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L’eau de Bealtaine a) Sources d’eau privées 32

Folklore moderne de Bealtaine en Irlande

BEALTAINE ET LE SURNATUREL : SUPERSTITIONS ET COUTUMES

2.1 LA SORCELLERIE DE BEALTAINE

2.1.3 Vol magique et sorcellerie

2.1.3.2 L’eau de Bealtaine a) Sources d’eau privées 32

Partout en Irlande, en tout cas dans les zones rurales de l’île, le puits,33 propriété privée d’une ferme ou puits local utilisé par l’ensemble d’une communauté, était considéré avec attention, parfois même avec crainte et respect, tout spécialement à Bealtaine. Nous avons déjà mentionné les techniques de divination de mariage y étant rattachées. Mais la particularité la plus évidente de ces puits privés était leur association avec le vol de lait et de beurre et, plus largement, avec la sorcellerie.

Il était possible de voler la « richesse », la « chance », c’est-à-dire la production de lait et de beurre du propriétaire du puits (ou, si le puits était communautaire, de l’ensemble de la communauté) en y allant très tôt le matin de Bealtaine. L’intégralité de la production de l’année revenait à la première personne arrivée au puits.34 Dans la plupart des cas, la présence au puits n’était pas la seule condition nécessaire : il fallait « écumer » l’eau de la source, c’est-à-dire effleurer, à l’aide d’un récipient, la surface de l’eau et en récupérer une petite quantité.35 Cette « première eau » du puits était aussi appelée « tête » ou « fleur » de l’eau.36 Le terme anglais utilisé, skim, est ambivalent : il désigne le fait d’écumer, et c’est bel et bien ici l’action entreprise par les voleurs, mais signifie également « écrémer ». Certains informateurs étaient conscients de cette ambivalence. La dualité du terme nous pousse à croire que la technique d’écumage de l’eau trouve son origine dans l’assimilation de l’eau

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MS. S.447 (Kerry). 32

Sauf contre-indication éventuelle, les techniques de vol de lait et de beurre mentionnées ci-dessous devaient être mises en pratique à May Morning.

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Les puits locaux (local wells) sont plus souvent des sources aménagées (spring wells) que des puits au sens strict du terme.

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D’une manière générale, sans que cela induise une possibilité de vol, être le premier à arriver au puits local le matin du premier mai était perçu comme étant de très bon augure. La personne réussissant cet « exploit » (qui est reconnu en tant que tel par certains informateurs) était censé avoir de la chance pendant toute une année ; cette fois-ci le terme « chance » (luck) semble être dénué de toute association avec la production laitière. Voir, par exemple, MS. 1096 §114 (Cavan).

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Les références à l’écumage d’un puits local dans le but de voler la production laitière sont extrêmement nombreuses, que ce soient dans les manuscrits de l’Irish Folklore Commission ou dans ceux de la Schools’ Collection. Il s’agit en fait de la technique de vol la plus répandue et aucune région irlandaise ne semble se démarquer.

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du puits à la production laitière. L’eau symbolisait le lait et voler de l’eau revenait à voler le lait du propriétaire.37 Simuler un écrémage en écumant cette eau correspondait alors à une sorte de barattage symbolique. Cette technique ne serait donc qu’une transposition de la traite « magique » des vaches à un élément symbolisant la production laitière. Ce phénomène peut en outre s’expliquer par le fait que l’eau de source était couramment utilisée dans la fabrication du beurre, que ce soit pour aider au barattage ou pour laver le beurre produit. Une information nous parvenant du comté de Galway juxtapose d’ailleurs les deux traditions : le voleur devait écumer l’eau du puits à l’aide d’une feuille de fougère et la déposer dans un récipient qu’il utilisait plus tard pour traire les vaches de son voisin.38

On connaît certaines variantes de la méthode. On disait parfois qu’il fallait être complètement nu pour écumer l’eau39 et on retrouve la formule magique « viens tout à moi », souvent répétée à trois reprises.40 Dans le comté de Meath, il fallait jeter un morceau de beurre dans l’eau du puits, non pas pour voler la production laitière du voisin, mais pour être capable de fabriquer le meilleur beurre de la région pendant toute une année.41 Toujours dans le même comté, le premier visiteur du puits local devait impérativement jeter un petit buisson dans l’eau, afin de se signaler aux visiteurs que lui succéderaient.42 Enfin, un informateur du comté de Clare mentionne une variante originale :

Une femme avait un seau et elle jetait [un peu] d’eau en direction des maisons avoisinantes tout en disant « tant de livres (elle mentionnait la quantité, par exemple quatre livres) de celui-ci et tant de livres de celui-là ».43

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Certains informateurs estiment qu’il suffisait de voler de l’eau de ce puits, sans nécessairement l’écumer, pour réussir le vol.

38

MS. 1096 §67 (Galway). 39

MS. 1096 §132 (Monaghan). 40

Par exemple, MS. 1096 §112 (Cavan), MS. 1097 §190 (Laois) et §191 (Carlow). La formule était répétée trois fois car on volait l’équivalent de trois récipients au puits. On retrouve aussi la formule « et la moitié pour moi », déjà mentionné en association avec la traite.

41

MS. 1097 §159 (Meath). 42

MS. 1097 §163 (Meath). Dans certains cas, on devait déposer une primevère. MS. 1097 §158 (Louth). 43

A woman had a bucket and she threw a dash of water in the direction of the neighbouring houses

saying at the same time : ‘so many lbs. (mentioned the amount, say 4 lbs.) from this one and so many lbs from that. MS. 1095 §40 (Clare).

Afin de parer à toute éventualité, les puits étaient surveillés depuis May Eve jusqu’à May Morning. Lorsque c’était possible, le propriétaire en empêchait l’accès en le bouchant ou en fermant à clé le passage y conduisant.44

L’eau de source était considérée comme magique par nature : son association symbolique avec le lait et le beurre en est plus que probablement la raison. Nous aurons l’occasion de constater que l’eau de certaines sources sacrées joue, aujourd’hui encore, un rôle extrêmement important dans la mystique de Bealtaine : ce rôle concernait la protection du bétail, celle des produits laitiers voire même des personnes. Les premiers litres d’eau puisés à une source locale semblent avoir revêtus, traditionnellement, la même importance.

Lorsque l’eau d’un puits privé n’était pas associée à des techniques de vol magique, elle était mise à profit par les fermiers afin d’améliorer leur production de beurre à venir. Dans le comté de Donegal, la « première eau du puits »45 était utilisée pour le barattage de Bealtaine, à condition que cette eau fût puisée avant le lever du soleil.46 On lui prêtait parfois un caractère purificateur, voire prophylactique. Ainsi, les premiers arrivés à la source, au matin de Bealtaine, buvaient un peu de cette eau sous prétexte qu’elle était censée guérir certaines douleurs ;47 elle était également aspergée sur le bétail, afin de le protéger pour l’année à venir.48 Une autre technique consistait à récupérer un peu d’eau de trois puits situés sur trois terrains différents, c’est-à-dire appartenant à trois propriétés distinctes, et à la faire boire aux animaux malades, qui s’en trouvaient alors guéris.49

44

MS. 1095 §8 (Kerry), §38, §41 (Clare), §54, §55 (Tipperary), §59 (Limerick). Les femmes étaient particulièrement mal accueillies. MS. 1095 §27 (Cork). Il est peut-être intéressant de constater qu’il était parfois coutume de nettoyer le puits local à May Day. MS. 1096 §134 (Monaghan), MS. 1097 §161 (Meath), §166 (Westmeath). Le père de l’informateur du MS. 1097 §167 (Westmeath) lavait toujours sa source à May Eve. « Il [la lavait et retirait] la boue et les feuilles puis y jetait un seau de tilleul et faisait revenir l’eau. » (He drained and cleaned out mud and leaves then threw a bucket-ful of fresh lime and let

back the water.) L’informateur du MS. 1095 §112 (Cavan) explique qu’on prenait bien soin de ne pas

souiller la source à Bealtaine, de peur qu’elle ne s’asséchât ou ne changeât d’emplacement. 45

First water from the well. MS. 1096 §150 (Donegal). 46

Ibid.. Dans le comté de Donegal, un informateur raconte que les personnes effectuant le barattage s’habillaient en blanc et se rassemblaient à la source locale à May Eve. Cette information étant isolée, il serait prudent de la considérer avec circonspection. MS. 1096 §155 (Donegal).

47

MS. 1095 §46 (Tipperary), MS. 1097 §168 (Westmeath), MS.1096 §155 (Donegal). 48

MS.1096 §155 (Donegal). 49

b) « Eau de frontière »

La thématique des « trois fermes », et plus précisément de l’eau issue de puits appartenant à trois fermes adjacentes, se retrouve dans ce que l’on appelait l’« eau de frontière ».50 Les puits locaux les plus recherchés par les voleurs étaient en effet ceux situés à l’endroit où les terres de trois fermes indépendantes les unes des autres, parfois rattachées à trois paroisses distinctes, se rejoignaient ; la superstition était particulièrement connue dans l’Ouest de l’Irlande.

La technique relative à l’eau de frontière était semblable en tous points à celle d’un puits traditionnel : il s’agissait encore une fois de récupérer « l’écume » ; la puissance supposée de ces puits spécifiques était simplement, de l’avis général, plus probante car ils permettaient logiquement de récupérer trois fois plus de beurre qu’à une source classique.51

Un autre procédé consistait à prendre l’eau de mai [May-water] de trois fermes ou de trois paroisses adjacentes et si une personne prenait cette eau avant tout le monde, elle aurait toute la prospérité. On faisait cela à May

Eve.

A Drumquin, Barney Magrath prenait l’eau de trois sources [...] pour [récupérer] la prospérité de l’année.

Une bouteille d’eau de mai était prise à la jonction des [frontières de trois villes]. On faisait cela sept années de suite et l’année suivante, on [utilisait] une goutte de cette eau [à chaque fois qu’un barattage était effectué].52

Dans le même ordre d’idée, une femme de 81 ans raconte, vers 1940, que dans sa jeunesse, son père amenait ses vaches boire à un endroit où trois « frontières se rejoignaient » à Bealtaine. Un jour de premier mai, les vaches semblèrent plus agitées qu’à l’accoutumée. Dans l’eau, le fermier trouva une

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Boundary water. 51

Il est parfois dit, qu’en plus de voler l’intégralité de la production laitière des trois territoires, il est possible de voler les « rêves » des propriétaires. MS. 1095 §6 (Cork et Kerry).

52

Another process was the taking of the May-water of three farms or three parishes joined and if a

person had this water taken before anyone else he would have all his property. This was done on May Eve. MS. 1095 §42 (Clare). At Drumquin, Barney Magrath took water from three wells [...] to get prosperity for the year. MS. 1096 §155 (Donegal). A bottle of May water was got at the junction of the Mearings) of three townlands. This was kept for seven years and the following year a drop of it was put in the churn everytime it was made. MS. 1095 §93 (Sligo). Voir également MS. 1096 §142 (Donegal).

Dans le comté de Kerry, un informateur explique qu’il fallait apporter un druichtin, c’est-à-dire un petit escargot blanc, à l’endroit où trois rivières se rejoignaient, afin de voler le beurre des trois paroisses adjacentes. MS. 1095 §4 (Kerry).

corde en poils de vache, avec une pierre attachée à chaque bout. Il rentra chez lui et se rendit compte qu’en barattant, il produisait beaucoup plus de beurre qu’à l’accoutumée. Il se rappela de la corde ; il la brûla puis alla voir le prêtre pour lui en parler. Celui-ci lui expliqua qu’il n’aurait pas dû brûler cette corde : le beurre supplémentaire correspondait en fait au beurre qu’on lui avait volé. La corde brûlée, le sort était rompu et il ne lui serait pas possible de retrouver le reste du beurre qui lui avait été dérobé par sorcellerie.53

L’endroit où trois rivières54 se rejoignent avait exactement la même signification qu’un puits situé à la limite de trois territoires : l’essentiel était bel et bien d’utiliser de l’eau de frontière, c’est-à-dire de l’eau située à un croisement. Ainsi :

[Une autre méthode consiste à aller à l’endroit où trois rivières se rejoignent et récolter l’écume en disant] « tout pour moi et rien pour les autres ».

Récemment, on a vu une femme à May Morning, près des eaux de rivière [séparant] les trois paroisses de [Kilmaley, Lissycasey ( ?) et Ballyea]. [On supposait qu’elle volait le beurre des environs].

Certaines vieilles femmes avaient pour habitude de laver leurs seaux à lait à la jonction de deux rivières car elles pensaient qu’elles [récupèreraient ainsi] toute la production des terres par lesquelles les rivières passaient. 55

L’eau de frontière, eau d’une source située à la jonction de trois territoires ou eau puisée à un croisement de rivières,56 devait son importance

53

MS. 1095 §6 (Cork et Kerry). 54

Les rivières revêtaient parfois la même importance que les sources locales dans les pratiques de sorcellerie. Les manuscrits de l’Irish Folklore Commission mentionnent au moins trois exemples où le vol de beurre s’effectuait avec l’aide de l’eau d’une rivière et non d’une eau puisée dans une source locale. MS. 1095 §32 (Clare), §58 (Limerick), MS. 1097 §189 (Laois), ce dernier mentionnant la possibilité d’un vol des récoltes par ce biais.

55

All for myself and nothing for the rest of them. MS. 1095 §7 (Kerry). A woman was seen recently on

May Morning at the river-waters between three parishes [(Kilmaley, Lissycasey ( ?) and Ballyea)]. She was supposed to be gathering butter. MS. 1095 §32 (Clare). Certain old women had the habit of washing the milk buckets at the meeting of two rivers as they thought they would get all the produce of the land where the river flew through. MS. 1095 §18 (Cork).

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Même si, dans le dernier exemple, seules deux rivières sont mentionnées, il nous paraît important de rappeler que, dans l’écrasante majorité des cas, la préférence est donnée au chiffre trois. Nous aurons l’occasion de revenir sur l’importance de ce chiffre dans les traditions associées à Bealtaine. Voir notamment infra, chap. 9.2.1.

au fait que, justement, elle se situait à une frontière, à un croisement, en d’autres termes à une limite.

Il nous semble réducteur de penser que les pratiques de sorcellerie liées à cette eau bien particulière étaient plus effectives, et plus redoutées, parce qu’elles concernaient un territoire plus étendu. La thématique de « limite » correspond bien à la symbolique de Bealtaine, « porte de l’année et du temps », frontière entre hiver et été. Ainsi, la tradition semble avoir transposé la « zone frontière temporelle » symbolisée par la fête à une « zone frontière spatiale ».

La signification de l’eau de frontière peut, sur ce point, être comparée à l’importance attachée à May Eve ou May Morning : ces « temps » délimitaient la nuit de Bealtaine et étaient particulièrement prisés par les sorcières et autres voleurs de profit ; un emplacement situé au croisement ou à la limite de plusieurs domaines nous apparaît de ce fait comme une représentation spatiale implicite d’une symbolique de temps. Et c’est ce transfert quasi-mystique qui conférait à l’eau de frontière toute son efficacité surnaturelle.