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L’instauration d’un système de collaboration entre les branches du pouvoir

Section II. La vision juridictionnelle du contentieux en Colombie

B. L’instauration d’un système de collaboration entre les branches du pouvoir

La Constitution de la République de Colombie de 1886 instituait un système classique de séparation des pouvoirs, ce qui s’est montré rapidement problématique282 . En 1936, le Congrès a réalisé la plus profonde révision de la Constitution antérieure 283. L’article 21 de la réforme dispose : « sont organes du pouvoir public : le législatif, l’exécutif et le judiciaire. Les organes du pouvoir public

sont limités, ils ont des fonctions séparées, mais collaborent harmonieusement à la réalisation des fins de l’État » 284. Pour la première fois, et d’un point de vue constitutionnel, les finalités publiques n’étaient pas assignées différemment à chaque « pouvoir » (désormais organe du pouvoir – article 22 de la réforme de 1936); mais, à l’État dans son unité. La collaboration des organes a été reproduite dans la réforme constitutionnelle de 1945. Elle a remplacé l’expression des organes du pouvoir pour l’expression des branches du pouvoir285. De plus, par une influence de DUGUIT dans les institutions colombiennes, la réforme constitutionnelle de 1945 a adopté le terme juridictionnel, à la place de celui de judiciaire. Cette modification a été critiquée par UPRIMI pour qui les idées de DUGUIT

n’auraient pas dû être transposées au droit colombien, car il utilisait le terme juridictionnel pour expliquer le fait qu’il comprenait tantôt des organes judiciaires, tantôt des organes administratifs, ce qui était absolument étranger aux institutions colombiennes286. Pour UPRIMI, le terme judiciaire est

280Art. 57, titre V de la Constitution de la République de la Colombie : « Tous les pouvoirs publics sont limités et

exercent séparément leurs attributions respectives ». La Constitution utilisait les termes de Pouvoir Judiciaire et

d’Administration de la Justice.

281Carlos M

ELGUIZO, « Separación y limitación de los poderes públicos », Revista de la Academia colombiana de

jurisprudencia, an V, 28 juin 1915, n° 49, p. 247.

282 « Il semble qu’une fausse interprétation de la doctrine de ce célèbre auteur ait conduit son application

constitutionnelle à un excès de séparation (…) En réalité, la doctrine demande la collaboration harmonieuse des trois branches du pouvoir, justement puisqu’elles sont séparées », Eduardo FERNANDEZ, Las Constituciones

colombianas comparadas, t. II, éd. Universidad de Antioquia, Medellin, 1964, p. 143.

283 La réforme de 1936 ou la réforme « socialisante » a été entreprise par le parti libéral, majoritaire au Congrès,

sous la direction du Président de la République, Alfonso LOPEZ et elle a modifié tellement les institutions colombiennes, que le parti au pouvoir parlait d’une nouvelle république. Cette grande réforme a été connue comme la « révolution en marche » soutenue par un « front populaire » des parties de gauche. Cf. Luis SÁCHICA, La

Constitución colombiana, cien años haciéndose, Universidad nacional autónoma de México, 1982, p. 68-69.

284 Acte de réforme de la Constitution numéro 1, du 5 août 1936.

285 Des organes et des branches : « Cette similitude avec le corps animal, a été remplacée par une similitude

végétale en 1945. Nous préférons la première des deux », Eduardo FERNANDEZ, Las Constituciones colombianas comparadas, t. II, op. cit., p. 142. « Maintenant on conçoit le pouvoir public comme un arbre dont son tronc fait naître trois branches. Ce qui ne laisse non plus d’être un peu artificiel », Jacobo PEREZ, Derecho constitucional

colombiano, 5e éd. Temis, Bogota, 1997, p. 399.

286 « (…) les auteurs de la réforme constitutionnelle, en 1944 et qui a été finie en 1945, n’avaient pas bien compris

Duguit, qui était l’auteur français le plus important et qui a remplacé la notion de « fonction judiciaire » par celle de « fonction juridictionnelle » ; mais, il a déclaré très clairement et très précisément, que la « fonction juridictionnelle » n’est pas seulement exercée par les autorités judiciaires, mais aussi par celles administratives, par conséquent, nous ne pouvons que qualifier de faute grave le remplacement fait, par la réforme de 1945, du

plus précis, en tant qu’il exprime bien le monopole « judiciaire » du contentieux. La collaboration entre les branches du pouvoir a été maintenue dans l’article 113 de l’actuelle Constitution de 1991 qui a préservé, presque inchangé, le principe posé depuis 1936 : « Ce sont des branches du pouvoir

public, la législative, l’exécutive et la judiciaire. (…) Les différents organes de l’État ont des fonctions séparées ; mais, ils collaborent harmonieusement à la réalisation de ses fins ».

Les origines théoriques de la réforme constitutionnelle de 1936, instaurant la collaboration entre les branches du pouvoir, sont françaises. À l’époque, les publicistes français étaient constamment consultés en Colombie, notamment Léon DUGUIT287 et CARRE de MALBERG. Darío

ECHANDIA, ministre du gouvernement, équivalent aujourd’hui du ministre de l’Intérieur, chargé de la rédaction de la réforme de 1936, était un connaisseur des thèses de DUGUIT288. Ainsi, la doctrine

n’hésite pas à affirmer que l’unité du pouvoir et la collaboration entre les branches du pouvoir sont issues directement de la pensée de DUGUIT289 ; mais, son influence sur la révision constitutionnelle a

été beaucoup plus étendue, notamment en matière de fonction sociale de la propriété privée290. L’unité du pouvoir était une idée énoncée en France. Dès la Constituante de 1789, le représentant MOUNIER mettait en garde sur les dangers de ce qui deviendrait ultérieurement la

version classique de la séparation des pouvoirs : « Pour que les pouvoirs soient à jamais divisés, il ne

faut pas qu’ils soient entièrement séparés»291 Cette idée a été reprise par SAINT-GIRONS pour qui, bien que les pouvoirs soient « indépendants », ils doivent rester « unis dans leur action pour produire

l’harmonie »292. DUGUIT et CARRE de MALBERG reviendront sur ces idées.

En effet, Léon DUGUIT a utilisé pour la première fois le terme collaboration des pouvoirs, tout

d’abord pour l’opposer à la séparation des pouvoirs qu’il délaissait afin d’expliquer les systèmes parlementaires où tous les organes participent à l’accomplissement des fonctions : « Le

gouvernement parlementaire (…) repose non point sur la séparation des pouvoirs ; mais, au contraire

terme « fonction judiciaire » par celui de « fonction juridictionnelle », Leopoldo UPRIMI, « La ambigüedad e inconveniencia de los términos « jurisdicción », « función jurisdiccional » y « rama jurisdiccional del poder público » en torno de una reforma constitucional propuesta por la comisión Echandía », loc. cit., p. 390.

287 DUGUIT a été traduit en espagnol en 1913 et rapidement il a connu un énorme succès en Colombie : Léon

DUGUIT, Las transformaciones del derecho público, trad. Adolfo POSADA et Ramón JAEN,éd. Francisco Beltrán Librería

Española y Extranjera, Madrid, 1913.

288 DUGUIT a été cité tant par le gouvernement que par les parlementaires, dans de nombreux débats au cours de la

discussion de la réforme de 1936, notamment en ce qui concerne la fonction sociale de la propriété. Cf. Jaime VIDAL, « Prólogo » à La reforma constitucional de 1936, (Álvaro TIRADO et Magdala VELASQUEZ), éd. La oveja negra,

Bogota, 1982, p. 9.

289 « Aujourd’hui on n’admet pas qu’il existe coexistence de plusieurs pouvoirs publics (…) En conséquence (…) on a

changé l’expression “pouvoirs publics” par celle de “organes de l’État”. À Duguit, à qui on le doit, il a semblé plus confortable (…) », Jacobo PEREZ, Derecho constitucional colombiano, 5e éd. op. cit., p. 398.

290 Le Recteur H

INESTROSA n’hésite pas à affirmer que « La réforme constitutionnelle de 1936, avec un accent

solidaire manifeste, a eu pour référence les Constitutions de Weimar et de la République espagnole ; mais, son mentor idéologique fut le grand théoricien français Léon Duguit (…) », Fernando HINESTROSA, « La présence de la culture juridique française en Colombie », in L’ENA hors les murs, numéro hors série La Colombie au-delà des

clichés, septembre 2009, p. 13.

291 Assemblée constituante, séance du 19 août 1789.

292 « La distinction de deux organes chargés d’exercer les fonctions législative et exécutive, organes indépendants

l’un de l’autre, agissant en toute liberté dans leur sphère propre, unis dans leur action pour produire l’harmonie, et possédant l’un sur l’autre des moyens d’influence, qui leur permettent de se défendre contre tout empiètement, et, dans l’hypothèse de conflit prolongé, de donner le dernier mot à la nation qu’ils représentent », Antoine SAINT-

sur leur collaboration et leur solidarité (…) tous les organes de l’État participent toujours à l’accomplissement de chaque fonction »293. Postérieurement, DUGUIT a développé la logique de la collaboration entre les organes du pouvoir, en dehors des systèmes parlementaires. Chaque organe participe différemment aux fonctions étatiques294 ; mais, d’une façon coordonnée, ce qui détermine le « concours » de tous les organes à l’accomplissement des fonctions. Le concours nécessaire s’opposait à l’isolement des pouvoirs et fait nécessairement penser à la collaboration295.

C’est à CARRE deMALBERG que l’on doit la théorisation de l’unité du pouvoir, se traduisant

dans la réforme de 1936 par l’idée des organes du pouvoir, à la place des trois pouvoirs séparés. CARRE deMALBERG plaide aussi pour la collaboration des pouvoirs. Il raisonne de la façon suivante : si la puissance était unitaire et si, donc, sa volonté l’était aussi, il fallait que tous les organes de la puissance « collaborent » à l’exercice du pouvoir296. En 1933, BARTHELEMY et DUEZ ont repris les idées de SAINT-GIRONS, de DUGUIT et de CARRE de MALBERG et ils ont complété la théorisation de la

collaboration des pouvoirs. La vision déformée de la séparation des pouvoirs, conçue comme l’isolement des pouvoirs, conduirait à l’anarchie ; la collaboration des pouvoirs agirait pour le bien commun de l’État297.

En Colombie, c’est justement l’ensemble de cette doctrine française qui a inspiré l’adoption, en 1936, du système de la collaboration entre les branches du pouvoir. Ce principe aurait des conséquences importantes en ce qui concerne la distribution organique du contentieux.

§2. Le contentieux et la collaboration des branches du pouvoir

Le sens de la collaboration entre les branches du pouvoir n’est retrouvé ni dans la doctrine française ni dans les différents textes constitutionnels qui ont consacré la collaboration des branches du pouvoir. Tout d’abord, on pourrait soutenir que chaque partie du pouvoir conserve une fonction différenciée et exclusive, en ayant des buts particuliers, mais qu’ils concourent à la réalisation des finalités de l’ensemble de l’État, par l’exercice exclusif de sa fonction. Ensuite, la collaboration des branches du pouvoir pourrait aussi demander la participation, dans l’exercice d’une partie des

293Léon D

UGUIT, « La séparation des pouvoirs et l’Assemblée nationale de 1789 », loc. cit., p. 1.

294 « Dès lors il est certain que si tous les organes participent en commun aux diverses fonctions de l’État, ils y

participent chacun suivant leur nature propre, et par conséquent d’une manière différente. La question n’est donc pas de diviser les fonctions de l’État entre les différents organes; mais, de déterminer le mode de participation de chacun des organes à chacune des fonctions de l’État », Léon DUGUIT, « Des fonctions de l’État moderne – étude de sociologie juridique », Revue Internationale de Sociologie, 2e année, n° 3, mars 1894, p. 32.

295 « (…) il n‘y a pas une fonction de l’État dont l’exercice n’implique le concours de tous les organes politiques

(…) », ibidem, p. 37.

296 « Ces titulaires multiples reçoivent, avec des compétences diverses, la mission de coopérer à l’exercice d’une

puissance unique, et, par suite aussi, de collaborer à la formation d’une volonté étatique unique et commune »,

Raymond CARRE deMALBERG, Contribution à la théorie générale de l’État, t. II, op. cit., p. 27.

297 « La signification et la portée exacte du principe » (…) « Malheureusement, le principe de la séparation des

pouvoirs a subi, dans sa signification exacte, une double altération : 1° sous l’influence de l’esprit logique, il a été exagéré ; 2° sous l’influence de l’esprit juriste, il a été déformé (…) On est arrivé à établir au lieu des pouvoirs séparés, collaborant à l’œuvre commune du bien de l’État, des pouvoirs isolés, fonctionnant sans harmonie entre eux dont l’action engendre nécessairement anarchie (…) L’esprit juriste (…) a voulu en faire une règle supérieure, correspondant à une sorte de réalité métaphysique, une vérité de la science politique révélée », Joseph BARTHELEMY, et Paul DUEZ, Traité de droit constitutionnel, Dalloz, Paris, 1933, réimpression Economica, Collection « classiques »,

fonctions, des autres organes. À ce titre, la sanction et le veto législatif seraient des formes de collaboration de la branche exécutive avec la législative. La collaboration des pouvoirs serait une forme de coexercice des fonctions. Enfin, l’idée de collaboration pourrait être interprétée comme un principe permettant des dérogations à l’exclusivité des fonctions et des organes. La collaboration permettrait, notamment, l’exercice intégral (et non simplement le coexercice ou la participation) d’une des trois fonctions, par des organes normalement étrangers à cette fonction ; mais, n’y étant autorisés que par une nécessité de collaborer. Dans ce cas, la collaboration des pouvoirs expliquerait notamment la délégation législative au Président de la République et les fonctions juridictionnelles de l’administration (A), tout en conservant, de ce fait, la maîtrise juridictionnelle du contentieux (B).