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L’assimilation du contentieux à la juridiction

Section I. La vision juridictionnelle du contentieux en France

A. L’assimilation du contentieux à la juridiction

Inspirés directement des textes relatifs au Conseil d’État141, cinq auteurs ont construit l’assimilation du contentieux à la juridiction142 et, en conséquence, ont mis en relief le caractère non contentieux des recours administratifs. Il s’agit d’Émile-Victor FOUCART, de VIVIEN, de Théophile

DUCROCQ, d’Émile ARTUR et de Léon MAIRE pour lesquels l’assimilation n’est pas seulement

linguistique, mais aussi, réelle : dès qu’il existe un contentieux, nécessairement il doit être tranché par la juridiction, « ce qui est aberrant»143. Placé au milieu de ce courant, LAFERRIERE a mis en relief la fiction qui était en train de se forger. Mais, sa doctrine, malgré sa clarté, n’a pas été suivie et la vision du monopole juridictionnel du contentieux a continué à se construire en France.

1. Les origines de l’assimilation

Tout d’abord, FOUCART réserve le terme administration contentieuse à la juridiction

administrative car, dans les recours administratifs, l’administré n’invoque qu’un intérêt144 : « Il n’y a

là rien de contentieux, tout est discrétionnaire » tandis que, devant la juridiction administrative, « l’administration alors est revêtue d’une juridiction ; elle est vraiment contentieuse »145. La simple invocation d’un droit comme moyen du recours détermine, pour lui, l’incompétence de l’administration active146. L’équation : question contentieuse = juridiction = contradiction147 était déjà acquise.

141 Même si l’art. 52 de la Constitution de l‘an VIII n’utilise pas le terme contentieux – « difficultés qui s’élèvent en

matière administrative », ce terme est introduit par l’arrêté des consuls du 5 Nivôse an VIII qui attribue au Conseil

la connaissance des « affaires contentieuses dont la décision était précédemment remises aux Ministres ». Le décret du 11 juin 1806 parle des « affaires contentieuses » et, pour cela, il crée une commission du contentieux. Le règlement du Conseil d’État (décret du 22 juillet 1806) utilise aussi l’expression affaires contentieuses. Or, aucune de ces normes n’affirme qu’en dehors du Conseil d’État il n’existe pas de contentieux.

142 Auparavant le terme « juridiction » pouvait être assimilé au pouvoir ou à compétence : «(…) l’ordre

administratif se compose de plusieurs juridictions : administrative, gracieuse et contentieuse », Louis-Antoine

MACAREL, Éléments de jurisprudence administrative, op. cit., p. 3. 143 Jacques C

HEVALLIER,L’élaboration historique du principe de la séparation de la juridiction administrative et de

l’administration active, op. cit., p. 233.

144 Notamment lorsqu’il résulte affecté par l’acte : C.E.f. 4 mars 1809, David c. Giraud, Jean-Baptiste Sirey,

Jurisprudence du Conseil d'État, depuis 1806... Jusqu’à la fin de septembre 1818, t. IV, p. 81.

145 Émile-Victor FOUCART, Éléments de droit public et administratif ou exposition méthodique des principes du Droit

public positif avec l’indication des lois à l’appui, 3e éd. t. I, Videcoq, Paris, 1843, p. 174.

146 Dans le cas où l’administré invoquerait un « droit », « La question est portée devant des juges administratifs,

(…) leurs décisions sont des jugements », idem.

147 « (…) une question contentieuse qui doit être jugée par les tribunaux administratifs (…) après une instruction

VIVIEN, quant à lui148, justifie pleinement le monopole juridictionnel du contentieux, sur la

base de l’argument du besoin d’un contentieux centralisé, à l’image même du gouvernement149. De ce fait, logiquement, VIVIEN se présentait en contradicteur du ministre–juge qu’il qualifie comme une

« monstrueuse confusion des pouvoirs ! »150 puisque, pour lui, la séparation ne devait pas s’opérer entre l’administration active et la juridiction administrative, ce qui ferait penser simplement à l’indépendance des deux organes, mais entre l’administration active et le jugement du contentieux151. Pour VIVIEN, tout jugement du contentieux devrait être juridictionnel afin de préserver les garanties et la sécurité des citoyens152.

Théophile DUCROCQ, le successeur de FOUCART à la chaire de droit administratif de l’Université

de Poitiers, continue l’élaboration de la vision exclusivement juridictionnelle du contentieux. Il définit le contentieux administratif comme celui porté devant la juridiction administrative153. Les recours portés au Conseil d’État sont, pour lui, la seule « voie contentieuse »154, qu’il oppose aux « matières

d’administration pure »155 où les recours ne sont soumis à aucune règle ou formalité ou rigueur156. DUCROCQ se rallie à la critique des « attributions contentieuses des administrateurs » et il présente la

juridictionnalisation157 complète du contentieux comme quelque chose de nécessaire au progrès158, sans préciser véritablement de quel progrès il s’agit.

2. Laferrière : à contre-courant, mais isolé

À travers ces contributions, le programme de monopolisation du contentieux avait déjà pris le bon chemin. En 1887, est publié la première édition de l’ouvrage d’Édouard LAFERRIERE :Traité de la

juridiction administrative et des recours contentieux. Tout comme les auteurs qui l’ont précédé,

LAFERRIERE utilise le terme de recours « contentieux » dans le sens des recours juridictionnels et limite

148 Même s’il se montrait isolé à son époque en affirmant déjà le caractère exclusivement juridictionnel de la

juridiction administrative et l’artificialité du principe juger l’administration, c’est encore administrer : « (…) on

pouvait ne voir qu’une satisfaction donnée à des théories qui, pour être fausses, ne s’en montraient pas moins exigeantes », Auguste VIVIEN, Études administratives, 3e éd. t. I, op. cit., p. 135.

149 « Le contentieux de l’administration a besoin d’être centralisé comme le gouvernement lui-même, et déféré, au

moins sur l’appel, à un tribunal unique »,ibidem, p. 143. Et de cette façon on garantit « l’unité dans l’application des lois (…) », ibidem, p. 157.

150 Ibidem, p. 134

151 « C’est aux ministres qu’appartient la juridiction administrative universelle de premier ressort (…) On peut

s’étonner à bon droit que le principe de la séparation entre l’administration active et le jugement du contentieux

(…) soit ainsi méconnus », ibidem, p. 153.

152 « Le jour où la justice tomberait entre les mains de l’administration, il n’y aurait plus pour les citoyens ni

garanties, ni sécurité », ibidem, p. 17.

153 « On appelle contentieux administratif l’ensemble des matières de la compétence des tribunaux administratifs

», Théophile DUCROCQ, Cours de Droit administratif, 1re éd. Auguste Durand Libraire-éditeur, Paris, 1862, p. 64. 154 Théophile D

UCROCQ, Cours de Droit administratif, 5e éd. op. cit., p. 225.

155 « Mêler le contentieux administratif aux matières d’Administration pure, ce serait exagérer la puissance des

agents de l’administration active et enlever aux administrés leur plus efficace garantie contre l’abus de pouvoir », ibidem, p. 227.

156 ibidem, p. 224.

157 Ici le terme est utilisé dans le sens d’assignation d’une compétence à une juridiction ; juridictionnalisation de la

compétence.

158 « Un pas de plus dans la voie du progrès consisterait, suivant nous, à faire complètement disparaître les

attributions contentieuses des administrateurs, et à réaliser le principe de séparation posé depuis l’an VIII entre l’action et la juridiction administrative », Théophile DUCROCQ, Cours de Droit administratif, 5e éd. op. cit., p. 373.

le terme juridiction à la fonction de dire le droit, comme une fonction étrangère à l’administration active et propre à la juridiction administrative159. De même, il limite le contentieux administratif à celui qui est « (…) déféré à la juridiction administrative (…)»160. Or, une lecture attentive de son Traité montre qu’il n’acceptait pas un monopole juridictionnel du contentieux, mais une sorte de monopole

juridictionnel de la juridiction (pas des fonctions juridictionnelles des administrateurs)161. Sa pensée, à l’encontre des administrateurs dits « juges », ne se fondait pas sur une certaine usurpation de la fonction contentieuse. Au contraire, il montre la véritable nature contentieuse, et non juridictionnelle, des fonctions des ministres. Ainsi, LAFERRIERE a clairement séparé les termes de

juridiction et de contentieux, et, en conséquence, il redéfinit le contentieux administratif comme « l’ensemble des contestations juridiques auxquelles donne lieu l’action administrative » et il reconnaît que sa résolution peut être répartie « entre l’administration active, les tribunaux

administratifs et les tribunaux judiciaires»162.

Malgré la netteté et le poids de la pensé de LAFERRIERE, après lui la doctrine et la

jurisprudence163 vont tomber, à nouveau, dans la confusion des concepts de juridiction et de contentieux. En effet, en dépit du dépérissement de la théorie du ministre-juge, pour JACQUELIN, quelques ministres conservaient encore des compétences juridictionnelles pour

trancher certains contentieux électoraux164. Selon lui, juridiction et contentieux sont des synonymes et un monopole juridictionnel du contentieux existe. Mais les ministres peuvent, exceptionnellement, avoir des fonctions « juridictionnelles »165. De même, pour ARTUR, recours contentieux signifie juridictionnel et autorité contentieuse signifie juge166. Il n’y a de « contentieux administratif » que si une autorité juridictionnelle167 intervient. Par conséquent, il nie tout caractère « contentieux » aux recours administratifs168. Or, ARTUR reconnaît que l’administration est normalement conduite à décider sur des « questions contentieuses »169. Mais, dans ces cas, l’activité de l’administration est administrative, non contentieuse, car le contraire signifierait, semble-t-il, qu’elle est juridictionnelle170. En réalité, ARTUR ne pouvait pas faire autrement : en acceptant que contentieux signifiait juridictionnel, il devait affirmer la nature administrative afin de ne pas soutenir que les recours administratifs étaient des recours

159 « C’est ce que l’on appelle la juridiction gracieuse de l’administration ; - expression d’ailleurs impropre, car le

mot de juridiction (jus dicere, juris dictio) ne saurait exactement s’appliquer lorsqu’il n’y a point à dire le droit; mais, seulement à trancher des questions d’équité et d’opportunité », Édouard LAFERRIERE, Traité de la juridiction

administrative et des recours contentieux, t. I, op. cit., p. 6.

160 Ibidem, p. 8.

161 Les attributions d’ordre juridictionnel «(…) résident tout entières dans les tribunaux administratifs », ibidem, p.

15.

162 Édouard L

AFERRIERE, Traité de la juridiction administrative et des recours contentieux, t. I, op. cit., p. 10.

163 Ainsi, la jurisprudence reconnaît l’existence des juridictions administratives spécialisées sur le fondement de

l’exercice de la fonction contentieuse ou des garanties en découlant.

164 René J

ACQUELIN, Les principes dominants du contentieux administratif, op. cit., p. 196. 165 Ibidem, p. 192.

166 « (…) des recours contentieux, c’est-à-dire un recours par devant des juges », Émile A

RTUR, « Séparation des

pouvoirs et séparation des fonctions », 1er article, loc. cit., p. 235.

167 « D’après nous, pour qu’il y ait contentieux administratif, il faut : 1° une matière contentieuse, c’est-à-dire un

droit violé ; 2° une autorité contentieuse (juridictionnelle), c’est-à-dire une autorité qui ait mission d’affirmer le droit violé à l’effet de le faire respecter, 3° une autorité contentieuse distincte des tribunaux judiciaires (juge administratif) ; 4° il faut que celui dont le droit a été violé ait saisi cette autorité », Émile ARTUR, « Séparation des pouvoirs et séparation des fonctions », 4° article, R.D.P. 1900, sept. – oct., p. 246.

168 Émile A

RTUR, « Séparation des pouvoirs et séparation des fonctions », 1er article, loc. cit., p. 245. 169 Émile ARTUR, « Séparation des pouvoirs et séparation des fonctions », 4e article, loc. cit., p. 250.

170 «On pourrait dire : « Attributions administratives qui ont été autrefois considérées comme contentieuses »,

juridictionnels. En s’éloignant de la séparation entre la juridiction et le contentieux, signalée

par LAFERRIERE, ARTUR avait été conduit à construire un discours compliqué, souvent

tautologique.

Le groupe des auteurs contribuant à la consolidation de la juridiction administrative par l’exclusivité dans la fonction contentieuse, en dépit des explications de LAFERRIERE, est complété par

Léon MARIE. Pour lui, il était « indispensable » qu’une autorité juridictionnelle tranchât les recours

contentieux qui ont pour fonction la résolution des « litiges »171. Tout d’abord, seul le juge dit le droit et cela le différencie de l’administration172 ; ensuite, lorsque l’administration décide sur un recours administratif, elle n’agit que motivée par une « bonne volonté »173. Finalement, la juridiction est la seule qui puisse assurer les garanties processuelles, le contentieux n’étant fait que pour être décidé par une juridiction174. Le critère organique d’identification du contentieux était alors très simple, car pour être contentieux, il suffisait d’être confié à une juridiction175.

Paradoxalement, la contribution décisive de LAFERRIERE contre le ministre-juge176 aurait

eu comme conséquence le perfectionnement jurisprudentiel de la vision du monopole juridictionnel du contentieux. L’abandon définitif, par l’arrêt Cadot177, de la théorie du ministre-juge qui faussait l’activité contentieuse de l’administration, va contribuer radicalement à l’occultation de l’activité contentieuse de l’administration. Si l'on considérait que contentieux et juridiction avaient le même contenu, le refus de confier la fonction juridictionnelle à l’administration active, opérée par l’arrêt Cadot, aurait définitivement écarté toute activité contentieuse de l’administration active et, par conséquent, la juridiction administrative aurait acquis, à partir de cette décision, une fonction propre et surtout exclusive178 : le contentieux administratif179.

Or, ni l’assimilation des termes contentieux et juridiction ni les arguments en faveur de la

171 « (…) dans les litiges qui naissent entre l’administration et les particuliers ou entre les diverses personnes

administratives, il est indispensable qu’une autorité juridictionnelle intervienne pour trancher la difficulté conformément à la règle de droit (…) Cette intervention, c’est au moyen du recours contentieux qu’elle se produit

(…) », Léon MARIE, « De l’avenir du recours pour excès de pouvoir en matière administrative », 1er article, R.D.P.

1901, p. 266-267.

172 « Dans notre organisation juridictionnelle (…) le juge est investi d’une double mission : d’une part, il est chargé

de juger, de dire le droit, jus dicere ; d’autre part, il est chargé de rétablir le droit, jus restituere (…) C’est en remplissant le premier de ces rôles que le juge, (…) se distingue surtout d’un administrateur (…) », Léon MARIE, « De

l’avenir du recours pour excès de pouvoir en matière administrative », 1er article, loc. cit., p. 277-278.

173 Ibidem, p. 276-277.

174 « (…) que l’observation de ces règles ne peut être assurée d’une manière efficace que par l’intervention d’une

autorité investie d’un pouvoir juridictionnel », ibidem, p. 294.

175 « Le recours pour excès de pouvoir est sans contredit, compris parmi ces recours que le Conseil d’État « juge » et

qui ont par cela même un caractère contentieux », ibidem, p. 285.

176 LAFERRIERE est cité par le commissaire du gouvernement JAGERSCHMIDT en appui de ses conclusions sur l’affaire

Cadot : HenriJAGERSCHMIDT, Conclusions sur l’arrêt Cadot, Rec. 1889, p. 1151. 177 C.E.f. 13 de déc. 1889, Cadot, Rec., 1148, concl. J

AGERSCHMIDT ; S., 1892, 3, 17, note HAURIOU.

178 « C’est depuis que le Conseil d’État l’a formulée qu’on peut vraiment le dire juge de droit commun en premier

ressort en matière administrative », Maurice HAURIOU, note sous C.E.f. 29 avril 1892, Wotting c/Ville de Limoges, S.

1892, III partie, p. 17.

179 «(…) partout où il existe une autorité ayant un pouvoir de décision propre, pouvant rendre des décisions

administratives exécutoires, un débat contentieux peut naître et le Conseil d’État peut être directement saisi »,

HenriJAGERSCHMIDT, Conclusions sur l’arrêt du C.E.f. 13 déc. 1889, Cadot, Rec., p. 1152. Dans les conclusions, le

terme recours contentieux est utilisé comme recours juridictionnel « Il existe une décision émanée d’une autorité

ayant un pouvoir de décision propre qui est susceptible d’un recours contentieux, et qui pouvait vous être directement déféré », idem.

juridictionnalisation absolue du contentieux ni la condamnation de la théorie du ministre-juge n’ont condamné l’activité contentieuse de l’administration. La consolidation de la juridiction administrative a provoqué, donc, l’occultation de l’activité contentieuse de l’administration.