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La polysémie du terme juridiction

Section II. La vision juridictionnelle du contentieux en Colombie

A. La polysémie du terme juridiction

Le terme juridiction appelle, en droit colombien, différentes significations, ce qui se traduit parfois par de grandes difficultés pour celui qui s’y intéresse208. La raison fondamentale des discussions doctrinales autour de la juridiction et de sa relation avec l’administration réside dans le fait que, souvent, les auteurs défendent un concept différent car, en réalité, ils pensent à un objet différent.

Cinq acceptions du terme juridiction sont répertoriées en droit colombien : premièrement, comme un synonyme de la compétence ; deuxièmement, comme l’ensemble des pouvoirs ou des fonctions d’un organe du pouvoir ; troisièmement, comme le territoire où un État exerce sa souveraineté ou un juge exerce ses fonctions ; quatrièmement, comme l’ensemble de la matière attribuée à une des structures juridictionnelles : par exemple, la juridiction du contentieux

208 « Parce que le terme “juridiction” est trop ambigu, tant en Droit français, qu’en colombien », Leopoldo U PRIMI,

« La ambigüedad e inconveniencia de los términos « jurisdicción », «función jurisdiccional» y «rama jurisdiccional del poder público» en torno de una reforma constitucional propuesta por la comisión Echandía», Revista de la

administratif, et cinquièmement, comme une partie du pouvoir de l’État209. Eu égard à cette polysémie, Leopoldo UPRIMI proposait en 1977 l’abandon des termes juridiction et juridictionnel :

« par conséquent »,- disait-il, « à notre avis, on doit reprendre l’ancienne terminologie très claire et

scientifique, c’est-à-dire à la place d’utiliser les termes juridiction et juridictionnel nous devons parler à nouveau d’organe judiciaire et de fonction judiciaire et que le Titre XV de la Constitution continue à s’appeler Administration de la Justice »210.

« Juridiction », en Colombie, au sens organique, ne correspond pas à un organe individuellement considéré. La juridiction, en ce sens, consiste en une structure composée de juges, organisée et réunie sous un critère de spécialité de la compétence. Ainsi, la Constitution prévoit cinq juridictions211, composées d’organes individuels (juge-unique) ou collectifs (tribunaux) dont l’une d'elles est la juridiction du contentieux administratif. La loi statutaire de l’administration de la Justice utilise le mot juridiction dans ce sens organique en disposant que « la branche judiciaire du pouvoir

public est constituée par : les organes qui intègrent les différentes juridictions (…) »212. De même, le Code de Procédure civile entend l’« absence de juridiction » dans ce même sens, c’est-à-dire l’absence de compétence d’un juge pour décider une affaire dont la matière correspond à une autre spécialité juridictionnelle213.

La pluralité de juridictions instaurée par la Constitution colombienne est critiquée par la doctrine pour qui, en suivant les auteurs italiens et surtout la Constitution italienne, (article 102 paragraphe 1)214, la juridiction est une seule215, tout en négligeant l’absence d’une seule véritable Cour suprême en Colombie216. Le principe italien de l’unité des juridictions est une décision de la

209: « (…) la souveraineté en faisant référence à la fonction d’administrer la justice et dans un sens précis et

technique comme la fonction publique de faire justice (…) », Pedro CARDONA, Manual de Derecho procesal civil, t. I, 4e éd. Leyer, Bogota, 2003, p. 52.

210 Leopoldo U

PRIMI, « La ambigüedad e inconveniencia de los términos « jurisdicción », « función jurisdiccional » y

« rama jurisdiccional del poder público» en torno de una reforma constitucional propuesta por la comisión Echandía », loc. cit., p. 406-407.

211 Juridiction ordinaire 234 suiv. Juridiction du contentieux administratif art. 236 et suiv. Juridiction

constitutionnelle art. 239 et suiv. Elle prévoit aussi un groupe de ce qu’elle considère des juridictions ‘spéciales’ : juridiction spéciale indigène art. 246 ; juridiction des juges de paix, art. 247 et aussi la ‘Justice pénale militaire‘.

212 Loi statutaire de l’administration de justice n° 270 de 1996, art 11.

213 La doctrine critique l’expression « absence de juridiction » et on propose à la place, l’expression

d’incompétence pour spécialité. Cette situation se présente, notamment, lorsque l’action en nullité ou prétention en nullité d’un acte administratif (recours pour excès de pouvoir) est présentée devant la juridiction constitutionnelle ou devant la juridiction ordinaire. L’article 85 du Code de la procédure civile, applicable également devant la juridiction du contentieux administratif, prévoit que, lorsque la demande est présentée en dehors de la juridiction globalement compétente (et non du juge compétent), il y aura « absence de juridiction ». Dans ce cas, le juge ne pourra pas recevoir le pourvoi et il devra le rejeter sans l’instruire. En revanche, lorsque la demande est présentée devant la juridiction appropriée, mais devant un juge qui n’était pas celui compétent pour cette affaire en particulier, le juge devra admettre la demande et l’envoyer au juge compétent, au sein même de sa structure juridictionnelle. Afin de mettre fin aux rejets des pourvois pour « absence de juridiction », le nouveau Code de la procédure administrative et du contentieux administratif dispose à l’article 168 que, dans les deux cas, d’absence de juridiction ou de compétence, le juge devra envoyer l’affaire au juge ou à la juridiction compétente..

214 « (…) On ne peut instituer des juges extraordinaires ou des juges spéciaux. On ne peut instituer auprès des

organes judiciaires normaux que des sections spécialisées pour des matières déterminées (…) » texte traduit in La Constitution italienne de 1948, Emilio CROSA (dir), Cahiers de la fondation nationale des sciences politiques,

Armand Colin, Paris, 1950, p. 262.

215 « Chaque État n’a qu’une juridiction, car il n’y a qu’une fonction d’adopter des décisions sur les conflits »,

Miguel ROJAS, Introducción a la teoría del proceso, Universidad Externado de Colombia, Bogota, 1997, p. 44. 216 Le professeur Didier TRUCHET confirme qu’il n’y a une unité de juridiction que lorsqu’il n’y a qu’une seule Cour

suprême : « (…) il faudrait 'seulement' proclamer que la juridiction française est unique et omni-compétente et

Constituante italienne de 1947, ayant abandonné le projet de pluralité juridictionnelle. Par ailleurs, en Italie, le principe de l’unité juridictionnelle n’a jamais empêché l’assignation des fonctions juridictionnelles en dehors du pouvoir juridictionnel217. Cette discussion met en évidence l’un des problèmes que pose la polysémie du mot juridiction : la Constitution colombienne l’utilise dans un sens organique, tandis que la doctrine critique à l’égard de la Constitution a plutôt à l’esprit l’idée de l’unité du pouvoir étatique de résolution des litiges218, c’est-à-dire un concept de fonction contentieuse qui s’appelle, pour eux, fonction juridictionnelle219. Ainsi, la doctrine ne sépare pas les concepts de juridiction et de fonction juridictionnelle. Elle prétend qu’en définissant l’une, nécessairement on pourra définir l’autre220.

Dans un langage courant, juridiction peut aussi signifier compétence ratione loci ou ratione

materiae, d’une autorité même administrative221 ou même d’un État, comme équivalent de souveraineté. Juridiction signifie aussi fonction juridictionnelle. La difficulté dans la définition de la juridiction et, par là, l’identification de sa relation avec le contentieux, s’est nourrie de l’absence de définition normative de la juridiction.