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Assemblées rituelles et pèlerinages sur les hauteurs

Folklore moderne de Bealtaine en Irlande

MANIFESTATIONS SOCIALES

3.2 ASSEMBLEES RITUELLES

3.2.2 Assemblées rituelles et pèlerinages sur les hauteurs

L’association de pèlerinages et d’assemblées sur les montagnes avec la fête de Bealtaine est, elle aussi, peu probante, en dépit de certains indices qui pouvaient laisser espérer le contraire. Un certain nombre de collines portent, en Irlande, le nom de Croc Na Bealtaine, Beltany Hill ou Summerhill, toponyme signifiant, apparemment sans équivoque, « colline de l’été ». On aurait même pu espérer que Croc Na Bealtaine et Beltany Hill puissent renvoyer, dans leur signification, au mois de mai ou à la fête de Bealtaine.94 Nous devons cependant accepter le fait que ces collines, lorsqu’elles pouvaient être associées à une fête du calendrier irlandais (ce qui est loin d’être toujours

93

The fairies are the Túatha Dé Dánann. MS. S.697 (Meath). Les Túatha Dé Dánann font parti des premiers habitants mythiques de l’Irlande ; ils constituent surtout la tribu des dieux celtiques d’Irlande. L’affirmation de cet informateur du comté de Meath recoupe d’ailleurs une théorie communément admise par les historiens : à l’évangélisation a succédé un processus de folklorisation de la mythologie. Voir infra, notamment chap. 5.1.

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le cas) correspondaient à une assemblée festive ou à un pèlerinage relatif à Lughnasa. L’exemple le plus probant est sans doute celui de Croc Na Bealtaine dans le comté de Donegal, déjà cité par Maíre MacNeill dans The Festival of Lughnasa.95

Croc Na Bealtaine96 se situe à environ deux kilomètres au sud du village de Gortahork. On trouve sur ses flancs le hameau de An Bhealtaine. En 1942, une femme âgée de 82 ans fit le témoignage suivant :

Les anciens disaient que le premier dimanche du mois d’août [était] un grand jour [que l’on passait] au sommet des collines environnantes, à cueillir des myrtilles. Les jeunes partaient pour [la colline de Beltany et Carn Treuna] une fois leur déjeuner achevé et ils ne rentraient qu’à la nuit tombée. 97

S’ensuit alors une description de festivités qui correspondaient à la plupart des témoignages relatifs aux assemblées festives de Lughnasa : cueillettes de fruits, pique-nique dans l’herbe, jeux enfantins, confection de bracelets de myrtilles pour les jeunes filles, danses, chants et poésie.98 Il n’est nulle part fait mention de Bealtaine, que ce soit par le biais de coutumes, de pèlerinages ou d’assemblées festives ou rituelles et il semble bien que la colline de Beltany n’ait entretenu aucun rapport avec la fête, du moins dans l’histoire récente. La question reste entière quant à l’origine du nom de la colline : aucun élément folklorique ne permet de la rattacher à la fête de mai et peut-être faudra-t-il se tourner vers d’autres horizons pour trouver une explication convaincante.99

95

The Festival of Lughnasa, Op. cit., pp. 140-2. 96

Beltany Hill en anglais, que nous choisissons de traduire, dans un souci de neutralité, par « colline de Beltany »).

97

The old people [said] that it was on the first Sunday of the month of Lughnasa they used to have a

great day on the tops of the hills about here looking for bilberries. This Sunday was set out specially for the young people to go off to the hills as soon as the mid-day meal was eaten and they would not return again until twilight had fallen. Ibid., p. 141.

98

Les divers témoignages sur les assemblées festives de Lughnasa sur les hauteurs se retrouvent dans

Ibid., pp. 140-243.

99

Nous retiendrons simplement, à ce stade de notre étude, que la colline de Beltany, comté de Donegal, n’est pas si éloigné de l’île de Tory qui, comme le faisait déjà remarquer MacNeill, est la forteresse de Balor et le lieu de naissance du dieu Lug ; plus intéressante encore est la proximité du site de l’endroit où Balor tua le père de Lug et se fit lui-même tuer par le dieu « polytechnicien ». Ibid., p. 142. Voir infra, chap. 5.3.2.

Pour qu’un pèlerinage ou une assemblée rituelle sur les hauteurs soient associables à Bealtaine, nous estimons que la date de l’assemblée devait correspondre à Bealtaine, au premier dimanche de mai ou à une date qui pourrait être assimilée à Old May Day ; quelques célébrations proches de May Day auraient également pu être prises en compte, comme la Saint-Georges au 23 avril.100 Or, à notre connaissance, aucune assemblée sur les hauteurs d’importance significative ne se retrouve à cette période en Irlande, hormis certains pèlerinages associés à des saints.

Les pèlerinages relatifs à saint Brendan étaient d’une importance toute particulière : rappelons-le, le saint était célébré le 16 mai en Irlande. Il nous semble cependant impossible de trouver dans les pèlerinages de saint Brendan une quelconque tentative de christianisation d’assemblées rituelles ou de pèlerinages qui auraient été organisés originellement à Bealtaine. Nous mentionnerons ici le Mont Brandon,101 dans le comté de Kerry, associé à trois pèlerinages distincts : le 16 mai, le 29 juin et le dernier dimanche de juillet. MacNeill fait le commentaire suivant :

Il ne fait cependant aucun doute que le jour traditionnel ancien était

Domhnach Chrom Dubh [le dernier dimanche de juillet]. Les personnes

âgées se souviennent qu’il en fut toujours ainsi jusqu’au pèlerinage de 1868 [instauré par] l’évêque Moriarty, qui influença le choix de [la date du] 29 juin. Fête de saint Pierre et saint Paul [...], c’était une fête liturgique de l’Eglise et un jour chômé pour le peuple. De même, le 16 mai est probablement une tradition récente et instaurée par le clergé.102

Comme souvent pour les assemblées rituelles sur les hauteurs, le jour traditionnel du pèlerinage semble donc avoir été la fête de Lughnasa, l’assimilation au mois de mai ne se faisant que par le biais de saint Brendan et ne dénotant, selon toute vraisemblance, aucune relation avec Bealtaine.

100

Voir infra, notamment chap. 7.3. 101

Voir photographies en Annexe I. 102

There is no doubt, however, that Domhnach Chrom Dubh was the old traditional day. Elderly people

remembered that is was always so until Bishop Moriarty’s pilgrimage in 1868, which influenced the choice of June 29th. As the feast of Saints Peter and Paul [...], this was a holyday of the Church and a day of leisure for the people. The May 16th tradition is probably also of recent date and ecclesiastical encouragement. Ibid., p. 103. Voir également Logan, Patrick. The Holy Wells of Ireland. Bucks : Colin

L’omniprésence de Lughnasa se retrouve jusque dans les traditions associées à Cnoc Fírinne,103 dans le comté de Limerick, pourtant l’une des rares collines entretenant un rapport avec Bealtaine.

Cnoc Fírinne est l’une des plus célèbres collines du Munster dont la relation avec le peuple des fées est attestée. Son nom dérive très probablement de Donn Fírinne, roi-fée qui était l’un des six chefs de la tribu mythique des Túatha Dé Dánann.104 Il est possible que le nom et le personnage de Donn Fírinne dérivent de Donn, dieu de la mort, de la fertilité et de l’« Autre Monde », entité elle-même souvent comparée au dieu Dagda.105 On raconte que Donn Fírinne emmenait les mortels dans son « château », qui n’était autre que Cnoc Fírinne. Les légendes et croyances liées à la colline étaient nombreuses et rappellent, sans confusion possible, la thématique du monde des fées, associée à certains éléments mythologiques majeurs :

La nuit, on voyait souvent Donn monter à cheval dans la campagne ; [il chevauchait] parfois même dans les airs. Les gens qui rencontraient, de nuit, un cavalier sur les routes se signaient, pensant qu’il pouvait s’agir de lui. Le voir pouvait laisser présager la mort ou un événement important, mais ses relations avec les hommes étaient souvent amicales et salutaires. Il était aussi prompt à récompenser qu’à punir. [...] On entendait souvent de la musique106 [provenant de] sa colline et les sons étranges, comme des attelages passant [au loin], étaient attribués à Donn qui parlait, depuis sa caverne, à d’autres forteresses des fées. Enfin, on lui attribuait certaines morts : [on pensait] que les personnes mourant jeunes avaient [en fait été enlevées par Donn].107

Il existe, selon la tradition, un trou dans la colline de Fírinne, appelé Poll na Bruidhne.108 Ce trou permettait d’accéder à l’habitation de Donn.109 On raconte qu’un homme, ayant satisfait Donn par sa compétence dans le

103

Knockfeerina, Knockfierna, etc.. 104

The Festival of Lughnasa, Op. cit., p. 202. Dictionary of Celtic Mythology, Op. cit., p. 148. Une autre hypothèse consisterait à traduire Cnoc Fírinne par « la colline de la vérité » (Fírinne signifiant effectivement, en irlandais, « la vérité »), ce qui dénoterait hypothétiquement certaines pratiques divinatoires, aujourd’hui disparues.

105

Voir Müller-Lisowski, Käte. « Donn of Cnoc Fírinne », Béaloideas, XVIII, pp. 148-99. 106

La musique est effectivement l’une des manifestations terrestres du sídh, dans le folklore comme dans la mythologie. Voir Guyonvarc’h, Christian-Joseph et Le Roux, Françoise. Les Druides. Rennes : Ed. Ouest-France, 1986, pp. 292-5.

107

The Festival of Lughnasa, Op. cit., p. 202. 108

« Le Trou de l’Hôte ( ?) ». Selon une croyance locale, si on jetait une boule de coton dans le trou, il reviendrait (de lui-même), imbibé de sang. Ibid., p. 589.

109

On retrouve un cairn de pierre au sommet de la colline. La coutume voulait qu’on gravît la colline au moins une fois par an afin d’ajouter une pierre au cairn. Il existe également un tombe mégalithique, appelée la Tombe du Géant (Giant’s Grave) sur la face nord de Cnoc Fírinne.

domaine de l’agriculture, fut autorisé à entrer dans sa demeure et à ramener son frère et sa sœur, depuis longtemps décédés, dans le monde des vivants.110

Cnoc Fírinne est liée, dans la tradition, à deux autres collines avoisinantes, Cnoc Gréine et Cnoc Aine, cette dernière ayant été fortement associée au peuple des fées dans le milieu rural local, jusqu’au début du XXe siècle tout du moins.111

Dans un poème du XVIIIe siècle, une reine-fée, se plaignant de l’amenuisement du royaume des fées, clame : « Voilà tout ce qui leur reste de territoire et d’héritage, / Cnoc Fírinne, Cnoc Aine et Cnoc Gréine. »112

Dans les manuscrits de l’Irish Folklore Collection relatifs à la fête de Lughnasa, on retrouve un témoignage qui n’est pas sans rappeler, une nouvelle fois, la thématique des fées, l’associant pour l’occasion à trois des quatre fêtes irlandaises :

Patt [...], qui passait près de la colline à la veille d’août, vit à une certaine distance de lui, près du sommet, des petites filles vêtues de bleu vif. Il faisait très clair et on les voyait nettement. Cependant, lorsqu’il s’avança vers elles, elles disparurent et il sut alors qu’il s’agissait seulement des « petits anges » que l’on peut uniquement voir à May Eve, Lughnasa Eve, ou November Eve, comme son père lui avait expliqué.113

Toujours dans les manuscrits de l’Irish Folklore Commission, nous trouvons un autre exemple, prenant cette fois-ci la forme d’une coutume, permettant de relier le site à la fête de Bealtaine : selon un certain Mr. Danaher, les jeunes filles de la région déposaient des cadeaux sur la colline à Bealtaine et Samhain. Les cadeaux étaient laissés sous une corniche nommée The

110

Pour d’autres croyances rattachées à Cnoc Fírinne, voir The Festival of Lughnasa, Op. cit., pp. 201-6. 111

Donn was often seen riding on horseback through the country at night, sometimes even riding in the

air. People meeting a horseman on the roads at night would cross themselves thinking it might be he. To see him might portend death or some momentous happening, but his dealings with men were often friendly and helpful. He was as quick to reward as to punish [...]. Music was often heard from his hill, and a strange sound as of many carriages rolling by was explained as Donn speaking from his cavern to friends in the other fairy strongholds. Untimely deaths were attributed to him, those dying young were thought to have been carried off by him. Ibid., p. 202.

112

Sé ar fágadh aca d’fhearann a’s d’oédhreacht / Acht Cnoc Fírinne amháin, Cnoc Aine a’s Gréine. Cité par MacNeill, Ibid., p. 202. Voir Journal of the Royal Society of Antiquaries of Ireland, IV, 1856-7, p. 134.

113

Patt [...] crossing near the hill on the eve of August saw at some distance from him near the top some

little girls dressed in bright blue. It was very bright and they were quite plain to be seen. However when he walked towards them they disappeared and then he knew that they were only ‘the little angels’ who were seen only on May Eve or Lughnasa Eve or November Eve as his father told him. MS. 888,

Strickeen ou Struicín et située sur le flanc ouest de la colline.114 Le manuscrit ne nous informe malheureusement pas sur la nature de ces cadeaux, ni sur le but recherché par les jeunes filles. Cependant, depuis l’association de la colline au monde des fées jusqu’à l’assimilation de la tradition aux deux fêtes où la frontière entre les deux mondes s’efface, tout porte à croire que les cadeaux furent en fait des offrandes aux fées, probablement destinées à s’octroyer la bonne fortune.115

Nous ne pouvons cependant nous empêcher de remarquer que, quel que soit le degré de popularité de ces coutumes, l’apparition d’anges ou l’offrande de cadeaux à Bealtaine ne sont en rien comparable à un pèlerinage ou une assemblée rituelle sur les hauteurs. C’est une nouvelle fois à Lughnasa que la seule véritable assemblée associée à Cnoc Fírinne semble avoir eu lieu :

Vers le premier août, il y a très longtemps, une assemblée se déroulait sur la colline et on disséminait des fruits et des fleurs autour du Strickeen, au sommet. Dans la soirée, on allumait un feu de joie et les jeunes gens dansaient sur un [terrain plat] proche du sommet.116

Par ailleurs, l’ensemble des coutumes de la colline de Fírinne a totalement disparu aujourd’hui, jusque dans le souvenir de la population. De nos jours, Cnoc Fírinne est au demeurant défigurée par ce qui semble être un relais de télécommunication, installé en son sommet.

Au regard des exemples que nous venons de mentionner, la conclusion semble s’imposer d’elle-même : il ne semble pas avoir existé de pèlerinages ou d’assemblées rituelles à Bealtaine. La plupart de ces assemblées se retrouvaient en relation avec Lughnasa, ce que la nature même de la fête semble justifier, du moins de notre point de vue. Comme nous l’avons déjà remarqué, la fête de Bealtaine était une fête fortement associée à l’anxiété

114

The Festival of Lughnasa, Op. cit., p. 205. 115

A moins que, la tradition se limitant aux jeunes filles, il ne s’agisse de pratiques de divination de mariage ou que le but recherché ne fût la « beauté ». Ces hypothèses nous semblent cependant moins crédibles, étant donné que les relations beauté / fées et divination de mariage / fées sont loin d’être avérées.

116

About the first of August in very old times a gathering took place on the hill and fruit and flowers

were strewn round the ‘strickeen’ at the hill-top. In the evening a bonfire was lit and young people danced on a flat near the top. MS. 888, pp. 170-1.

du monde rural : en mai, les greniers étaient vides, les vaches devaient s’engraisser, les récoltes devaient pousser. Le temps n’était pas encore tout à fait estival, en dépit du fait que Bealtaine marquait l’entrée dans l’été, ce qui induisait naturellement la peur d’une saison inféconde. A l’inverse, Lughnasa était une fête de joie, parfois même synonyme d’abondance :

A Lughnasa la communauté rurale atteignait à nouveau le seuil de l’abondance. [...] La joie était peut-être [stimulée] par la manière spécifique avec laquelle on célébrait la fête : l’organisation d’une assemblée populaire à un site traditionnel.117

On imagine mal, en effet, des groupes de jeunes gens se réunir au sommet d’une colline à Bealtaine pour cueillir des fleurs et des fruits et s’adonner à des passe-temps futiles, alors que la saison n’était pas encore suffisamment avancée et que l’avenir était encore incertain : c’est d’ailleurs toute la différence entre la célébration de la fête dans les zones rurales et dans les zones urbaines.

Pétrie d’appréhension et d’angoisse dans les premières, la fête était placée sous le signe de la joie, de la danse et du sport dans les secondes. On ne s’étonnera donc pas de l’absence d’assemblées sur les hauteurs à Bealtaine : ces assemblées, exclusivement rurales par définition, étaient plus proche de rassemblements festifs en des lieux imprégnés de mysticisme que de véritables assemblées rituelles et correspondaient ainsi mieux à la thématique de Lughnasa. L’angoisse de Bealtaine se retrouve dans un autre type de manifestation, bien plus en adéquation avec l’essence même de la fête : les pèlerinages aux points d’eau.