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Le déploiement de l’appareil juridictionnel

Section I. La remise en cause de la vision juridictionnelle du contentieux

B. Les réformes dans le système juridictionnel

2. Le déploiement de l’appareil juridictionnel

Pour répondre à la demande croissante de décisions juridictionnelles, deux mesures ont été adoptées, toujours à l’intérieur du système juridictionnel de résolution des litiges. La multiplication des juridictions de droit commun (a) s’est ensuite accompagnée de l’instauration de juges à finalité précise (b).

a. La multiplication des juridictions de droit commun

En France, le souci fondamental des réformes institutionnelles a consisté au désencombrement du Conseil d’État au contentieux51. La compétence restreinte des conseils de préfecture, juges d’attribution du contentieux administratif, laissait la plus grande part de la charge contentieuse au Conseil d’État52. Ce dernier se trouvait ainsi dans une situation d’encombrement qui réclamait des mesures urgentes. L’instauration des tribunaux administratifs, en 1953, juges de droit commun du premier ressort du contentieux administratif, s’est montrée comme l’option la plus évidente53.

La réforme de 1953 a eu un effet positif pendant une vingtaine d’années, au cours desquelles le contentieux a été géré dans un délai raisonnable54. Cependant, à partir de 1973 et 1974 le contentieux est devenu ingérable55, notamment au sein du Conseil d’État56. Un

47 L’article 2 du décret n° 2003-543 du 24 juin 2003 a modifié l’article R. 122-13 du C.J.A, donnant le pouvoir de

«(…) rejeter les requêtes qui ne sont manifestement pas susceptibles d'entraîner l'infirmation du jugement attaqué

».

48 « Après le temps de la cession du contentieux d'appel du Conseil d'État aux cours, celui de sa réduction, de sa

restriction», Bernard PACTEAU, « Le décret du 24 juin 2003, au secours des cours administratives d'appel », loc. cit. p. 910.

49 Art. 10, III du décret n° 2003-543 du 24 juin 2003, modifiant l’art. R. 811-7 du C.J.A.

50« (…) l'arbitrage, forcément délicat, entre droit au recours pour tous et efficacité de l'intervention du juge »,

Sophie BOISSARD, « Vers un désencombrement des cours administratives d'appel ? », A.J.D.A.2003 p. 1375.

51 « Elle s'est imposée comme une nécessité en raison de la grave crise liée à l'encombrement croissant du Conseil

d'État qui ne parvenait plus à juger dans un délai raisonnable les recours croissants dont il était saisi », Bernard

EVEN, « Des conseils de préfecture aux tribunaux administratifs », R.F.D.A. 2004 p. 475. 52 La réforme des conseils de préfecture était depuis longtemps plébiscitée : Gaston J

EZE proposait la substitution

des conseils de préfecture par des tribunaux administratifs régionaux : Gaston JEZE, « Le Conseil d’État au contentieux et les projets de modification des règles de compétence administrative », loc. cit., p. 64.

53 La motivation de la réforme est très clairement explicitée par l'exposé des motifs du décret n° 53-934 du 30

septembre 1953, portant réforme du contentieux administratif : il fallait désencombrer le Conseil d’État. Cf. JO 1er oct. 1953, p. 8593, E.D.C.E. 1953, p. 166.

54 Philippe C

HIAVERINI et Denis MARDESSON, Tribunaux administratifs et Cours administratives d’appel, Paris, L.G.D.J.,

1996, p. 8.

55 D’après Jacques L

EGER, la raison pour laquelle le contentieux a explosé exponentiellement en 1975, c’est parce

premier projet de 198157 visait la création de référendaires au Conseil d’État58. Ce projet a été retiré par le garde des Sceaux, car il a été objet d’amendements parlementaires visant à réduire les facultés du gouvernement quant au tour d’accès au Conseil59. En 1985, la situation a été débattue et il a été proposé de créer trois « chambres adjointes » au Conseil d’État, afin de le désencombrer ; mais, ce projet a été abandonné en 198660, dans un débat qui finalement a conduit le Conseil d’État à proposer la reproduction du mécanisme utilisé en 1953 : un nouvel échelon juridictionnel qui éloigne davantage l’arrivée au Conseil d’État, menacé de « thrombose »61 contentieuse62. Le soulagement du Conseil d’État était possible, car les cours administratives d’appel venaient prendre en charge la plupart des recours en appel. Rapidement (dix ans plus tôt que les tribunaux administratifs), les cours administratives d’appel sont devenues l’échelon le plus encombré de la juridiction administrative63. De nouvelles cours administratives d’appel64 ont été créées, ainsi que de nouveaux tribunaux administratifs65.

Quant à la Colombie, l’encombrement de la juridiction du contentieux administratif a motivé, là aussi, l’instauration d’un troisième niveau juridictionnel66 ; mais, ce troisième niveau viendrait s’intégrer non entre le Conseil d’État et les tribunaux, comme c’était le cas français, mais à la base du système, attribuant ainsi aux tribunaux, la fonction de juge d’appel des décisions de double instance, adoptées par les juges de premier degré. L’autre différence fondamentale consiste au fait que le premier degré juridictionnel ne serait pas constitué par des tribunaux, mais par des juges administratifs, juges uniques, ce qui ne surprend nullement

pratique de la justice administrative », Jacques LEGER, « Le constat : une crise salutaire », in Trentième anniversaire

des tribunaux administratifs », Éditions du C.N.R.S., Paris 1986, p. 20.

56 Pierre O

RDONNEAU,(Président de la mission d’inspection des juridictions administratives), « Les problèmes posés

au cours des 10 dernières années par l'organisation et le fonctionnement des tribunaux administratifs », in

E.D.C.E. 1977-1978. 114 ; Jacques LEGER, « Le constat : une crise salutaire », loc. cit., p. 19-28. 57 Cf. Paul T

EDESCHI, « Quelques aspects de la réforme du contentieux administratif », J.C.P. 1988, I, 3342.

58 « (…) ils exerceraient ces fonctions dans leur plénitude; mais, sans être membres du Conseil », Marcel LONG,

« Création des cours administratives d’appel », A.J.D.A. 2008, p. 1241.

59 Or le projet « (…) n’était qu’un palliatif transitoire, car il ne traitait pas des causes structurelles de

l’engorgement du contentieux », ibidem

60 Le projet a été critiqué en raison du caractère simplement adjoint des chambres. Adopté par l’Assemblée

nationale, il ne fut pas discuté au Sénat en raison de l’ordre du jour et, finalement, il a été abandonné lors du renouvellement parlementaire qui en a changé la majorité. Cf. Daniel CHABANOL, « La réforme du Conseil d’État : une réponse dangereuse à un vrai problème », Gaz. Pal. 1985 p. 688.

61 Daniel C

HABANOL, « Les cours administratives d'appel et le Conseil d'État », A.J.D.A.2008 p. 1258.

62 « De fait,affirmer le caractère structurel de la crise de la juridiction administrative relève du truisme », Olivier

DUGRIP et Frédéric SUDRE,« Du droit à un procès équitable devant les juridictions administratives : l’arrêt de la Cour

européenne des droits de l’homme du 24 octobre 1989 », R.F.D.A. 1990, p. 215.

63 « Dix ans après leur création, elles étaient en effet engorgées, à leur tour et déjà ! », Bernard PACTEAU, « Le

décret du 24 juin 2003, au secours des cours administratives d'appel », loc. cit. p. 910.

64 Trois cours administratives d’appel ont été créées à Marseille et à Douai en 1999 et à Versailles en 2004. En

1997, la France avait été condamnée par la C.E.D.H. pour violation de l’art. 6 C.ES.D.H. en raison d’une durée de plus de quatorze ans des divers procès devant les deux juridictions, en matière d’expropriation : C.E.D.H. 21 fév. 1997, Guillemin c/ France, n° 105/1995/611/699, A.J.D.A.1997, p. 399, note HOUSTIOU. Or, malgré la création de

nouvelles cours, en 2002, le délai moyen d’une affaire devant les cours administratives d’appel, dépassait les trois ans : Bernard PACTEAU, « Le décret du 24 juin 2003, au secours des cours administratives d'appel », loc. cit. p. 910. 65 Trois autres tribunaux administratifs ont été créés à Nîmes en 2006, à Toulon en 2008 et à Montreuil en 2009. 66 Les niveaux juridictionnels ne font pas référence aux degrés juridictionnels dans la mesure où la cassation n’est

pas troisième degré juridictionnel. L’expression « niveaux juridictionnels » est utilisée pour exprimer l’existence de juridictions de même nature, à l’intérieur de la structure juridictionnelle.

ni la doctrine ni la jurisprudence colombienne67. Son instauration a été difficile : même si les juges administratifs étaient prévus depuis 1996, ils n’ont été mis en place qu’en 200668. Compte tenu du fait que les juges administratifs ont reçu 78 % de la charge des tribunaux administratifs, il était logique que ces nouveaux juges fussent encombrés69. La mise en place des juges administratifs a signifié l’augmentation de 94,4%70 du personnel de la branche juridictionnelle (employés et travailleurs de la branche juridictionnelle et juges).

L’instauration des juges administratifs a eu immédiatement un effet positif incontestable71 sur les tribunaux administratifs ; mais, la plupart des contentieux qui ont été transférés aux juges administratifs sont déjà objet d’appel et viendront encombrer les tribunaux administratifs. Créés assez récemment, les juges administratifs étaient déjà trop encombrés en 200872 et le diagnostic de l’état des juges administratifs mettait en évidence une congestion dépassant les projections concernant sa capacité d’absorption73.

b. L’instauration de juges à finalité précise

Horizontalement, d’autres mesures ont été également mises en place afin de pallier la crise du système juridictionnel, notamment la création des juges à finalité précise. En France, la création des juridictions administratives spécialisées est considérée comme un moyen de lutter contre l’encombrement des juridictions de droit commun74, car des contentieux techniques et souvent transitoires sont assignés à des juridictions ayant pour seule finalité la

67 Lors des discussions sur la création de la juridiction du contentieux administratif, en 1911, le Congrès a modifié

le projet initial de création de tribunaux administratifs et, à sa place a proposé des juges uniques ; mais, cette idée, qui constitue l’antécédent des actuels juges administratifs, a été abandonnée. Cf. Augusto HERNÁNDEZ, « Alegato en defensa de los jueces administrativos singulares o individuales », in V Jornadas de derecho

constitucional y administrativo -Los procesos ante las jurisdicciones constitucional y de lo contencioso administrativo-, Universidad Externado de Colombia, Bogota, 2005, p. 337.

68 Sa création a été prévue par la loi n° 270 du 7 mars 1996 (art. 11, 42 et 197) Statutaire de l’administration de

justice. Sa compétence a été précisée par la loi n° 446 du 7 juillet 1998 (art. 44) ; mais, son implémentation effective a été laissée au Conseil supérieur de la magistrature, qui ne l’a fait qu’en 2006, après des décisions de justice l’obligeant à exécuter la loi, par l’arrêté ‘Acuerdo’ 3333 du 3 mars 2006 installant 257 juges administratifs.

69 « (…) comme il n’a pas été prévu un programme de désencombrement massif, préalable ou simultané à la mise

en fonctionnement des juges, l’encombrement s’est déplacé envers eux. Les juges administratifs sont nés encombrés », Exposé des motifs du projet de loi n°189 2009, portant Code de la procédure administrative et du contentieux administratif in http://www.consejodeestado.gov.co

70 De 1 002 agents, on est passé à 1 948 en 2006 (fonctionnaires et employés) : Chambre administrative du Conseil

supérieur de la judicature, « Fortalecimiento de la Jurisdicción contencioso administrativa », loc. cit., p. 460.

71 Ibidem, p. 463.

72 Manuel RESTREPO, « Dimensión y causalidad de la congestión en la Jurisdicción contencioso administrativa »,

Revista diálogos de saberes, n° 29, juillet-décembre 2008, p. 256.

73 Ibidem, p. 262.

74 JEZE proposait la création de juridictions administratives spécialisées, visant à éviter que ces contentieux

viennent encombrer les juridictions ordinaires, comme c’était le cas de la Commission supérieure des bénéfices de guerre. Cf. Gaston JEZE, « Le Conseil d’État au contentieux et les projets de modification des règles de compétence

administrative », loc. cit., p. 74. À l’initiative du Président de la République, annoncée le 8 janvier 2008, le ministre français de l’Immigration, de l’Intégration, de l’Identité nationale et du Codéveloppement a mis en place une commission pour réfléchir, notamment, sur l’unification du contentieux des étrangers, par la création d’une juridiction spécialisée. La Commission a déconseillé la création de cette juridiction en raison d’obstacles juridiques liés à la compétence de la juridiction administrative et de la juridiction judiciaire, ainsi qu’à la difficile mise en place d’une telle juridiction : Rapport de la Commission présidée par Pierre MAZEAUD, Pour une politique des

migrations transparente, simple et solidaire, La Documentation française, Paris, 2008, p. 81-84. Cf. Bernard STIRN

et Simon FORMERY, « La déjudiciarisation d'un certain nombre de contentieux est devenue une nécessité », J.C.P. A.

résolution de ce contentieux. En Colombie, l’instauration des juges à finalité précise s’est faite sur une autre logique. Des juridictions spécialisées pour des contentieux particuliers n’ont pas été créées ; mais, la politique de désencombrement a eu recours au système des juges de « désencombrement » : des doubles des juridictions ordinaires cherchant à les soulager de la masse contentieuse, dans une logique de juridiction parallèle75. Ainsi, en 2006, sept des nouveaux juges administratifs étaient si débordés par le nombre d’entrées qu’il a fallu venir à leur secours par la création urgente de juges de désencombrement, à peine quelques mois après sa création76. En 2008, par le Conseil supérieur de la judicature qui, après une étude portant sur les moyens de désencombrer la juridiction du contentieux administratif77, a instauré des agents transitoires de désencombrement, tant dans les tribunaux administratifs que devant des juges administratifs78. Finalement, la loi n° 1285 du 22 janvier 2009 a institutionnalisé la mesure des agents « itinérants »79 de désencombrement, sous la direction du Conseil supérieur de la judicature80. L’encombrement de la juridiction colombienne du contentieux administratif atteint un tel niveau que le nouveau Code de la procédure administrative et du contentieux administratif prévoit un « Plan spécial de

désencombrement », par lequel certains juges seront dédiés exclusivement à l’évacuation des

stocks et d’autres à la résolution des affaires nouvelles81. Le projet de réforme constitutionnelle présentée en août 2011 prévoit l’attribution des fonctions juridictionnelles aux notaires et même à des avocats pour contribuer au désencombrement des juridictions82.

Aux fins du désencombrement, les juridictions devaient être plus performantes, plus présentes, mais, parfois, moins accessibles, plus exigeantes, moins tolérantes et plus restreintes. Ces réformes n’ont pas, pourtant, préservé intacte la confiance dans un système exclusivement juridictionnel.

75 Les juges de désencombrement ne sont pas des solutions transitoires. Ils sont si introduits dans le

fonctionnement des juridictions, que la loi statutaire de l’administration de la justice fonde leur compétence à l’art. 11, par. 1° : « L’acte de création des juges de désencombrement signale sa compétence territoriale et

matérielle spécifique ».

76 C’était le cas des juges administratifs des villes de Buga, Barrancabermeja, San Gil, Santa Rosa de Viterbo,

Girardot et Zipaquirá : Chambre administrative du Conseil supérieur de la judicature, « Fortalecimiento de la Jurisdicción contencioso administrativa », in Memorias – Seminario Franco-Colombiano sobre la reforma a la

Jurisdicción Contencioso Administrativa, Misión de Cooperación Técnica en Colombia del Consejo de Estado

Francés, Bogota 7-11 de julio del 2008, imprenta Nacional de Colombia, p. 459.

77 ManuelR

ESTREPO, “Dimensión y causalidad de la congestión en la Jurisdicción contencioso administrativa”, loc.

cit., p. 268.

78 Chambre administrative du Conseil supérieur de la judicature, « Fortalecimiento de la Jurisdicción contencioso

administrativa », loc. cit., p. 473.

79 Une certaine mobilité est proposée par le professeur G

OHIN pour les juridictions administratives : « Encore faut-il

rappeler que la création de toute juridiction devrait toujours être comprise comme temporaire (…) », Olivier GOHIN,

Contentieux administratif, op. cit., p.160.

80 Article 15, modifiant l’art 63 de la loi 270 1996 : « b) La Chambre administrative créera les postes de juges et de

magistrats d’appui itinérants dans chaque juridiction afin de faire face aux surplus de charge en raison de congestion des bureaux. Ces juges seront compétents pour diriger et instruire les procès à l’intérieur des tribunaux déjà établis (…) les procès et les fonctions seront ceux que la loi signale expressément (…) ».

81 Art. 334, f du C.P.A.C.A. Le « Plan spécial de désencombrement », prévu à l’art. 304 du C.P.A.C.A. sera piloté par

un « Gérant » du projet, qui devra être expert en matière de contentieux juridictionnel et d’administration et exécution des projets des grandes entreprises. L’encombrement est ainsi perçu comme un problème de gérance, de management. Le plan spécial de désencombrement serait administré par le Conseil supérieur de la judicature et il ne pourra pas s’étendre au-delà de quatre ans. Le plan national de développement 2010-2014 a élargi le champ d’application du plan de désencombrement, à l’ensemble des juridictions colombiennes : art. 197, c de la loi n° 1450 du 16 juin 2011.

82 Art. 2 du projet, modifiant l’art. 116 de la Const. c. : Projet de révision de la Constitution n° 07 de 2011, Gaceta

§2. La mise en cause du modèle juridictionnel exclusif de résolution des litiges

En essayant de concilier la prétention que tout litige soit confié aux juges avec l’obligation d’adopter des décisions dans des délais acceptables, la vision exclusivement juridictionnelle du contentieux s’est montrée limitée. Il s’agit d’un modèle critiqué (A) permettant de comprendre que le regard est tourné vers l’administration (B) en tant que moyen pour combattre la crise du système juridictionnel.