• Aucun résultat trouvé

Section I. La vision juridictionnelle du contentieux en France

B. La thèse de Bonnard

C’est un disciple de DUGUIT, Roger BONNARD qui, en 1933, dans les Mélanges offerts à

CARRE de MALBERG, essaie de trouver cette définition matérielle de la fonction juridictionnelle qui pourrait donner sens à la répartition tripartite du pouvoir en législatif, exécutif et juridictionnel et, notamment, à la vision juridictionnelle du contentieux79. Pour BONNARD, s’il existe une séparation des pouvoirs, c’est parce qu’elle a comme fondement une séparation des fonctions expliquant cette répartition80.

BONNARD définit la fonction juridictionnelle par la contestation qui, d’après lui, est

propre aux juridictions. La juridiction serait alors la fonction de redressement du droit qui est sollicitée lorsqu’il existe une demande de constater le droit et de faire cesser des atteintes portées aux droits subjectifs81. Pour BONNARD, la présence de deux parties n’est pas nécessaire dès lors qu’il existe une certaine résistance ou opposition à la prétention émise82. À partir de la contestation et de la prétention, la juridiction devra procéder à un constat de droit qui aura en soi la vertu de faire cesser la contestation, mais aussi elle pourra procéder à une décision si le

77 Gaston J

EZE, Les principes généraux du droit administratif, t. 1. 3e éd. Paris 1925, Réimpression, Dalloz, 2005, p.

48 et 226.

78 Raymond CARRE deMALBERG, Contribution à la théorie générale de l’État, op. cit. p. 785.

79 « la séparation organique des fonctions n’a été conçue que bien après leur distinction matérielle », Roger

BONNARD, « La conception matérielle de la fonction juridictionnelle », loc. cit., p. 7.

80 « Car à une séparation organique de compétences correspond toujours une distinction matérielle entre ces

compétences, vu qu’autrement la séparation organique n’aurait pas de raison d’être », Roger BONNARD, Le contrôle

juridictionnel de l’administration, étude de droit administratif comparé, éditions Delagrave, Paris, 1934,

réimpression Dalloz, Paris, 2006, p. 7.

81 « (…) il faut que l’attente au droit constitue une atteinte à un droit subjectif. (…) La fonction juridictionnelle ne

peut donc intervenir que lorsqu’un droit subjectif peut être mis en cause. (…) Par conséquent, la décision sur recours hiérarchique n’aura pas le caractère juridictionnel au point de vue matériel si le recours soulève une question d’exercice de pouvoir discrétionnaire », Roger BONNARD, « La conception matérielle de la fonction

juridictionnelle », loc. cit., p. 28. Cf. Roger BONNARD, « Les droits publics subjectifs des administrés », R.D.P. 1932,

p. 695.

82 « On peut, en effet, considérer qu’il y a contestation dès lors que, sans formuler expressément une prétention

opposée et sans figurer comme partie au procès, il y a de la part d’un tiers, opposition et résistance à la réalisation de la prétention émise. (…) alors il faut prendre cette idée dans le sens large d’opposition et de résistance, et non pas dans le sens étroit qu’elle possède dans le procès entre parties », Roger BONNARD, « La conception matérielle de

constat n’y suffit pas83. L’organe qui est chargé des contestations, ainsi que les formes dans lesquelles les juridictions agissent, ne seraient que des conséquences de l’exercice de la fonction matériellement juridictionnelle.

De prime abord, la tâche que se propose BONNARD est celle de donner une explication

non formelle de la séparation des pouvoirs qui devrait conduire à la reconnaissance des fonctions matériellement juridictionnelles au sein même de l’administration et, en conséquence, à une théorisation de ce constat. BONNARD donne la notion de recours

administratifs et celle de décision préalable comme des fonctions matériellement juridictionnelles84. De plus, BONNARD affirme que l’exercice de la fonction matériellement juridictionnelle ne transforme pas l’organe en juridiction et, de cette façon, reconnaît que la fonction juridictionnelle n’est pas limitée aux juridictions85. En réalité, BONNARD ne réussit pas à s’extraire de son temps et de ses prédécesseurs et, même s’il essaie de contredire CARRE de

MALBERG, il partage son point de vue bien plus qu’il ne le croit : chez BONNARD, la définition

matérielle de la fonction juridictionnelle n’a pas pour fonction de démontrer combien la vision juridictionnelle de la fonction contentieuse, qu’il appelle juridictionnelle, est irréelle et artificielle. L’identification matérielle de la fonction juridictionnelle doit servir, au contraire, à transformer en juridiction au sens formel, notamment organique, toutes les fonctions matériellement juridictionnelles86. Ainsi, il affirme que le contrôle exercé sur l’administration devrait « échapper à l’administration »87 pour être confié à des tribunaux. La juridictionnalisation de la fonction matériellement juridictionnelle est, pour lui, une sorte d’idéal-type88. BONNARD cherche à identifier matériellement la fonction juridictionnelle afin de la placer organiquement89 et de la faire se développer suivant les formes du « type

juridictionnel » 90.De surcroît, après avoir reconnu l’existence des fonctions « matériellement

83 « En effet, la constatation est par elle-même un acte juridique, car elle produit des effets de droit. Elle produit

notamment cet effet de droit de faire cesser la contestation soulevée devant le juge », Roger BONNARD, « La conception matérielle de la fonction juridictionnelle », loc. cit., p. 24.

84 Ibidem, p. 12.

85 « Ce n’est pas le fait d’exercer la fonction juridictionnelle qui donne à un organe la qualité de juge. Un organe

qui par sa situation est administratif un organe administratif reste tel, même lorsqu’il accomplit des actes qui sont matériellement juridictionnels. Ce qui constitue exclusivement la qualité de juge, c’est une certaine situation spéciale qui lui est faite (…) », Roger BONNARD, Le contrôle juridictionnel de l’administration, op. cit., note 1. p. 93.

86 La définition matérielle de la fonction juridictionnelle « (…) sert à dire ce qui doit être juridictionnel au point de

vue organique ou formel », Roger BONNARD, « La conception matérielle de la fonction juridictionnelle », loc. cit., p.

5.

87 « (…) il semble que normalement le contrôle où intervient la fonction juridictionnelle devrait échapper à

l’administration et revenir à un organe ayant la qualité de juge et constitué en tribunal, et cela, à raison du principe tiré de la séparation des pouvoirs au sujet de la fonction juridictionnelle d’après lequel cette fonction doit être exercée par des tribunaux(…) Ce contrôle de l’administration qui est matériellement juridictionnel devrait, en même temps qu’il est juridictionnel au point de vue formel, c’est-à-dire comme s’exerçant suivant des procédures de nature juridictionnelle, être aussi juridictionnel au point de vue organique, c’est-à-dire exercé par un organe juridictionnel, par un tribunal (…) Or cette organisation normale du contrôle juridictionnel de l’administration ne se trouve à l’état pur dans aucune législation administrative », Roger BONNARD, Le contrôle juridictionnel de

l’administration, op. cit., p. 6.

88 Le concept d’idéal type, cher à Max W

EBER, a été d’abord formulé par JELLINEK qui présente les idées de

MONTESQUIEU comme un idéal type d’État. Cf. Georg JELLINEK, L’État Moderne et son Droit, Ire partie, trad. par

Georges FARDIS, V. Giard & E. Brière, Paris, 1911, p. 105.

89« On a vu que la décision disciplinaire avait tout comme la décision pénale le caractère matériel d’acte

juridictionnel, et on en a conclu qu’il fallait lui appliquer des formes et procédures juridictionnelles et même en attribuer compétence à des organes juridictionnels », Roger BONNARD, « La conception matérielle de la fonction juridictionnelle », op. cit., p. 10.

juridictionnelles » en dehors des juridictions, notamment les fonctions du Sénat constitué en

Haute Cour de Justice91 et, en particulier, le contentieux tranché au sein de l’administration, BONNARD affirme que « cela est la conséquence de ce que la séparation des pouvoirs n’est pas

rigoureusement appliquée»92.

En France, la vision juridictionnelle du contentieux ne pourrait être le résultat ni de la vision classique de la séparation des pouvoirs ni de l’identification matérielle de la fonction juridictionnelle aux fins de sa progressive juridictionnalisation. Les faits contrediraient ces théories « (…) non

seulement le système français est autre chose que la séparation des pouvoirs exécutif et judiciaire, à vrai dire il en est tout l’opposé » 93. Ces constructions de la doctrine cherchent à expliquer théoriquement et rationnellement des faits davantage politiques que technico-juridiques. Or, c’est dans ce contexte qu’il faut trouver les raisons de la vision exclusivement juridictionnelle du contentieux en France.

Sous-section 2. Les raisons de la vision juridictionnelle du contentieux

N’étant pas le résultat de la version classique de la séparation des pouvoirs, les juridictions judiciaires sont, en principe94, exclues du contentieux administratif95. Cependant, une partie de la première doctrine du début du XIXe siècle plaidait pour la suppression de la juridiction administrative, en faveur d’un monopole juridictionnel du contentieux dans le sens de la séparation classique des pouvoirs96. C’était notamment l’idée de CORMENIN et de MACAREL. Pour CORMENIN, le Conseil d’État n’offre pas assez des garanties en tant que juridiction et, par conséquent, il propose que les affaires contentieuses soient assignées à un tribunal administratif spécial97. Quant à MACAREL,

IL relève le besoin d’instaurer une Cour de justice administrative, tout en conservant le Conseil d’État

91 « Le Sénat peut être constitué en Cour de justice pour juger, soit le Président de la République, soit les ministres,

et pour connaître des attentats commis contre la sûreté de l'État », article 9 de la loi du 24 février 1875.

92 Idem., p. 12. 93 René J

ACQUELIN, Les principes dominants du contentieux administratif, op. cit., p. 32.

94 Mis à part, par exemple, le contentieux d'accidents causés par des véhicules publics ou privés, concentré dans

des juridictions judiciaires (loi du 31 décembre 1957) ; il existe aussi tout un contentieux des autorités indépendantes qui est laissé à la compétence du juge judiciaire Cf. Roland DRAGO, « Le juge judiciaire, juge

administratif », loc. cit. ; Pierre DELVOLVE, « La cour d’appel de Paris, juridiction administrative », loc. cit. Selon les

termes du professeur GOHIN, les juridictions judiciaires seraient toujours exclues du contentieux administratif, mais non du contentieux de l’administration : cf. Olivier GOHIN, Contentieux administratif, op. cit., p. 1.

95 « Si le pouvoir judiciaire avait été ce pouvoir investi de la fonction qui consiste à juger (au sens que donne Artur

à ce mot), l’ordre judiciaire, qui était investi de ce pouvoir (Const. De 1791, tit. III, pr., art. 5), aurait en toute la fonction de juger, en matière civile et en matière administrative, ou, du moins, c’est par exception qu’on lui aurait soustrait la connaissance des affaires administratives », Léon DUGUIT, Traité de Droit Constitutionnel, t. II, op. cit.,

p. 678.

96 Cette idée s’est renforcée pendant le XIXe siècle par les libéraux qui plaidaient la suppression de la Juridiction

administrative, en faveur de la compétence absolue des juridictions judiciaires et qui a finalement conduit à la création du tribunal des conflits. Cf. René FRILEUX, La question de la suppression de la justice administrative, thèse, éd. Jouve, Paris, 1903.

97 « C’est que n’offrant pas aux citoyens assez de garanties, elle ne leur inspire pas non plus assez de confiance »,

Louis Marie DE CORMENIN, Du Conseil d’État envisagé comme conseil et comme juridiction dans notre monarchie

constitutionnelle, éd. Hérissant Le Doux, Paris, 1818, p. 124. En conséquence, il propose : « Laissons donc le Conseil d’État à ses éminentes et utiles fonctions : qu’il soulage les ministres ; qu’il prépare les lois, les règlements, les ordonnances ; qu’il se mêle des affaires publiques et non des affaires particulières ; qu’il soit un conseil, et non un tribunal : c’est l’intérêt véritable des citoyens et du gouvernement, c’est l’esprit de son institution qui le veulent ainsi », ibidem, p. 136.

comme un organe simplement consultatif98. Il s’appuie directement sur des idées de MONTESQUIEU pour affirmer que les attributions contentieuses des administrateurs, qu’il dénomme attributions de « juridiction contentieuse », sont « contraires aux vrais principes » dont on déduit facilement celui de la séparation des pouvoirs99. Ainsi, pour MACAREL, une contestation appelait nécessairement un juge et, dans la logique du monopole juridictionnel du contentieux qu’il proposait, le règlement d’un contentieux fait présumer le caractère juridictionnel de la compétence et de la décision100. D’autres auteurs ont aussi appelé la mise en conformité de la juridiction administrative à la séparation classique des pouvoirs, comme ce fut le cas de BERENGER qui alla même proposer l’assignation du

contentieux administratif à la juridiction judiciaire101 et de HUET DE COËTISAN qui resta dans la logique d’une Cour suprême d’administration, mais séparée de la juridiction judiciaire102.

Aucune de ces propositions, fondées sur une certaine séparation des pouvoirs, n’a été mise en œuvre. Or, c’est précisément l’existence de la juridiction administrative qui explique la vision juridictionnelle excluant l’administration active du contentieux. Il s’agit d’une vision qui sert d’abord à la justification de la juridiction administrative (§1) et qui s’affermit par la consolidation même de la juridiction administrative (§2).

§1. La justification de la juridiction administrative

Pour justifier la juridiction administrative, l’activité contentieuse de l’administration a été condamnée. Cette affirmation est le résultat d’un paradoxe : à partir d’un système où le contentieux administratif est majoritairement tranché par un tribunal placé au sein de l’administration, et non à l’intérieur de la branche juridictionnelle du pouvoir103, on pourrait être conduit à penser que ce serait

98 Louis-Antoine M

ACAREL, Des tribunaux administratifs, ou introduction à l’étude de la jurisprudence

administrative, J.-P. RORET, Paris, 1828, p. 492 et s. notamment p. 524.

99 « (…) je dis que l’ordre présent des choses est contraire aux vrais principes », ibidem, p. 113, et, en critiquant le

Ministre - juge, aussi considéré comme étant contraire « aux principes », à partir des idées de MONTESQUIEU, (cit. p.

143) il ne cache pas son effarement : « Quel chaos ! Quelle large source de désastres politiques ! », (ibidem, p. 144.)

100 «Remarquez ensuite que le décret ne porte pas le mot contravention, qui pourrait offrir matière à quelque

équivoque ; mais bien le mot contestation, qui, par lui-même, suppose un litige et un juge. (…) Le maire (…) a nécessairement le droit et le devoir d’informer sur le fait, d’entendre le prévenu, de connaître de la cause, et de statuer enfin secundùm allegata et probata. Or, ce sont précisément là tous les caractères de la juridiction contentieuse et ce qui la sépare de la juridiction volontaire ou de pur commandement », ibidem, p. 176-177.

101 « Il faut ensuite à la France des juridictions chargées de juger solennellement les matières contentieuses »,

BERENGER, De la Justice criminelle en France, L’huillier, Paris, 1818, p. 353. Et, entre l’option de créer un tribunal

administratif suprême ou des tribunaux administratifs « comme sous l’ancienne monarchie » (cit. p. 353) et celle de renvoyer le contentieux administratif aux juridictions judiciaires, il tranche pour la seconde option : « Les

décisions de cette justice ordinaire seraient plus régulières, plus honorées, et auraient un caractère plus respectable »,(cit, p. 355). Pour lui, une des vertus de ce système serait la « destruction » pour toujours, des conflits de juridiction (cit. p. 356).

102 « Il faut ramener le Conseil d’État à sa destination primitive. Qu’il ne soit qu’un conseil aulique et n’ait point de

juridiction ; qu’il discute en secret ; qu’il rédige les projets de loi ; qu’il donne des avis dans toutes les affaires où le monarque juge à propos de le consulter; mais, qu’il cesse de s’occuper des affaires privées et de rendre des jugements. Le comité du contentieux doit en être détaché pour former une cour suprême d’Administration (...) Elle serait composée comme les cours judiciaires (…) », HUET DE COËTISAN, De la puissance civile, p. 357, cit. par Louis

Antoine MACAREL, Des tribunaux administratifs, op. cit., p. 355.

103 L’existence du pouvoir juridictionnel en France où, dans le contexte de l’unité du pouvoir, de la branche

juridictionnelle du pouvoir, est très discutée : MICHEL TROPER, «Fonction juridictionnelle ou pouvoir judiciaire ? », in

Pouvoirs, n° 16, La justice, 1981, p. 6 ; Dominique TURPIN, « Le pouvoir judiciaire » in Constitution et justice,

Onzième session de l’Académie de Droit constitutionnel, Tunis, 1995, Presses de l’Université des sciences sociales

là le contexte le plus propice à la reconnaissance des fonctions contentieuses non juridictionnelles. Cependant, le fait que le contentieux administratif soit confié à des institutions organiquement administratives, a joué historiquement à l’encontre de l’activité contentieuse de l’administration active. Même si c’est dans l’activité contentieuse de l’administration que l’on situe les origines de la juridiction administrative (A), la rationalisation du système (B) a entraîné la vision exclusivement juridictionnelle du contentieux.