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Section II. La vision juridictionnelle du contentieux en Colombie

A. Une définition doctrinale

Une grande partie de la doctrine colombienne entend par juridiction, la fonction contentieuse232. Cette assimilation fonde une vision classique du monopole juridictionnel du contentieux. Tout d’abord, le professeur ACERO défend une définition selon laquelle la juridiction

(fonction) consiste en la résolution des litiges233. À la différence du doyen HAURIOU et du professeur CHEVALLIER, le professeur ACERO prétend « structurer une théorie sociologique de la juridiction234 », et

non pas du contentieux. Pour lui, la juridiction existe depuis les époques primitives, elle est antérieure à l’État ; elle existait déjà chez les hommes des cavernes235 et chez les indigènes précolombiens236; mais, ce qui est né postérieurement, c’est le « procès » qui formalise la juridiction237. Ce point de vue non juridique de la juridiction pose le problème d’expliquer un concept notamment juridique, « juris » dictio, tout en négligeant le droit. Ainsi, le professeur ACERO affirme

231 Cela semble être aussi le concept de juridiction répandu en Amérique latine : « (…) la juridiction est l’exécution

qui s’exerce pour la résolution de “conflits juridiques” entre parties ; l’administration est l’exécution qui s’exerce, par contre, en dehors des « conflits juridiques entre parties », Juan LINARES, Fundamentos de Derecho

Administrativo, éd. Astrea, Buenos Aires, 1975, p. 51.

232 « (…) la juridiction c’est une fonction qui tranche les affaires qui sont soumises à sa connaissance, lorsqu’elle est

demandée pour la résolution d’un conflit (…) », Hernando MORALES, Curso de derecho procesal civil, t. I., 11e éd. éd. ABC, Bogota, 1991, p. 21-22.

233 « La juridiction, comme activité, consiste à résoudre des litiges (…) Mais, d’abord, affirmer que la juridiction ne

consiste qu’à résoudre des litiges fait qu’on laisse de côté les autres activités qui se trouvent dans l’exercice de la juridiction, qui, (…) ont une nature bien différente à celle seulement contentieuse (…) », Luis ACERO, Teoría aplicada

de la jurisdicción, op. cit., p. 106.

234 Ibidem, p. 111.

235 « Il est certain que l’homme primitif, celui que montrent les livres d’histoire, couvert avec la peau des animaux,

a connu intuitivement la notion de juridiction. (…) Il n’est pas douteux qu’à ces époques révolues il existait de la juridiction, même si l’État n’existait pas de la façon dont nous le connaissons aujourd’hui. En conséquence, nous pouvons affirmer que la juridiction précède l’État moderne et, par conséquent, l’aspect étatique ne doit pas faire partie de sa définition », ibidem, p. 110.

236 Ibidem, p. 176-177. Le même auteur donne l’argument pour ne pas accepter l’idée de la juridiction des hommes

des cavernes : « La première et la plus usuelle (des fautes) consiste à vouloir faire entrer des phénomènes

juridiques du passé, dans des constructions théoriques modernes, tout en négligeant le fait qu’il est presque certain que ces constructions et ces institutions ont pu avoir jadis une signification absolument différente ou, tout simplement elles ont pu ne pas avoir existé », ibidem, p. 51.

237 « Certainement, la juridiction a existé depuis les époques les plus primitives de l’humanité, mais non le procès

(…) Et d’autre part, la juridiction se trouve même s’il n’y a pas de procès, tant dans son aspect d’activité que dans

sa structure, en conséquence, il n’est pas viable d’affirmer que la fonction juridictionnelle soit née avec le procès

que la juridiction existe même dans des groupes hors la loi ou des groupes illégaux238. Cette affirmation hasardeuse et risquée239 est cernée de contradictions : alors même qu’il reconnaît qu’il peut y avoir des manifestations juridictionnelles contraires à la loi, il soutient en même temps, que c’est l’ordonnancement juridique qui attribue exclusivement la juridiction240 et que celle-ci est le seul mécanisme par lequel le droit se réalise ou par lequel il devient réellement efficace241. De plus, il utilise le mot « juge », expression qui a une signification formelle et précise, pour désigner tout individu, même particulier, qui exerce la fonction juridictionnelle242. Dès lors, pour lui, l’activité contentieuse de l’administration serait une fonction juridictionnelle et les administrateurs des juges. Cette thèse comporte des incohérences liées à l’absence de différenciation entre la juridiction et le contentieux. Elle méconnaît aussi que le contentieux permet une telle approche sociologique, et non la juridiction243.

Cette assimilation du contentieux à la juridiction est aussi présente chez d’autres auteurs colombiens. Le professeur ROJAS définit la « juridiction » (fonction), à partir du critère contentieux,

comme l’adoption des solutions aux controverses par l’application du droit244. Ce critère d’assimilation du contentieux à la juridiction, mais aussi, à ce qui est le « judiciaire », conduit le professeur MONTAÑA-PLATA à expliquer le ministre-juge français comme un cas de contrôle

judiciaire245. De même, sous l’intitulé des « modèles de contrôle judiciaire de l’activité

administrative »246, il englobe aussi bien les systèmes où les actes administratifs sont soumis aux juridictions « ordinaires » ou « judiciaires », que ceux où il s’agit d’un contrôle exercé par l’administration elle-même247. Aussi parle-t-il d’une fonction judiciaire pour qualifier l’activité du Conseil d’État français248. En outre, la définition contentieuse de la juridiction utilise parfois l’expression imprécise de l’administration de la justice249, de la fonction de « faire justice »250 ou le

238 « On sait bien qu’il existe des manifestations de la juridiction dans des scénarios supra-étatiques, notamment la

juridiction communautaire ou la juridiction internationale, infra-étatiques, notamment la justice indigène, (…) et extra étatiques, notamment l’organisation de la justice dans des milieux sociaux non liés à l’ordonnancement (groupes délinquants) ou dans des mouvements subversifs », ibidem, p. 74-75.

239 Ibidem, p. 113. Ces affirmations peuvent entraîner des conséquences juridiques importantes, notamment la

reconnaissance du statut de belligérance à des groupes illégaux comme les guérillas, car l’institution d’une « juridiction » propre est une preuve incontestable d’un contrôle absolu d’un territoire exclusif.

240 Luis A

CERO, Teoría aplicada de la jurisdicción, op. cit., p. 77-78. 241 Idem., p. 67.

242 « Dans ce sens, nous devons préciser que quand dans le cours du présent travail nous utilisons le mot juge, nous

ne faisons pas référence (…) à n’importe quel individu particulier ou corps exerçant la fonction juridictionnelle dans n’importe quel contexte », Luis ACERO, Teoría aplicada de la jurisdicción, op. cit., p. 76-77.

243 « (…) la juridiction, comme un mécanisme social de coexistence et de résolution des conflits (…) », ibidem, p. 208 244 La juridiction consiste « (…) à la prise des solutions correspondant par le droit aux différentes situations

problématiques ; en d’autres termes, la fonction d’Administration de la justice par l’application du droit (dire le droit) », Miguel ROJAS, Introducción a la teoría del proceso, op. cit., p. 42. Quelques années plus tard, le professeur ROJAS reprend sa définition, en mettant en valeur la chose jugée « (…) une fonction à la charge de l’État consistant

à l’adoption de décisions par lesquelles on doit donner la solution définitive (…) à chaque question ou situation problématique (…) », Miguel ROJAS, La teoría del proceso, Universidad Externado de Colombia, Bogota, 2002, p. 43.

245 « (…) les fonctions du contrôle judiciaire qui sont exercées par les ministres avant que le Conseil d’État lui-même

nie cette possibilité ». Cf. Arrêt Cadot, cit, Alberto MONTAÑA PLATA, Dimensión teórica de la jurisdicción contencioso

administrativa en Colombia, op. cit., p. 32.

246 Ibidem, p. 33.

247 Ibidem, p. 35. L’auteur entend expliquer par là, le modèle français où « Ce qui devra acquérir progressivement

davantage de force, c’est la nécessaire indépendance qui doit exister entre une administration qui exerce des activités courantes de l’administration et celle qui la contrôle ou qui la juge (…) l’idée de la nécessaire distinction entre les fonctions administratives et judiciaires sera renforcée (…) », ibidem, p. 35.

248 Ibidem, p. 36.

249 « Nous comprenons donc la juridiction, comme la fonction publique d’administrer la justice par un procès »,

recours à l’étymologie juris dictio comme la fonction de dire le droit251, ce qui n’est pas, en réalité, une fonction exclusive de la juridiction.

L’assimilation du contentieux à la juridiction est fondée, pour certains, sur l’ancienne conception française de la contestation, exigeant l’existence des deux parties au procès252. Cela conduit des auteurs colombiens à séparer les fonctions de résolution des litiges de celles de sanction des violations à la loi pénale, comme une négation implicite du caractère contentieux de la punition253. Finalement, une certaine doctrine administrativiste colombienne, tout en définissant la juridiction comme la fonction de résolution des litiges, affirme, comme Gaston JEZE, qu’elle se

caractérise par un élément « matériel » : la force de la chose jugée254.

En dépit de la donnée constitutionnelle, certains auteurs décrivent un monopole classique du contentieux d’après lequel toute la fonction de résolution des litiges correspond aux juridictions organiquement structurées255. Cette vision juridictionnelle classique du contentieux est, malgré la Constitution, une vision répandue.