• Aucun résultat trouvé

L’administration, un instrument contre l’encombrement des juridictions

Section I. La remise en cause de la vision juridictionnelle du contentieux

B. Le regard tourné vers l’administration

1. L’administration, un instrument contre l’encombrement des juridictions

Pour répondre aux problèmes du système juridictionnel, encombré et, peu performant à l’égard de certains contentieux techniques, particulièrement le contentieux économique, la doctrine française a proposé, en 1967, d'avoir recours à des figures différentes des juridictions. L’Ombudsman des pays nordiques120 est présenté comme un bon exemple d’issue non juridictionnel aux litiges121. Le Médiateur de la République française, créé par la loi du 3 janvier 1973122 qui disposait de pouvoirs assez différents de ceux des juridictions123, s’est montré

116 « (…) en reconnaissant l’existence, peu commune, du pouvoir contentieux échu à une autorité dépourvue des

atours dont un juge est habituellement paré », Bernard CASTAGNEDE, note sous C.E.f. Ass., 31 octobre 1975, Société

Coq-France, A.J.D.A. 1976, p. 317.

117 Concernant le contentieux fiscal, « Son autonomie par rapport au contentieux administratif est marquée,

particulièrement en ce que l’administration fiscale est elle-même autorité contentieuse, le juge fiscal étant principalement le juge administratif, mais pouvait être aussi le juge judicaire », Olivier GOHIN,« Le Contentieux administratif : I. La juridiction administrative », Documents d’études, n° 2.09, La Documentation française, éd. 1997, p. 2. En différenciant l’autorité contentieuse du juge fiscal, le professeur GOHIN corrige ainsi les idées de

TROTABAS pour qui « le contentieux fiscal permet à l’administration de se juger elle-même, d’après ses propres

principes, parce que tout le droit fiscal, par-dessus une armature légalisée, est constitué par le pouvoir même du fisc », Louis TROTABAS, « La nature juridique du contentieux fiscal en droit français », Mélanges Maurice Hauriou,

Sirey, Paris, 1929, p. 761.

118 Décret n° 2733 du 7 oct. 1959 portant régulation des procédures administratives, notamment de l’exercice du

droit de pétition. Cfr. Jaime VIDAL, Derecho administrativo, op. cit., p. 511.

119 « La crise de légitimité (…) se traduit aussi par une sorte de repli de la juridiction sur des solutions alternatives

ou concurrentes (…) », Yves GAUDEMET, « Crise du juge et contentieux administratif en droit français », loc. cit., p.

95.

120 L’Ombudsman suédois est né lors de la Révolution de 1809. Il exerce un contrôle principalement sur la justice

mais aussi sur l’administration. Cf. André LEGRAND, L’Ombudsman scandinave – études comparées sur le contrôle de

l’administration, L.G.D.J., Paris, 1970, p. 9.

121 Charles DEBBASCH, « Déclin du contentieux administratif », loc. cit. p. 95.

122 L’équivalent colombien du Défenseur des droits, c’est le Défenseur du peuple, d’inspiration espagnole ; mais,

ses fonctions ne le placent pas comme un grand médiateur entre l’administration et les administrés dans le contentieux. Toutefois, il est comme une autorité menaçante, qui prend d’emblée en charge la défense des administrés et non la simple médiation et qui dispose directement d’un pouvoir disciplinaire sur l’administration, pouvant aussi saisir les instances disciplinaires et pénales. Le Défenseur du Peuple n’est pas, comme le Défenseur des droits, une issue différente au contentieux administratif, mais une source de contentieux et une autorité contentieuse, lorsqu’il sanctionne.

comme une alternative à la voie juridictionnelle124. La doctrine était d’accord sur le fait que la création du Médiateur de la République se justifiait en partie en raison de la lenteur et de la formalité de la juridiction administrative125.

Or, la création du Médiateur de la République allait à un tel point à l’encontre des fondements du droit public français, apparemment structuré sur le contentieux uniquement juridictionnel, que le professeur Roland DRAGO affirme : « on connaît la phrase de Calderon :

« Le meilleur alcalde c’est le Roi ». Qu’on permette à un juriste français de dire : « Le meilleur ombudsman c’est le Conseil d’État »126. Même si cela montre déjà un affaiblissement de la vision exclusivement juridictionnelle du contentieux, cette instance de médiation, ultérieurement considérée comme administrative127, gère le contentieux ; mais, elle ne tranche pas les litiges128. La première étape du processus d’acceptation de l’administration comme une solution au contentieux est néanmoins franchie. Le Médiateur de la République a été remplacé par le Défenseur des droits, de création constitutionnelle, héritant notamment des fonctions de médiation à l’égard de l’administration129

La création d’une instance de médiation n’avait pas donné une réponse efficace à l’encombrement juridictionnel. En 1981, les « réflexions sur une crise » 130 montraient le besoin de « filtrer » le contentieux administratif français : le contentieux devant le Conseil d’État étant filtré par les tribunaux administratifs, le contentieux devant ces juridictions devrait être à son tour filtré par le bas131. Deux options se présentaient à cet égard : l’instauration de tribunaux départementaux ou le recours à l’administration par la généralisation des recours préalables (« précontentieux »132 d’après la doctrine). La proposition n’était pas naïve : la

124 Robert PIEROT, « Le médiateur, rival ou allié du juge », in Le juge et le droit public – Mélanges offerts à Marcel

WALINE, op. cit., p. 684.

125« Le comble est atteint dans l’absurdité lorsqu’un requérant se trouve obtenir en fin de procédure une décision

dont le contenu lui donne satisfaction ; mais, que le caractère tardif rend parfaitement inopérante », Patrice

VERRIER, « Le Médiateur », R.D.P. 1973, p. 945. 126 Roland D

RAGO, « Préface » à la thèse d’André LEGRAND, L’Ombudsman scandinave, L.G.D.J., Paris, 1970, p. III. 127 C.E.f. 10 juillet 1981, Retail, Rec., p. 303 ; R.D.P. 1981, p. 1441, concl. FRANC. La nature administrative du

Médiateur a été confirmée par le Conseil constitutionnel qui a déclaré contraire au principe de la séparation des pouvoirs et à l’indépendance de l’autorité judiciaire, les compétences que l’on prétendait donner au Médiateur, à l’égard des magistrats en matière disciplinaire : C.c.f. Décision n° 2007-551 DC, 1er mars 2007, Loi organique

relative au recrutement, à la formation et à la responsabilité des magistrats, § 11.

128 « Le médiateur n’est ni un premier juge, ni le destinataire d’un recours administratif. Il n’intervient pas dans un

cadre contentieux, ni même pré-contentieux », Yves GAUDEMET, « Le Médiateur est-il une autorité administrative ? À propos des rapports du Médiateur et du juge administratif », in Service public et libertés. Mélanges offerts au

Professeur R.-E. Charlier, Éditions de l'Université et de l'Enseignement moderne, Paris, 1981, p. 129, note 13.

129 Le défenseur des droits, autorité constitutionnelle indépendante, est prévu à l’art. 71-1 de la Const.f., introduit

par l’art. 41 de la loi constitutionnelle n° 2008-724 du 23 juillet 2008. Celui-ci a été mis en place par la loi organique n° 2011-333 du 29 mars 2011, relative au défenseur des droits : C.c.f. 29 mars 2011, n° 2011-626, J.O. 30 mars 2011, p. 5507 ; loi n° 2011-334 du 29 mars 2011. Le Défenseur des droits a hérité des fonctions du Médiateur de la République, de l’H.A.L.D.E., du Défenseur des enfants, et de la Commission nationale de déontologie de la sécurité.

130 Jean-Marie WOEHRLING, « Réflexions sur une crise : la juridiction administrative à la croisée des chemins », loc.

cit. p. 355.

131 En 1981, cinq commissions de conciliation ont été créées, sous la proposition du Comité central des enquêtes

sur le coût et le rendement des services publics ; mais, elles n’ont pas connu de succès dans la « prévention » du contentieux juridictionnel, en tant qu'instances facultatives. Elles ont été supprimées, de même que la Commission de conciliation pour l’administration des Postes et Télécommunications en matière de facturation téléphonique. Cf. CONSEIL D’ÉTAT, « Pour la prévention du contentieux administratif », E.D.C.E. 1988, p. 19.

132 « Aussi, une autre formule semble-t-elle plus favorable au développement de la juridiction administrative. Elle

généralisation des recours préalables devrait s’accompagner du renforcement des garanties processuelles des administrés devant l’administration active133. Cela était la condition de l’efficacité des recours administratifs comme filtre du contentieux juridictionnel.

Les institutions juridictionnelles des deux États ont été renforcées en 1987, principalement dans le sens de conforter les systèmes juridictionnels affaiblis par la crise134. Même si, là encore, on retouchait les structures juridictionnelles par la création de nouvelles juridictions ou l’engagement de personnel supplémentaire, les limitations du système exclusivement juridictionnel étaient déjà révélées, ce qui a obligé, de façon simultanée, à envisager d’autres réponses à l’encombrement : les administrations sont considérées, par ces réformes, comme un moyen contre l’encombrement des juridictions. L’administration colombienne reçoit, par la technique de la déjuridictionnalisation, compétence sur certaines affaires dont l’intervention de la juridiction n’est pas considérée comme essentielle, tandis que l’administration française pourrait, par des décrets ultérieurs (article 13 loi du 31 décembre 1987)135, décider entre des recours administratifs préalables obligatoires à la saisine juridictionnelle ou la conciliation en matière de litiges contractuels ou de la responsabilité extra contractuelle136. Un premier projet d’application de l’article 13 de la réforme de 1987 a été présenté à l’Assemblée du contentieux en 1990, laissant de côté l’option des recours administratifs et visant à instaurer un régime de conciliation obligatoire. Mais il n’a pas abouti137. Finalement, une procédure de conciliation dans les marchés publics a été instaurée138.

L’idée des recours administratifs comme mesure anti encombrement est à nouveau

juridictionnel dans un système d’ensemble de contrôle de l’administration : le filtre recherché pourrait résider dans la généralisation du recours administratif préalable obligatoire et l’examen dans certains cas de ces recours administratifs par des commissions quasi-juridictionnelles », Jean-Marie WOEHRLING, « Réflexions sur une crise : la

juridiction administrative à la croisée des chemins », loc. cit. p. 355-356.

133 « Aussi, puisqu’il faut bien trouver une réponse à la montée des procès administratifs, il vaut mieux

juridictionnaliser la procédure administrative qu’administrativiser la justice administrative », ibidem, p. 360.

134 Pour la France, c’était la création des cours administratives d’appel, par la loi du 31 décembre 1987. En

Colombie la loi n° 30 du 9 octobre 1987 conférait, pendant deux ans, des facultés de législation extraordinaire au Président de la République pour, notamment, créer, supprimer et fusionner des juges, augmenter les agents des juridictions, créer les juridictions de famille et l’agraire, transférer des affaires à des autorités administratives et autoriser, notamment, la célébration du mariage et la déclaration de divorce volontaire devant les notaires.

135 La décision de créer les cours administratives d’appel a été prise dans l’urgence ; il fallait juste soigner le

malade et après, tranquillement, réfléchir à la guérison : « Le juge administratif est à la fois l’un des instruments et

l’une des illustrations les plus accomplies du droit public français. En débattre donnait une excellente occasion de réfléchir à la place qu’il occupe (…) Cette question est sans doute moins urgente mais elle n’est pas moins brûlante », Jérôme CHAPUISAT, « Réformé ! », A.J.D.A. 1988, p. 75. La rapidité de la réforme a obligé à confier la décision sur

les recours administratifs à des décrets en Conseil d’État. L’exposé des motifs du projet de loi justifie cela par le besoin d’étudier la nature des contentieux, ainsi que les domaines où ces procédures existaient déjà. Cf. « Projet de loi portant réforme du contentieux administratif – Exposé des motifs », Doc. Ass. Nat., n° 890, in R.F.D.A. 1987, p. 450.

136 Art. 13, loi du 31 décembre 1987 : « Des décrets en Conseil d’État déterminent dans quelles conditions des

litiges contractuels concernant l’État, les collectivités territoriales et les établissements publics, ainsi que les actions mettant en jeu leur responsabilité extracontractuelle sont soumis, avant toute instance arbitrale ou contentieuse, à une procédure préalable soit de recours administratif, soit de conciliation »

137 Cf. C

ONSEIL D’ÉTAT, Régler autrement les conflits : Conciliation, transaction, arbitrage en matière administrative,

étude de la section du rapport et des études, La Documentation française, Paris, 1993, p. 39.

138 Décret n° 91-204 du 25 février 1991, modifiant le code des marchés publics et relatif au règlement amiable des

reprise par l’article 23 de la loi n° 2000-597 du 30 juin 2000, établissant un recours administratif préalable obligatoire pour les agents publics en matière de situation personnelle, exception faite du recrutement et de l’exercice du pouvoir disciplinaire. La mise en place de ce recours était confiée à un décret. Or, ce recours n’a été d’abord mis en place qu’à l’égard des militaires139 En 2011, l’article 23 de la loi a été modifié afin de permettre la mise en place de ce préalable pour les agents civils de la fonction publique. Le recours administratif préalable obligatoire, qui devra être l’objet d’un décret en Conseil d’État, est néanmoins soumis à une période d’expérimentation de trois ans140.