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L’encombrement des juridictions

Section I. La remise en cause de la vision juridictionnelle du contentieux

A. L’encombrement des juridictions

L’encombrement n’est pas un problème anodin ou accidentel du système juridictionnel, puisqu’il met directement en question sa capacité à réaliser sa mission prétendument exclusive. Tant en France qu’en Colombie, les systèmes juridictionnels ont dû affronter l’encombrement : si les juridictions étaient les seules issues possibles aux conflits8, il leur fallait alors la capacité nécessaire pour affronter la masse du contentieux que la société produit. Mais, les deux systèmes ont toujours rencontré des difficultés à gérer la demande croissante de solutions juridictionnelles dans des délais exemptés de faute9. Parfois, les réponses sont arrivées si tardivement qu’elles ont pu être assimilées à des « dénis de justice »10, méconnaissant même le droit d’accès à l’administration de la justice11.

Le problème n’est pas récent. Depuis longtemps le Conseil d’État français a fait l’objet de critiques fondées sur la lenteur des décisions, traditionnellement expliquée en raison du nombre d’affaires qu’il avait à gérer. Le Conseil d’État napoléonien donnait ses avis contentieux dans un délai moyen de 15 mois tandis qu’à la fin du XIXe siècle, il fallait attendre cinq ans12 pour avoir une décision du Conseil13. En 1894,JEZE s’alarmait de l’encombrement du Conseil d’État et de la lenteur avec laquelle il décidait les affaires14, ce qui, à ses yeux, pouvait nuire au prestige et à l’efficacité du contrôle exercé par le Conseil d’État15. Pour JEZE, la solution se trouvait dans la réforme des conseils de préfecture, « tribunaux sans prestige »16 qui ne filtraient pas le contentieux arrivant au Conseil

8 « (…) les associés ont le devoir de soumettre à la considération et à la décision juridictionnelle de l’État toute

situation problématique ayant mis en cause leurs intérêts et dont ils désirent une solution », Miguel ROJAS, La

teoría del proceso, op. cit., p. 41.

9 L’art. 8 § 1 de la Conv. A.D.H. reconnaît le droit d’être entendu dans un délai raisonnable. De même, l’art. 6 de la

Conv. E.D.H. a reconnu le droit à obtenir des décisions dans des délais raisonnables et, en cas de méconnaissance de ce droit, le droit d’obtenir une indemnisation des préjugés causés par le retard : C.E.D.H. 10 février 2004,

Coudrier c/ France, n° 51442/99, § 35 ; C.E.D.H. 4 février 2003, Raitière c/ France, n° 51066/99, § 21. La France a

reconnu ce droit non seulement pour les affaires relevant du champ d’application de l’article 6 de la Conv. E.D.H.; mais, comme un des « principes généraux qui gouvernent le fonctionnement de la juridiction

administrative », C.E.f. 28 juin 2002, Garde des Sceaux, ministre de la Justice c/ M. Magiera, Rec., p. 248 ; A.J.D.A.2002, p. 596, chron. DONNAT et CASAS ; R.F.D.A., 2002, p. 756, concl. LAMY et 2003, p. 85, note

ANDRIANTSIMBAZOVINA. L’indemnisation pour défectueux fonctionnement de la justice n’est pas seulement possible

lorsqu’il existe une faute lourde (C.E.f. 29 décembre 1978, Darmont); mais, aussi lorsque l’on constate une faute simple (Magiera, cit.).

10 « (…) le déni de justice est notamment le cas où le juge refuse de répondre aux requêtes ou ne procède à aucune

diligence pour instruire ou faire juger les affaires en temps utile », C.A.P. 6 sept. 1996, Gaz. Pal., t. 3, 2e sem.,

1996, p. 495.

11 « L’accès à l’administration de la justice, garanti par l’article 229 de la Constitution, n’implique pas seulement la

possibilité de se présenter devant le juge pour présenter une demande (…) mais il se concrétise par la réelle et opportune décision judiciaire et, bien évidemment, par l’exécution complète de celle-ci », C.c.c. Sentence T-329-94,

18 juillet 1994, M.R. José HERNANDEZ.

12 François BURDEAU, Histoire du droit administratif, P.U.F., Paris, 1995, p. 209.

13 « (…) aujourd’hui il faut attendre plusieurs années – et parfois des très longues années- avant qu’une affaire soit

jugée par le Conseil d’État », Gaston JEZE, « Le Conseil d’État au contentieux et les projets de modification des

règles de compétence administrative », R.D.P. 1894, p. 64.

14 « Il est un danger très grave qui, à l’heure actuelle, menace la juridiction administrative française : c’est

l’impossibilité, pour le Conseil d’État, de juger dans un temps raisonnable, toutes les affaires portées devant lui », ibidem, p. 63.

15 « Tout procès est un mauvais procès, s’il n’est jugé qu’avec des grands retards », Ibidem, p. 63. 16 Ibidem, p. 64.

d’État, en tant que juridictions d’exception. Cette situation était encore dénoncée en 192017. Les réformes les plus importantes (1953, portant création des tribunaux administratifs et 1987, créant les cours administratives d’appel) ont eu justement pour motivation fondamentale le désencombrement du Conseil d’État. En 1989, la France est condamnée, pour la première fois, par la Cour européenne des droits de l’homme pour dépassement du délai raisonnable, en raison d’une durée de quatre ans et trois mois, devant un tribunal administratif, et de plus de trois ans, devant le Conseil d’État18. En 2006, la moyenne de durée d’une instance devant un tribunal administratif est réduite à un an et trois mois19.

Concernant le Conseil d’État colombien, la situation d’encombrement n’a pas été remarquée aussi vite. Dès sa création, la juridiction colombienne du contentieux administratif a été organisée selon le modèle français en deux degrés : des tribunaux administratifs, juges de droit commun du contentieux administratif, et le Conseil d’État, juge d’appel et, sur certaines affaires, juge de premier et dernier ressort20. Néanmoins, la juridiction colombienne du contentieux administratif n’a pas été épargnée par l’encombrement21, les instances dépassant très souvent le délai de trois ans22. La Colombie a été condamnée par la Cour américaine des droits de l’homme, notamment pour des violations à l’article 8.1 de la Convention interaméricaine relative aux droits de l’homme, (délai raisonnable des procès), en raison des instances devant la juridiction du contentieux administratif qui se sont prolongées démesurément : entre 3 et 5 ans en moyenne, en premier ressort, et entre 4 et 8 ans, en appel23. En 2004, la durée moyenne d’un procès en deux instances devant la juridiction du contentieux administratif était de 13,6 ans24.

En France comme en Colombie, l’encombrement a lancé un défi25 d’efficacité26, et plus

17 « Seulement, il –le Conseil d’État- a un défaut très grave : la lenteur avec laquelle il juge les affaires », Julien

LAFERRIERE, « Chronique législative, 1er étude », R.D.P. 1920, p. 554.

18 C.E.D.H. 24 octobre 1989, H. c/ France, Série A, n° 162 A, R.F.D.A. 1990, p. 203.

19 CONSEIL D’ÉTAT, Les recours administratifs préalables obligatoires, Les études du Conseil d’État, La documentation

française, Paris, 2008, p. 37.

20 La juridiction colombienne du contentieux administratif a été prévue pour la première fois par la Constitution de

1886 ; mais, elle n’a été effectivement créée que par la loi 27 de 1904, attribuant compétence au Conseil d’État pour connaître de la validité des ‘ordonnances’ des Assemblées. Cette compétence a été suspendue et le Conseil d’État fut supprimé peu de temps après. La loi n° 130 du 13 décembre 1913 créa 20 tribunaux du contentieux administratif et un Tribunal suprême du contentieux administratif. Les fonctions de ce Tribunal suprême ont été transférées au Conseil d’État, lors de son rétablissement en 1914 par la révision constitutionnelle du 10 septembre. Cf. Andrés OSPINA, De la Jurisdicción administrativa a la jurisdicción de lo contencioso administrativo,

¿un viaje de ida y vuelta?, op. cit., p. 44-55.

21 La moyenne de croissance des affaires devant le Conseil d’État colombien entre 1990 et 2002 a été de 4 300% :

RafaelBALLEN et al., « Causas de la congestión en la jurisdicción contencioso administrativa », Revue Prolegómenos

– Derechos y valores, V. IX, n° 18, juillet-décembre 2006, p. 35.

22 Ce qui constituerait un dépassement évident du délai raisonnable pour la C.E.D.H. : « (…) dès lors que l'on passe

le cap des trois années de procédure (pour une instance), on bascule pratiquement à coup sûr vers le constat du caractère déraisonnable du délai », Frédéric ROLIN, « Le coût du retard à juger devant les juridictions administratives. L'arrêt qui valait un milliard d'euros », A.J.D.A. 2004, p. 2145.

23 C.I.D.H. Sentence du 1er juillet 2006, affaire des massacres d’Ituango c/ Colombie, § 309, § 321 et § 344. De

même, la Cour a condamné la Colombie, pour un délai déraisonnable de plus de 14 ans pour un procès pénal : C.I.D.H. Sentence du 5 juillet 2004, Affaire des 19 Commerçants c/Colombie, § 203.

24 Diego Y

OUNES et María MEJIA, Descongestión de la Jurisdicción contencioso-administrativa, t. I, Deutsche

Gesellschaft Für Technische Zusammenarbeit (GTZ), Colección de reformas a la Rama judicial, Bogota, 2004.

25 « À l’encombrement (…) qui est en effet un péril grave auquel de toute nécessité il faut mettre fin (…) », Julien

LAFERRIERE, « Chronique législative, 2e étude », R.D.P. 1921, p. 163.

26 Deux sont les conditions d’efficacité de l’intervention juridictionnelle : qu’elle ne soit pas trop tardive et qu’elle

soit exécutée. Cf. Jacques ROBERT, « La bonne Administration de la justice », A.J.D.A. 1995, p. 117 (p. 12 de

largement, de survie du système exclusivement juridictionnel de règlement du contentieux administratif. Afin de surmonter ce défi, les deux États ont, dans un premier temps, aménagé le système juridictionnel en cherchant à augmenter la capacité d’absorption des litiges. La vision juridictionnelle du contentieux commandait de trouver des solutions au sein du système juridictionnel. Pour la France, avoir recours à l’activité contentieuse de l’administration active serait perçu comme un retour au système de l’administrateur-juge, tandis qu’en Colombie, c’était la vision classique de la séparation des pouvoirs, avec un pouvoir juridictionnel constitué, qui empêchait, avant 193627, de penser au contentieux réglé par l’administration.