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Folklore moderne de Bealtaine en Irlande

IMPORTANCE DE BEALTAINE ET IMPLICATIONS DANS LA VIE RURALE IRLANDAISE

1.3 CROYANCES ET SUPERSTITIONS

1.3.4 Prêts et dons

Le dernier point que nous aborderons dans le cadre des généralités superstitieuses associées à Bealtaine concerne les coutumes relatives aux échanges. De par leur originalité, ces coutumes nous offrent un point de vue éminemment intéressant en rapport avec la fête ; elles permettent, en outre, d’illustrer au mieux l’atmosphère ambivalente, duelle, propre à cette période charnière de l’année.

Les prêts, dons, et échanges de toutes sortes étaient particulièrement ritualisés à Bealtaine. D’une manière générale, et dans toutes les régions d’Irlande, on ne devait rien prêter ou emprunter à qui que ce soit, et sous aucun prétexte. On disait généralement que « ce n’[était] pas convenable ».215 Mais, outre cette justification par la bienséance, le prêt était en fait encore plus

214

In order to prevent the tumults and other fatal consequences of requiring and giving [May Balls], I

hereby most strictly command each and every one of you not to administer sacraments to any person or persons of your respective parishes who shall hereafter at any time demand said May Balls or call for money, liquor [...] till such transgressors declare their repentance [...]. The same is to be observed with regard to any young married couple [...] who shall hereafter [give] said May Balls [...]. Moreover, the first child of any couple so offending, is to be baptised in the parish chapel and nowhere else ; as to the woman, she is not to be churched till thirty days shall elapse after her delivery. Spicelegium Ossoriense,

III, pp. 380-1, cité Ibid., p. 107. 215

Not suitable. Un proverbe se rattache à la tradition : « Celui qui emprunte sera dans le désarroi » (He

that goes a borrowing, goes a sorrowing). On appelait également un « emprunteur de mai » (May Borrower) une personne qui ne rendait jamais ce qu’elle empruntait. MS. 1097 §163 (Meath) et

souvent considéré comme un signe de mauvais augure : celui qui prêtait un objet faisait don de sa chance à celui qui empruntait, et il est intéressant de constater que la chance était « cédée » pour l’intégralité de l’année à venir.216

La superstition est notamment avérée pour les produits de la ferme, en premier lieu les produits laitiers.217 Donner ou prêter du lait ou du beurre à Bealtaine était totalement inconcevable. « [A Baltimore, comté de Cork, un laitier local ne vendait218 [...] jamais ne serait-ce qu’une pinte de lait à May Morning]. »219

Un informateur du comté de Clare nous conte l’histoire d’un homme qui venait prendre du lait tous les jours chez son voisin pour son fils malade mais ne put en recevoir la moindre goutte à Bealtaine.220 Dans le comté de Mayo, le lait devait rester chez soi quoi qu’il advienne, même si le propre fils du propriétaire venait en demander ;221 dans le Kerry, les plus pauvres devaient penser à venir le réclamer la veille de Bealtaine au risque de se voir refuser la denrée convoitée.222 Un informateur du comté de Longford va encore plus loin en affirmant que le prêt ou la vente de produits laitiers étaient tout simplement interdits.223

216

Cette coutume est mentionnée par une cinquantaine d’informateurs dans les manuscrits de l’Irish

Folklore Commission uniquement.

217

Avec le lait et le beurre, les œufs étaient la denrée la moins échangée à May Day. On retrouve par exemple l’interdiction de donner des œufs dans les MS. 1095 §17, §26 (Cork), §32 (Clare), §59 (Limerick) et MS. 1097 §189 (Laois). On notera également la réticence à prêter des pelles (MS. 1096 §142 (Donegal)) ; la croyance pourrait s’expliquer par l’interdiction, dans certains districts, de couper de la tourbe et de creuser la terre à May Day, de peur de s’attirer le mauvais œil ou de déranger le peuple des fées. MS. 1096 §72, §73, §74 (Galway). Voir infra, chap. 2.2.

218

A propos de la vente, les informations sont contradictoires. On nous dit par exemple : « Si le jour de marché tombait ce jour-là, le beurre était amené au marché comme d’habitude. Cela n’était pas néfaste quand de l’argent était donné en échange. Mais les gens ne le donnaient pas à un voisin à May Day. » (If

the market day fell on that day the butter was taken to the market as usual. This meant no harm when money was received in exchange. But to give it to a neighbour on May Day people did not do it.) MS.

1095 §19 (Cork). Un informateur habitant dans un Gaeltacht du comté de Galway affirme que l’on avait l’habitude de prêter du beurre, du lait ou des poules à May Day mais que, par ailleurs, on aimait récupérer ce que l’on avait prêté au cours de l’année avant le premier mai. MS. 1096 §74 (Galway). Dans le MS. 1096 §72 et §73 (Galway), il est également précisé que l’on devait rendre tout ce qui avait été emprunté pendant l’année avant la nuit du 30 avril au premier mai.

219

[In Baltimore co. Cork, a local milkman would neither sell [...] even a pint of milk on May Morning]. MS. 1095 §15 (Cork). 220 MS. 1095 §32 (Clare). 221 MS. 1096 §86 (Mayo). 222 MSS. S.447 et S.450 (Kerry). 223

MS. 1097 §180 (Longford). Selon la tradition, seule une pincée de sel placée dans le lait permettait de contrer cette perte de « chance » et de « profit ». Au même titre que les produits laitiers, le sel ne devait par ailleurs jamais être donné à Bealtaine. Par exemple, voir MS. 1095 §57 (Limerick), §109 (Down), §122 (Fermanagh), §172 (Westmeath), §195 (Wicklow).

Les manuscrits de la Schools’ Collection sont encore une fois d’un intérêt tout particulier : « [On ne doit laisser sortir de sa maison] ni feu ni lait [...] surtout en mai et en novembre. »224 L’association au mois de novembre, et donc indirectement à Samhain, n’est en soi pas surprenante : les deux « portes de l’année », ou plus précisément les deux « portes de l’été », véhiculaient de ce point de vue, on le comprend aisément, la même symbolique. En revanche, le jumelage lait / feu peut sembler au premier abord surprenant.

Il apparaît en effet qu’il ne fallait en aucun cas donner du feu sous quelque forme que ce fût (flamme, braise, charbon ardent, morceau de tourbe incandescent), en premier lieu à son voisin. Dans le même ordre d’idée, on ne devait jamais allumer la pipe d’un étranger ou d’un voisin à Bealtaine ; 225 si quelqu’un allumait une pipe dans la maison, il ne pouvait franchir le seuil sans avoir fini de la fumer ou sans l’éteindre. Les raisons invoquées étaient identiques à celles relatives au prêt de lait : donner du feu revenait à céder sa bonne fortune.

Dans les temps anciens, quand les voisins venaient emprunter un [morceau de tourbe ardent] pour allumer leur feu, on ne le donnait jamais à May

Morning. Ce matin-là, le feu était jalousement gardé. Laisser le feu sortir

[de chez soi] signifiait à coup sûr le départ de la bonne fortune.226

L’insistance sur l’aspect hypothétiquement malfaisant du « voisin » se comprend facilement : demander du feu à son voisin était relativement courant dans les campagnes irlandaises avant la démocratisation des briquets et des allumettes.227 En outre, qui plus qu’un voisin jaloux pouvait désirer voler la chance d’un fermier ?228 Un informateur du comté de Donegal apporte un autre explication : les voisins les plus dangereux étaient, en théorie, les membres des communautés religieuses rivales ; ainsi, c’était dans les régions où

224

[No fire and milk [...] out of house] [...] especially in May and November. MS. S.16 (Galway). De même, « il y a longtemps, donner du lait ou du feu à May Day, November Day (Samhain), le jour de l’an, le Vendredi saint et quelques autres jours portait malheur. » (Long ago, unlucky to give milk or fire on

May Day, November Day, New Year’s Day, Good Friday and several others.) MS. S.29 (Galway).

225

Une cinquantaine de références à cette coutume, réparties sur l’intégralité du territoire irlandais, se retrouvent dans les manuscrits de l’Irish Folklore Commission seuls.

226

In old days when neighbours borrowed a ‘red sod’ to kindle their fires, it was never given on May

Morning. The fire was jealously guarded on that morn. To leave fire go out meant surely to leave out the luck. MS. 1095 §19 (Cork).

227

MS. 1095 §12 (Cork) : on précise que la coutume disparut à l’arrivée des allumettes. 228

catholiques et protestants cohabitaient que la peur du voisin était, selon l’informateur, la plus prononcée.229

Les rivalités entre les deux communautés étaient, et sont de nos jours encore, une triste réalité. Nous aurons effectivement l’occasion de constater à plusieurs reprises que cette opposition se retrouvait au cours de certaines célébrations folkloriques de Bealtaine.

Remarquons que la notion de « chance » telle qu’elle est décrite par les informateurs est ambiguë ; plus encore, elle est duelle. Il semble que le concept de « chance » ne se soit pas limité à la bonne fortune : il désignait tout autant la production laitière des personnes suffisamment négligentes pour laisser sortir le lait ou le feu de sa maison. Parmi les centaines de documents à notre disposition faisant état de la superstition, le terme « production laitière » se substitue régulièrement à celui de « chance » ; à cet égard, il est parfois dit que donner du lait à Bealtaine revenait à donner « la chance du lait » et « la chance des vaches ».230 Ainsi, laisser partir sa « chance » en donnant du lait ou du feu, c’était en fait laisser s’échapper une partie de sa production laitière, et plus particulièrement sa production de beurre, pour l’année à venir.

[Ne jamais donner de braise, de charbon ardent ou de feu à son voisin] [...] de peur que celui-ci ne prenne le beurre, c’est-à-dire la bonne fortune du beurre pour le reste de l’année.231

Laisser sortir du lait, du beurre, des braises ou du feu à May Eve ou May

Day porte malheur ; [vous pouvez doubler votre production de lait et de

beurre] si vous prenez celui de votre voisin.232

Lorsqu’un barattage était en cours dans la maison, la croyance était encore plus forte, le lien entre feu et lait encore plus probant :

Un homme [ayant allumé sa pipe dans une maison où un barattage était en cours] sortit de la maison et, alors qu’il était sur le palier, quelques

229

MS. 1096 §147 (Donegal). 230

MS. 1096 §114 (Cavan). No milk given on May Day (gives away ‘the luck of the milk’ and ‘the luck of

the cows’).

231

[...] for fear he’d carry away the butter which means the good luck about butter for the rest of the

year. MS. 1095 §1 (Kerry).

232

Very unlucky to let milk or butter or coal of fire out on May Eve or May Day ; [double your supply of

étincelles de sa pipe tombèrent sur le sol et se transformèrent en morceaux de beurre.233

La mise en relation du lait et du feu pourrait d’ailleurs trouver son origine dans la manière dont le barattage était traditionnellement effectué : c’est l’influence du feu sur le lait qui permettait la transformation de la crème en beurre. Voler le feu revenait à voler une partie de la production de beurre pour l’année à venir car l’élément se posait comme le représentant symbolique de la capacité de transmutation en tant que telle.

Les exemples que nous venons de mentionner permettent en outre d’entrevoir la véritable signification de cette tradition ; il semble en effet que les coutumes de prêt – ou plutôt de « non-prêt » de lait, de feu234 ou de tout autre produit –235 trouvent leur origine dans la peur irrationnelle de la sorcellerie, une sorcellerie permettant à celui qui la mettait en pratique de voler la production annuelle de lait et de beurre.

Il n’était pas « convenable » de laisser sortir quoi que ce soit de sa maison, mais il était possible de « doubler sa production de lait et de beurre » si on volait le lait ou le feu de son voisin. Et, puisque la production de beurre était, généralement, plus abondante pendant la saison estivale, il n’est pas étonnant que ces traditions de sorcellerie aient été associées à Bealtaine.

233

A man [kindled his pipe in a house where the people where churning]. He was leaving and on

crossing the threshold some sparks fell from his pipe into the shore and they turned into lumps of butter.

MS. 1096 §98 (Leitrim). 234

Plus rarement, il est mentionné qu’aucun instrument en métal, plus particulièrement les marteaux, ne devait être échangé. MS. 1095 §52 (Tipperary), MS. 1096 §131 (Monaghan), MS. 1097 §167 (Westmeath). Nous aurons l’occasion d’étudier la symbolique du métal (le fer principalement) à

Bealtaine, notamment en relation avec la symbolique du feu, comme cela semble être le cas ici. Voir infra, chap. 2.1.4.5.

235

Nous avons vu que, d’une manière générale, on ne devait rien prêter ou échanger à Bealtaine. De même, il est parfois avancé, principalement dans l’Ouest du pays, qu’aucune transaction monétaire ne devait être effectuée à May Day. L’incompatibilité totale, l’opposition même, de cette superstition avec la coutume des foires nous amène à penser que les deux traditions ont deux origines fondamentalement différentes, ce que nous avons l’intention de prouver ultérieurement.

CHAPITRE 2

BEALTAINE ET LE SURNATUREL :