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Assemblées rituelles et sites funéraires

Folklore moderne de Bealtaine en Irlande

MANIFESTATIONS SOCIALES

3.2 ASSEMBLEES RITUELLES

3.2.1 Assemblées rituelles et sites funéraires

Un certain nombre de coutumes associaient la fête de Bealtaine aux cimetières et aux tombes. Comme le fait remarquer un informateur du comté de Cork, « il ne [fallait] pas ouvrir de tombe à May Day ».75 Certaines pratiques de sorcellerie étaient, nous l’avons vu, étroitement liées à la mystique des cimetières et des morts : on redoutait que les sorcières n’ouvrissent les tombes à May Eve ou May Day pour s’approprier des mains de cadavres qu’elles utilisaient subséquemment afin de voler le beurre de leurs voisins. De même, les herbes cueillies lors d’un enterrement étaient censées être plus efficaces, du point de vue de la magie.76 Dans les environs de Kilmore, comté de Cork, on racontait l’histoire suivante :

Il existe un cimetière, à environ six miles à l’ouest d’ici et les morts jouent au hurling dans un champ tout proche, à May Eve. Quelqu’un joue d’un gros tambour. Cela est censé être arrivé avant un enterrement, dans ce cimetière. 77

Il s’agit là, à l’évidence, d’une des nombreuses variantes des légendes relatives aux fées qui, rappelons-le, semblaient tout particulièrement

75

It is not right to open a grave on May Day or put green sods in it. MS. 1095 §17 (Cork). L’expression

it is not right implique que ce n’est pas conforme à la morale ou au devoir. On peut penser que la

croyance s’appliquait uniquement aux fossoyeurs (à moins qu’il ne s’agisse d’un avertissement à ceux qui comptait voler des mains de cadavres) car il est, à l’évidence, difficilement concevable d’imaginer un jour précis où l’ouverture des tombes fut envisageable pour un Irlandais moyen. Deux informateurs vont plus loin et affirment qu’il ne fallait pas aller dans les cimetières en mai. MSS. S.440-1 (Kerry). L’antagonisme des coutumes de Bealtaine aurait pu nous faire penser que la croyance inverse existait ; cependant, nous n’avons pas trouvé de référence à l’aspect « favorable » des visites rendues aux cimetières en mai, ce que l’étude qui suit semble confirmer.

76

Les Quatre fêtes irlandaises d’ouverture de saison, Op. cit., p. 311. La source précise n’est malheureusement pas mentionnée par l’auteur. Il s’agit bien entendu des herbes de mai utilisées pour certains sorts ou à des fins curatives.

77

There is a graveyard about six miles west of this place and the dead men play a hurling match in field

near it on May Eve. A big drum is played. This is supposed to happen previous to a funeral, for this cemetary. MS. 1095 §27 (Cork).

affectionner les activités sportives de May Night. Cette version reflète tout autant la crainte du « Bon Peuple » que la croyance selon laquelle le monde des morts et celui des vivants se rejoignaient à cette période de l’année. Ne disait-on pas que les fées « [sortaient] de leurs tombes chaque nuit du mois de mai pour [se battre] » ?78

Il est également intéressant de noter que, dans certains cas, les foires irlandaises étaient organisées à proximité, parfois dans l’enceinte même, de cimetières :

Susan Leigh Fry a remarqué dans son étude des sites funéraires en Irlande médiévale que « l’enceinte sanctifiée entourant l’église, dont le cimetière faisait partie, était souvent le siège d’un grand nombre d’activités séculaires… [parfois ‘préchrétiennes’] ». Il existe, [dans les anciennes sagas et légendes irlandaises,] de nombreux exemples de lieux sacrés et de sites funéraires dans lesquels on organisait des foires et des marchés [et] en dépit du fait que la fonction et les activités relatives aux anciennes oenachs se démarquaient sensiblement des foires médiévales et modernes, on avance que la pratique associant les [cimetières] aux foires et aux marchés perdura jusqu’au Moyen Age.79

En dépit des relations que la fête de Bealtaine entretenait indirectement avec les sites funéraires, et contrairement à ce qui a pu être avancé par certains chercheurs, les pèlerinages aux cimetières directement mis en relation avec Bealtaine semblent avoir été rares, en tout cas sous l’aspect folklorique moderne de la célébration qui nous intéresse ici. Un des exemples ayant retenu notre attention avant l’entreprise de notre travail sur le terrain était le cimetière de Kilsarcon, dans le comté de Kerry, entre les villages de Scartaglen et de Dromulton. Le site funéraire étant situé à proximité de deux

78

[Fairies] rise from their graves every night in the month of May to fight the old battles that they fought

long ago. MS. S.26 (Galway).

79

Susan Leigh Fry noted in her study of burial in medieval Ireland that the ‘sanctified enclosure

surrounding the church –which included the graveyard– was often the focus of a wide range of secular activities...a number of which date from ‘pre-Christian time’’. There are many examples of sacred sites and burial places being used as locations for fairs and markets throughout the literature of early Irish sagas and legends [and] while the function and activity of the early oenach differed substantially from the medieval and modern fair, it is suggested that the practice of associating gravesites or cemeteries with fairs and markets continued until the Middle Ages. « From Charters to Carters : Aspects of Fairs and

Markets in Medieval Leinster », Op. cit., p. 21. En 1308, Edouard II interdit l’organisation de foires dans l’enceinte des églises. Selon Holton, les marchés des XIIe et XIIIe siècles entraînèrent l’agrandissement des enceintes de certaines églises ; dans d’autres cas, il est probable que certaines églises furent construites à proximité de lieux où les foires et les marchés étaient organisés. Ibid., p. 22. Nous aurons l’occasion de revenir en détail sur les oenachs et leur association supposée avec les sites funéraires lorsque nous aborderons le cas d’Uisneach. Voir infra, chap. 4.3.2.

sources sacrées apparemment associées à la fête de Bealtaine,80 c’est avec grand intérêt que nous avions accueilli le témoignage suivant :

Les pèlerins venaient faire des « tours » les jeudis, vendredis et samedis de mai [dans le cimetière de Kilsarcon]. Au milieu du cimetière se trouvent de vieilles ruines dont le site originel, selon la tradition locale, est à deux miles de là, sur une colline, dans un endroit appelé Dromulton. Une rivière coule entre les deux sites. Les ruines changèrent de place par suite de désacralisation du site due à l’inhumation d’un protestant dans le cimetière (catholique). On prétend qu’un passant fut témoin de la scène et qu’alors deux grosses pierres plates se détachèrent de cette énorme masse en mouvement et tombèrent dans la rivière.81

Selon un manuscrit de la Schools’ Collection, il fallait faire le tour du site par trois fois, dans le sens inverse des aiguilles d’une montre, en récitant le Rosaire à chaque tour.82 D’après le même informateur, les visites au cimetière de Kilsarcon s’effectuaient le Vendredi saint et pendant toute la durée du mois de mai. La nature fondamentalement chrétienne de la coutume semble manifeste, d’autant plus qu’aucune tradition ne rattache directement le lieu à la fête de mai. Nos investigations dans les environs du cimetière n’ont fait que confirmer cette intuition.83 Si les pèlerinages au cimetière de Kilsarcon s’effectuaient bien en mai, la probabilité selon laquelle ils furent effectivement associés à Bealtaine est donc quasi-nulle. Dans le meilleur des cas, la relation est impossible à prouver.

Il faut se tourner vers les travaux de William Wilde pour trouver un exemple véritablement probant :

Il n’était pas rare, il y a quinze ou vingt ans, de saigner tout un troupeau de bétail un matin de mai, et de sécher puis brûler le sang. Enfant, nous avons vu plus d’une fois le grand fort de Rathcrogan tout entier, alors le centre d’un des plus grands et fertiles lieux de pâturage du Connacht, littéralement rougi par le sang ainsi versé ce matin de mai. [...] Dans certains districts, et particulièrement pendant les périodes difficiles, une partie du sang ainsi versé était intégrée au repas, bouillie [pour faire du posset]84 et mangée par

80

Le City Well et le Dromtariff Well. Voir infra, chap. 3.2.3.3. 81

Les Quatre fêtes irlandaises d’ouverture de saison, Op. cit., p. 285, citant le MS. 888 ( ?), Knockeenahone, comté de Kerry.

82

MS. S.445 (Kerry). 83

Le cimetière semble relativement récent ; les plus anciennes tombes apparentes datent du XVIIIe siècle. Si le chemin permettant de faire le « tour » du site, de même que les ruines censées avoir changé de place, existent toujours, la tradition des pèlerinages de mai semble avoir disparue ; les personnes que nous avons interrogées ne connaissent aucune tradition associant le site à la fête de Bealtaine.

84

Le posset est une boisson chaude à base de lait caillé avec de la bière ou du vin. On y ajoutait parfois de l’avoine et des oignons.

le troupeau et les pauvres. Mais un grand nombre de ces coutumes, ridiculisées ou formellement interdites par le clergé catholique [...], tombent rapidement en désuétude.85

William Wilde commente la tradition comme suit :

Saigner le bétail à cette période de l’année était à l’évidence effectué dans un but sanitaire, comme certains des vieux ouvrages médicaux le recommandaient pour les humains ; mais [le fait de] choisir ce jour précis, et de brûler le sang par la suite, est à l’évidence un vestige de rites païens.86

L’analyse de Wilde semble quelque peu légère : le fait qu’une tradition se déroule à une date précise correspondant à une fête dont l’antiquité reste tout de même à démontrer (et encore s’agit-il d’un matin de mai et non spécifiquement du matin de Bealtaine), n’est pas en soi une preuve d’antiquité de ladite tradition. De même, la récurrence d’une locution telle que « à l’évidence » dans la rhétorique de l’auteur nous paraît, dans ce cas, malvenue : elle implique ici une absence de démonstration.

Nous nous devons d’ajouter que le témoignage de Wilde est pratiquement unique :87 si la bonne foi de William Wilde n’est a priori pas à mettre en cause, force est de constater qu’il s’agit là d’un écueil dommageable à l’établissement d’une théorie aussi fondamentale. Afin de redonner aux dires de l’auteur la crédibilité qu’ils méritent, nous devons nous tourner vers l’étude du site lui-même, étude au demeurant négligée par Wilde.

Le fort de Rathcrogan, situé dans le comté de Roscommon, fut, au même titre que Navan ou Tara, l’un des hauts lieux de la royauté en Irlande. Il

85

[...] it was not unusual, some fifteen or twenty years ago, to bleed a whole heard of cattle upon a May

morning, and then to dry and burn the blood. We have more than once, when a boy, seen the entire of the great Fort of Rathcrogan, then the centre of one of the most extensive and fertile grazing districts of Connacht, literally reddened with the blood thus drawn upon a May morning. [...] In some districts, and particularly during hard times, some of the blood thus drawn used to be mixed with meal, boiled into a posset and eaten by the herds and the poor people. But many of these ceremonies, having been either laughed at or positively interdicted by the more educated Roman Catholic clergy, are fast falling into disuse. Irish Popular Superstitions, Op. cit., p. 32.

86

Bleeding the cattle at this period of the year was evidently done with a sanitary intention, as some of

the older medical works recommended in the human subject ; but choosing that particular day, and subsequently burning the blood, were evidently the vestiges of some Heathen rites. Ibid., p. 32.

87

MS. 1096 §71 (Galway) : selon l’informateur, on assemblait vaches et veaux au centre des villages à

Bealtaine. Un homme, choisi pour ses compétences, avait pour rôle de couper une veine bien spécifique

située sur la queue des animaux à l’aide d’un petit instrument, composé d’une lame perpendiculaire au manche. On pensait que les vaches s’engraisseraient plus rapidement, une fois le saignement effectué. D’après l’informateur, des lieux tels que Poll na Fola (« Trou sanglant ») ou Tamhnach na Fola (« Terre arable sanglante ») doivent leur nom à la coutume.

était, selon la tradition, le siège royal de la légendaire reine Medb88 et de son époux Ailill, roi du Connacht et correspond au lieu où les péripéties de La Razzia des vaches de Cooley, l’un des textes majeurs de la littérature épique irlandaise, débutèrent. Il constitue en fait le centre approximatif d’un ensemble, s’étendant sur environ 800 hectares, constitué d’une cinquantaine de sites, principalement funéraires, élaborés ou construits sur plusieurs millénaires. Les plus anciens datent de l’ère préhistorique, les plus récents du Moyen Age.89

Le fort de Rathcrogan, qui se présente désormais sous la forme d’un tertre artificiel approximativement circulaire,90 est lui-même souvent décrit comme un site funéraire d’importance où un grand nombre de guerriers valeureux furent enterrés. On l’assimile souvent à un lieu d’investiture royale et à un « endroit magique [comportant] une entrée vers l’Autre Monde ».91

La coutume du saignement de bétail au fort de Rathcrogan a totalement disparu aujourd’hui, ce qui n’est en soi pas étonnant : elle était déjà moribonde au début du XIXe siècle. L’argumentaire de Wilde tendant à assimiler la coutume à une survivance païenne est relativement faible. Pourtant, l’association de cette coutume à un lieu apparemment hautement symbolique dans l’Irlande préchrétienne semble accréditer sa théorie : le fort de Rathcrogan était un site d’investiture royale, doublé d’un site funéraire d’importance, lui-même assimilé à une porte vers l’« Autre Monde », ce qui doit être interprété comme une possibilité de communication entre le monde des morts et celui des vivants. Ce dernier point n’est pas sans rappeler la thématique des fées. Bealtaine était, avec Samhain, le seul moment de l’année où les portes imaginaires séparant le monde des humains et le monde des fées s’ouvraient. Il est également intéressant de noter qu’un autre nom du tertre de Rathcrogan est Cruachain, qui pourrait désigner, à en croire John Waddel, « le peuple de la colline / du tertre »,92 en d’autres termes le peuple des fées.

88

Medb, aussi appelée Meave, Meadhbh, Méadhbh, Maev, Meave ou Maive est une des figures centrales de ce que l’on appelle le Cycle de l’Ulster dans la tradition mythologique irlandaise ; plus qu’une reine, elle semble avoir été le reflet d’une déesse celtique. Voir Dictionary of Celtic Mythology, Op. cit., pp. 326-8.

89

Waddel, John. The Prehistoric Archaeology of Ireland. Dublin : Wordwell, 2000 (Galway University Press Ltd., 1998), pp. 347-8.

90

John Waddel donne une excellente description topographique du site. Ibid., pp. 347-53. 91

A magic place with an entrance to the Otherworld. Ibid., p. 347. 92

L’association est doublement intéressante. Elle autorise tout d’abord une justification folklorique de la coutume de saignement de bétail à Rathcrogan : les forts étaient la résidence des fées et les fées étaient liées, dans le folklore moderne, à Bealtaine ; tout porte donc à croire que, dans sa prolongation folklorique, la coutume put s’apparenter à un rituel prophylactique que la symbolique de la fête, couplée à l’influence magique des fées, justifiait. De plus, si l’on accepte le fait que la tradition a effectivement une origine païenne antique, les fées se retrouvent, par ce biais, directement associées au monde des morts : le monde des fées, que nous connaissons déjà sous l’appellation du « monde de l’Au-delà », serait alors confondu avec le monde des esprits. Cela implique que les fées elles-mêmes, loin d’être une race à part entière, pourraient se constituer comme une projection contemporaine des ancêtres décédés. Un informateur du comté de Meath va plus loin en affirmant que « les fées sont les Túatha Dé Dánann ».93 En revanche, affirmer que l’assemblée rituelle originale de Rathcrogan constituait une célébration liée au culte des ancêtres semble prématuré. Seule l’étude de la fête ancienne de Beltaine pourra éventuellement étayer cette hypothèse, ou l’infirmer.