smoke and dew, come all to me. MS. 1096 §132 (Monaghan). 110

MS. 1095 §56 (Limerick). 111

plus souvent pour amener le mauvais œil, ou pour transférer la mauvaise fortune chez un voisin, que la méthode était employée :

Des œufs ou des morceaux d’animaux morts étaient cachés dans le terrain d’un voisin pour lui porter malheur.112

On mettait souvent des œufs dans les tas de foin des jardins [des gens] ; de même, si une personne possédait des veaux moribonds, elle jetait une jambe [d’un de ces veaux] dans un fossé de ses voisins pour leur attirer le mauvais œil.113

J’ai entendu parler d’œufs jetés dans les sillons des pommes de terre en mai pour souhaiter une mauvaise récolte aux personnes [à qui ils appartenaient]. Les morceaux de coquille [étaient] retrouvés dans les sillons à la récolte.114

[Dans le cas où la] ferme était proche de la jonction de trois fermes, les anciens tuaient souvent une vieille poule ou autre volaille115 et plaçaient l’oiseau exactement à la jonction [des terres des trois fermes]. Cela sauvait [leurs] animaux et portait malheur aux autres. 116

Le « mauvais œil » était, le plus souvent, censé entraîner la mort du bétail, ou tout du moins être la cause de graves maladies.117 A l’inverse, la pratique purifiait le troupeau de l’enchanteur et prévenait ses maladies, parfois même les soignait.118 Le transfert de chance semble donc, pour une fois,

112

Eggs or parts of a dead animal were hidden in a neighbour’s land to bring him bad luck. MS. 1095 §31 (Cork).

113

Eggs were often put in people’s garden in wynds of hay, also if people’s calves were dying, they

would throw a leg of one of them in a dyke of their neighbours to send the bad luck from themselves.

MS. 1095 §59 (Limerick). 114

I have heard myself of eggs being put in potato drills [in May] to wish a bad crop on the people to

whom it is due ( ?). The shells have been found in the drills when the potatoes were being dug out.

MS. 1095 §48 (Tipperary). 115

Le MS. S.415 (Kerry) précise qu’il ne fallait jamais faire rentrer un oiseau de basse-cour dans la maison en mai.

116

If three mearings (i.e. of three farms) were near your farm the old people used often kill an old hen or

other fowl and place the dead bird exactly at the junction of the meeting. This saved your animals for a year and brought the bad luck to the other people. MS. 1096 §93 (Sligo).

117

« S’ils souhaitaient [décimer le bétail], ils mettaient les os d’un de leurs animaux [qui venait de mourir] sur les terres d’une autre personne. » (If they wanted the cattle to die, they would put the bones

from an animal of their own who had died into the land of another person.) MS. 1095 §35 (Clare). Outre

les os, les œufs, et les charognes, on dénombre tout un éventail d’abats permettant aux voisins mal intentionnés d’arriver à leurs fins, comme par exemple les vessies de truie, les jambes de cochon, les peaux de mouton ou même de simples morceaux de lard.

118

Par exemple MS. 1095 §50 (Tipperary). Une autre coutume, cette fois exempte d’associations au vol magique, rapprochait les animaux du jour de Bealtaine : dans l’Ouest de l’Irlande principalement, on amenait un animal (bouc, porc ou vache) à l’intérieur de la maison pour s’attirer la bonne fortune. Dans certains cas, les pattes de l’animal étaient attachées et on le traînait sur le sol. La coutume, pratiquement totalement disparue au début du XXe siècle, semblait déjà obscure aux yeux des informateurs. MS. 1095 §16 (Cork), MS. 1096 §133 (Monaghan), MS. 1097 §161 (Meath), §194 (Wexford), MSS. S.65, S.72-3 (Galway) etc..

concerner principalement le bétail, voire les récoltes : les produits laitiers n’étaient que très indirectement concernés. Plus que d’une technique de vol, il s’agissait donc d’une malédiction, d’un sort que l’on jetait sur un rival : la pratique se différencie des autres par le fait que l’on cherchait surtout à se débarrasser d’un malheur ou à jeter le mauvais œil et beaucoup plus rarement à tirer profit d’un tiers. Il semblerait que l’utilisation d’animaux morts et d’œufs dans les techniques de sorcellerie doit être strictement différenciée du vol magique de produits laitiers. Il s’agissait d’un croyance distincte, sur le fond et la forme, ayant vraisemblablement une origine différente ; le fait que ces pratiques fussent confinées à l’Ouest de l’Irlande étaye, selon nous, cette hypothèse. Nous aurons l’occasion de revenir sur cette « dichotomie » géographique ultérieurement.

b) Mains de cadavre

Une autre pratique de sorcellerie unissait pourtant la thématique de la mort et celle du vol magique de lait. Cette pratique était relativement homogène du point de vue géographique, puisqu’elle se retrouvait surtout le long d’une ligne imaginaire joignant le comté de Fermanagh au comté de Galway :

[Certaines sorcières] allaient dans les cimetières pour enlever un bras ou une main d’un corps enterré récemment. Cette main morte était un des sorts les plus efficaces connus en sorcellerie. Il jouait un rôle important dans le vol du beurre.119

Cette main de cadavre était, selon les informateurs, soit placée sous la baratte,120 soit utilisée pour remuer le lait pendant le barattage.121 Beaucoup plus rarement, on la posait sur les pis des vaches afin de simuler une traite.122

De même, un informateur du comté de Galway explique qu’une femme fut aperçue à la convergence de trois rivières, un matin de Bealtaine. Elle avait

119

Some of them were said to go to graveyards and remove an arm and hand from some lately buried

corpse. This dead hand was one of the most potent charms known to witchcraft. It played an important part in the taking of butter. MS. 1096 §96 (Leitrim), que l’on retrouve dans MS. 1096 §123 (Fermanagh).

120

MS. 1096 §98 (Leitrim). La formule magique utilisée était la suivante : « Beurre! Beurre! Agrège[-toi] ici, agrège[-toi] partout, [sauf dans] une maison, agrège[-toi] près, agrège[-toi] ici, partout [sauf dans] une maison. » (Butter! Butter! Gather here, gather everywhere only at one house, gather near, gather

here everywhere but at one house.) Dans le MS. S.718 (Meath), l’informateur explique que la coutume

n’était pas connue dans le Meath mais très répandue, voire générale, dans le comté de Roscommon. Dans le MS. S.65 (Galway), le vol n’est pas mentionné, il s’agissait ici de faire du « bon beurre » grâce à une main de cadavre placée sous la baratte.

121

MS. 1096 §98 (Leitrim), MS. 1097 §166 (Westmeath). 122

en sa possession une main de cadavre et répétait la phrase suivante : « Rassemble le beurre de tous, [éloignés ou proches], rassemble-le pour moi. »123 Un prêtre qui passait par là dit « la moitié pour moi ».124 On ne manquera pas de remarquer ici l’association main de cadavre / eau de frontière.

A Caslepollard, comté de Meath, une femme écossaise « ramassait [la rosée] à May Morning en disant les mots magiques ‘[que] tout le beurre de cette terre s’amasse sur la main de l’homme mort’ ».125 Elle déroulait également une pelote de laine : on se souvient de l’utilisation des fils et tissus dans la rosée de mai. Il en résultait que les voisins ne produisaient que de l’écume en lieu et place du beurre, et que la sorcière recevait l’intégralité de leur production.126

L’utilisation de mains de cadavres s’inscrit donc parfaitement, au contraire des cadavres d’animaux et des œufs, dans la lignée des techniques de vol magique de beurre à Bealtaine. La symbolique de ces mains de cadavres est néanmoins difficile à interpréter. Utilisation mystique d’une main supplémentaire dans le travail de barattage ? Association hypothétique de forces chtoniennes (cadavre) et de forces vitales (lait) ? Fantasme populaire issu de la peur de la sorcellerie ? Chacune de ces hypothèses pourrait s’avérer exacte et nous n’avons d’autre choix que de laisser la question en suspens.