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Section I. La vision juridictionnelle du contentieux en France

B. La rationalisation du système

La juridiction administrative a été créée à la suite de la décision politique d’attribuer le contentieux administratif aux autorités administratives et d’interdire aux juridictions de prendre connaissance des affaires administratives. Il s’agit de réponses qui s’expliquent en raison de décisions politiques motivées par des circonstances historiques. Or, cela a appelé dans la doctrine une explication théorique, c’est-à-dire une rationalisation. Il faut noter que la vision classique de la séparation des pouvoirs allait à l’encontre d’un système excluant les juridictions d’une partie importante du contentieux, pour la confier à l’administration. La séparation des pouvoirs s’est ainsi constituée en obstacle théorique à la juridiction administrative. La façon de répondre à un tel obstacle devait être également théorique.

C’est ainsi que la doctrine a élaboré la théorie d’après laquelle juger l’administration serait encore administrer 122: il ne s’agirait pas de méconnaître la séparation des fonctions puisque, lorsque l’administration tranche un litige, elle ne ferait qu’administrer. Le règlement du contentieux administratif serait « encore » une activité administrative et, comme telle, interdite aux juridictions judiciaires123. La juridiction juge et l’administration administre ; et en cela, elle agit aussi quand elle tranche le contentieux124. La juridiction ne serait donc pas seulement administrative à partir de son champ de compétences, mais aussi en raison du fait qu’elle administre125.

L’administration n’exercerait aucune fonction juridictionnelle. Si tel était le cas, cela pourrait être considéré comme contraire à la séparation des pouvoirs. Elle respecterait, au contraire, une certaine séparation des pouvoirs à la française dont juger l’administration ne serait pas vraiment juger. Pour CHAUVEAU, la séparation des pouvoirs renverrait alors aux deux pouvoirs constitués,

législatif et exécutif, tandis que la séparation des autorités administratives et judiciaires serait une

122 La systématisation du principe « Juger l’administration, c’est encore administrer », est l’œuvre de HENRION de

PANSEY, pour qui « (…) le pouvoir administratif s’exerce de deux manières : par des ordonnances et par des

décisions. Pourvoir, par des ordonnances, à l’exécution des lois, à la sûreté de l’État, au maintien de l’ordre public, aux différents besoins de la société, c’est administrer. Statuer, par des décisions, sur les réclamations auxquelles ces ordonnances peuvent donner lieu, et sur les oppositions que des particuliers se croiroient en droit de former à leur exécution, c’est encore administrer », Pierre-Paul-NicolasHENRION dePANSEY, De l’autorité judiciaire en France,

Théophile Barrois, Paris, 1827, t. II, p. 311.

123 « Ce sont d’abord des raisons pratiques dont la principale est tirée de cette idée qu’il faut des aptitudes

particulières pour juger le contentieux administratif, parce qu’il y a lieu d’y appliquer ce droit spécial qu’est le droit administratif et d’y résoudre ces questions techniques que soulève le fonctionnement des services publics. Des raisons théoriques ont aussi agi, notamment et surtout le principe de la séparation des pouvoirs et ses interprétations », Roger BONNARD, Le contrôle juridictionnel de l’administration, op. cit., p. 91.

124 « Mais l’administration elle-même n’est point renfermée dans son unité ; elle agit ou elle juge. (…) Elle juge,

lorsque son action, qui ne s’exerce jamais qu’à profit des intérêts généraux et de l’intérêt public, rencontre des oppositions légitimes ; lorsqu’il faut qu’elle décide (…) », Réponse du comte Jean-Étienne-Marie PORTALIS, garde des

Sceaux, en Réponse au Compte Gaëtan de LA ROCHEFOULD qui, en 1828, demandait au roi en chambre des députés, l’élaboration d’un projet de loi sur le statut et les compétences du Conseil d’État in Louis-Antoine MACAREL, Des

tribunaux administratifs, op. cit., p. 440-441.

125 « Mais si l’on ne doit voir qu’une branche de l’administration dans le contentieux administratif, il faut

reconnoître que, pour exercer cette espèce de juridiction, il n’est pas nécessaire d’être revêtu du caractère de juge, qu’il suffit d’être administrateur », Pierre-Paul-NicolasHENRION dePANSEY, De l’autorité judiciaire en France, op. cit.,

p. 312. « Juridiction administrative parce qu’elle administre (…) », Andrés OSPINA GARZÓN, De la Jurisdicción

administrativa a la Jurisdicción de lo contencioso administrativo, ¿Un viaje de ida y vuelta?, t. V Série de Droit

disposition arbitrant les relations au sein du pouvoir exécutif 126 . Même si cette idée de la version française de la séparation des pouvoirs met en évidence un lien artificiel127 entre un principe prérévolutionnaire et une certaine interprétation de la séparation des pouvoirs, elle est acceptée par le Conseil constitutionnel afin d’asseoir constitutionnellement la compétence de la juridiction administrative128. En suivant le Conseil constitutionnel, la conception française de la séparation des pouvoirs viserait la compétence de principe de la juridiction administrative à l’égard de la décision définitive du contentieux administratif129. Le principe, juger l’administration c’est encore administrer, et la conception française de la séparation des pouvoirs sont des justifications théoriques a

posteriori130 de la juridiction administrative et, « (…) rien n’est plus dérisoire qu’une présentation de

logique abstraite d’un problème qui se pose en réalité dans les faits, et dont la solution n’est donc jamais qu’une affaire de choix, et donc de volonté»131.

Or, ce principe, Juger l’administration c’est encore administrer, qui pourrait fonder a priori la règle générale de l’activité contentieuse de l’administration tantôt active, tantôt juridictionnelle, est progressivement nié à l’administration active et il est devenu exclusif de l’administration juridictionnelle, dans le processus de consolidation de sa fonction contentieuse exclusive132. L’administration contentieuse est ainsi devenue un concept réservé à la juridiction administrative133. Juger l’administration c’était encore administrer ; mais, administrer ne signifiait pas pour autant, détenir le pouvoir de juger. MACAREL propose alors : « "Administrer est le fait d’un seul, juger est le

fait de plusieurs" (…) Qu’il nous soit permis d’ajouter que juger, entre les administrateurs et les

126 « J’admets la division tripartite qu’enseigne le célèbre Rossi : Pouvoir législatif, pouvoir exécutif, pouvoir judiciaire » :

Adolphe CHAUVEAU, Principes de compétence et de juridiction administratives, t. I, Cotillon, Paris, 1841, p. XVIII. En conséquence, l’auteur interprète que la séparation des autorités c’est la séparation des pouvoirs exécutif et judiciaire « Le

pouvoir administratif, l’autorité administrative, c’est le pouvoir exécutif. Il y a donc eu proclamation d’indépendance réciproque entre ces deux grands pouvoirs, le pouvoir exécutif, et le pouvoir judiciaire », op. cit. p. XIX.

127 Le doyen V

EDEL, membre du Conseil constitutionnel et rapporteur de la décision sur la compétence de la cour

d’appel de Paris sur certains contentieux administratifs, explique pourquoi le Conseil constitutionnel n’a pas pu étayer la compétence de la juridiction administrative sur la séparation des pouvoirs : « Le recours au principe

constitutionnel de la séparation des pouvoirs comme fondement de la séparation des autorités administratives et judiciaires s’avérait inopérant. D’abord parce que cette filiation était d’une inauthenticité criante : les pays qui pratiquent le mieux la séparation du pouvoir exécutif et du pouvoir judiciaire, la Grande-Bretagne et les États-Unis, subordonnent leurs autorités et leurs juridictions administratives (ou l’équivalent) aux Cours de justice ; la France a appliqué la séparation des autorités administratives et judiciaires sous des régimes constitutionnels de confusion des pouvoirs », Georges VEDEL, « préface » à la thèse Pierre ESPLUGAS, Conseil constitutionnel et service public, Bibliothèque constitutionnelle et de science politique t. 80, L.G.D.J., Paris, 1994, p. 4 de la préface.

128 « (…) conformément à la conception française de la séparation des pouvoirs, figure au nombre des « principes

fondamentaux reconnus par les lois de la République » celui selon lequel, à l’exception des matières réservées par nature à l’autorité judiciaire, relève en dernier ressort de la compétence de la juridiction administrative l’annulation ou la réformation des décisions prises (…) », C.c.f. Décision n° 86-224 DC, 23 janvier 1987, Rec. p. 7, §

15.

129 Il s’agit d’une matière qui « relève en dernier ressort de la compétence de la juridiction administrative (…) »,

C.c.f. Décision n° 86-224 DC, 23 janvier 1987, § 15, Rec. p. 7.

130 À l’égard de la doctrine qui a justifié la juridiction administrative, le doyen VEDEL se prononce : « Sa spécificité,

puisqu’il y tient, est de fournir généralement une couverture logique honorable à des péripéties souvent contingentes et à s’applaudir de si bien raisonner », Georges VEDEL, « Hasard et nécessité », Revue Administrative,

Numéro spécial n° 3, 2000, p. 208.

131 Francis-Paul B

ENOIT, « Les fondements de la justice administrative », loc. cit., p. 294.

132 Le principe juger l’administration, c’est encore administrer cherchait à justifier la juridiction administrative et

non à expliquer l’activité contentieuse de l’administration. Donc, pour justifier la juridiction administrative, il a dû être accompagné de l’idée de l’exclusivité contentieuse de la juridiction administrative.

133 « La pure administration était synonyme d’administration active : elle est celle qui ne peut se prononcer sur les

droits. L’administration contentieuse empruntait en revanche le canal de l’administration érigée en juridiction (conseils de préfecture et Conseil d’État) », Grégoire BIGOT, Introduction historique au droit administratif depuis

administrés, doit être le fait de plusieurs, parmi lesquels aucun n’administre»134. La séparation n’a pas été complètement suivie : les conseillers n’ont pas une compétence exclusivement contentieuse, en raison de la règle de la double appartenance135.

En outre, le concept même du contentieux administratif136 s’est constitué en une barrière pour l’activité contentieuse de l’administration : en tant que concept fonctionnel, il sert à déterminer le domaine propre et exclusif de la juridiction administrative et cela non seulement à l’égard de la juridiction judiciaire137, mais aussi selon une certaine interprétation de l’arrêt Cadot138, à l’égard de

l’administration. Le concept du contentieux administratif devient l’instrument fondamental de la vision exclusivement juridictionnelle du contentieux. Par conséquent, il en résulte l’étroitesse de la notion du contentieux administratif, faisant référence exclusivement aux affaires tranchées par la juridiction administrative139.

La doctrine la plus avisée a expliqué de quelle manière la justification de la juridiction administrative ne se trouve nullement dans les principes abstraits dont celui de la séparation des pouvoirs. La justification de la juridiction administrative se trouve dans une volonté politique de confier ce contentieux à l’administration elle-même. Or, il reste à préciser comment cette volonté de confier ce contentieux aux autorités administratives et gouvernementales se transforme en une volonté de le confier à des structures simplement «proches »140 de l’administration, qui désormais n’est qualifiée que d’active. C’est dans le processus de consolidation de la juridiction administrative que l’on peut expliquer le refus du contentieux à l’administration simplement active.

134 Louis-Antoine M

ACAREL, Des tribunaux administratifs, op. cit., p. 57. Il faisait référence en l’espèce au fait que le

préfet présidait les conseils de préfecture, avec une voix prépondérante en cas de partage des voix, ce qu’il trouvait inconcevable et qui détruisait le plus grand bienfait de la loi de l’an VIII de création des conseils de préfecture : « C’est-à-dire la séparation de ces deux choses : administrer et juger », op. cit., p. 60.

135 La règle de la double appartenance (section du contentieux et une section administrative) a été adoptée par le

décret du 30 juillet 1963. « (…) il est un des symboles de la spécificité du système français de contrôle juridictionnel

de l’administration», Roland DRAGO, « Incidences contentieuses des attributions consultatives du Conseil d’État »,

in Le juge et le droit public - Mélanges offerts à Marcel WALINE, t. II, L.G.D.J., Paris, 1974, p. 388. Or, si le décret du

6 mars 2008 réduit radicalement la représentation des sections administratives à l’intérieur des formations contentieuses, la règle, bien qu’affaiblie, reste en vigueur.

136 Les origines de l’idée d’un contentieux différent se trouvent dans la « summa divisio » médiévale entre les

causes « touchant le roi », et les causes entre parties privées ou « de partie à partie », Katia WEIDENFELD, Les

origines médiévales du contentieux administratif (XIVe – XVe siècles), thèse, Paris II, De Boccard, Paris, 2001, p.

543. Cf. Jean-Louis MESTRE, « Le traitement du contentieux administratif au XVIIIe siècle », La revue administrative, édition spéciale Le Conseil d’tat avant le Conseil d’État, 1999, p. 83.

137 « (…) le développement de la notion de contentieux administratif, qui est une notion fonctionnelle, forgée pour

opposer une barrière aux investigations judiciaires et pour étendre la compétence des corps administratifs »,

Jacques CHEVALLIER, L’élaboration historique du principe de la séparation de la juridiction administrative et de

l’administration active, op. cit., p. 48.

138 C.E.f. 13 de déc. 1889, Cadot, Rec., 1148, concl. JAGERSCHMIDT ; S., 1892, 3, 17, note HAURIOU. 139 La thèse du professeur G

OHIN, d’après laquelle l’activité contentieuse de l’administration fait partie de ce qu’il

nomme le « contentieux administratif au sens large », s’oppose à la doctrine qui a mésinterprété l’arrêt Cadot comme une interdiction du contentieux faite à l’administration active. Cf. Olivier GOHIN, Contentieux administratif,

op. cit., p. 1.

140 « (…) le choix que ces requêtes soient adressées aux autorités elles-mêmes, administratives et

gouvernementales, et non point devant les juges (…) », Francis-Paul BENOIT, « Les fondements de la justice administrative », loc. cit., p. 290. « une volonté politique, constante et positive, d’accepter un contrôle (…) par des

§2. La consolidation de la juridiction administrative

La juridiction administrative devait se consolider par l’absorption absolue de sa matière réservée : le contentieux administratif. Pour cette consolidation, deux instruments ont servi à donner l’impression d’une exclusivité de la juridiction administrative, dans le règlement du contentieux administratif : d’un côté, l’assimilation du contentieux à la juridiction (A), accompagnée, d’un autre côté, de l’occultation de l’activité contentieuse de l’administration dite « active » (B).