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L’occultation de l’activité contentieuse de l’administration dite « active »

Section I. La vision juridictionnelle du contentieux en France

B. L’occultation de l’activité contentieuse de l’administration dite « active »

L’existence de l’activité contentieuse de l’administration active se montrait en soi comme un argument à l’encontre de la juridiction administrative : non seulement l’administration active réalise, en principe, la même fonction que la juridiction administrative, malgré la reconstruction opérée par la loi du 28 pluviôse an VIII180, mais aussi elle le fait souvent dans un contexte de protection des droits processuels. Tant le maire que les conseils de préfecture réalisaient la même fonction de résolution des litiges. La situation du Conseil d’État était différente dans la mesure où, formellement, elle ne décide pas les litiges, sous la logique de la justice retenue. La spécificité du système français déterminant que le juge est issu du sein même de l’administration a commandé un effort important de spécialisation et de différenciation, voire d’indépendance. En vue d’acquérir son statut juridictionnel, la juridiction administrative devait s’emparer d’un domaine propre, ainsi qu’exercer sa fonction de la même façon que les juridictions judiciaires quant à la procédure et les garanties, tout en marquant une différence profonde avec la façon d’agir de l’administration dite non contentieuse181, à l’égard de laquelle elle devait être indépendante. Les instruments de l’occultation (1) de l’activité contentieuse de l’administration se sont montrés efficaces : l’occultation a été réussie (2).

1. Les instruments de l’occultation

Les instruments accomplissant la vision exclusivement juridictionnelle du contentieux ont été adaptés à la finalité d’occultation de l’activité contentieuse de l’administration.

Tout d’abord, il fallait neutraliser la nature contentieuse des recours administratifs. Bien que ces derniers soient l’origine historique de la juridiction administrative, c’est la juridiction administrative qui s’emparait désormais du contentieux, les dépouillant de toute forme contentieuse. Pour coexister avec la juridiction administrative, les recours administratifs devaient remplir une fonction considérée comme non contentieuse182. Pour répondre à ce défi d’occultation

180 Concernant la construction progressive de la juridiction administrative, à partir du principe de séparation de

l’administration active et la juridiction administrative, « Trois grandes périodes se dégagent donc nettement.

Jusqu’en l’an VIII, la justice administrative reste confondue avec l’administration active ; de 1799 à 1872, le principe de séparation se forme lentement ; de 1872 jusqu’au début du XXe siècle, on peut considérer qu’il reçoit une consécration éclatante ; mais, parvenant mal à dissimuler ses failles et ses ambiguïtés », Jacques CHEVALLIER,

L’élaboration historique du principe de la séparation de la juridiction administrative et de l’administration active, op. cit., p. 34.

181 En ce sens, on ne peut pas vraiment parler d’une procédure, mais d’une façon d’agir de l’administration

puisque la procédure serait désormais réservée à la juridiction : cf. Guy ISAAC, La procédure administrative non

contentieuse, op. cit., p. 22.

182 La section du rapport et des études du Conseil d’État affirme clairement que reconnaître la nature contentieuse

aux recours administratifs, comme règle générale, aurait des conséquences profondes sur la division des tâches et sur le binôme contentieux et précontentieux : « ou le Gouvernement et le Parlement estiment qu’il faut se

de l’activité contentieuse de l’administration, les recours administratifs sont considérés comme un moyen de demander à l’administration, par la voie d’une pétition, d’exercer ses pouvoirs d’autocontrôle dont elle dispose d’office183.

Ensuite, il fallait que la juridiction administrative absorbe les garanties processuelles qui seraient progressivement démantelées en faveur de la juridiction administrative184. L’activité contentieuse de l’administration est dès lors vouée à être un moyen majoritairement inefficace, peu respectueuse des droits processuels des administrés et considérée comme l’un des privilèges de l’administration. Le souci principal n’était pas de protéger les administrés à tout moment, mais de réserver cette protection à la juridiction administrative185 ou aux juridictions administratives.

Enfin, la transformation des autorités ou commissions administratives remplissant des fonctions contentieuses en juridictions administratives spécialisées annonce aussi un instrument efficace d’occultation de l’activité contentieuse de l’administration186.

Néanmoins, l’ampleur de l’activité contentieuse de l’administration a poussé l’abandon de la reconnaissance massive des juridictions administratives spécialisées, au risque de transformer en juridiction une partie importante de l’administration active : l’administration contentieuse. Le Conseil d’État plaide, dès 1975, en faveur de la fin de cette dérive187. Dès lors, il existerait une présomption jurisprudentielle du caractère administratif, et non juridictionnelle des autorités administratives188, garantissant la prolongation des acquis de l’arrêt Cadot comme sauvegarde contre le retour du

entre le pré-contentieux et le contentieux, comme cela a été fait avec grand succès, il y a plus d’un demi-siècle, en matière fiscale », CONSEIL D’ÉTAT, Régler autrement les conflits, Conciliation, transaction, arbitrage en matière

administrative, étude de la section du rapport et des études, La documentation française, Paris, 1993, p. 25. Cette

prétendue modification de la division des tâches entre l’administration et la juridiction a pour point de départ, la vision juridictionnelle du contentieux dont la matière fiscale constitue une exception.

183 « (…) l’auteur de l’acte (…) et le supérieur hiérarchique, en réformant ou annulant l’acte, ne fera rien autre que

ce qu’aurait pu faire l’auteur de l’acte lui-même : il fera fonction d’administrer et non de juger ; son acte, pour avoir été provoqué par la demande d’un particulier, n’en aura pas moins la même nature que s’il avait été fait d’office (…) », Émile ARTUR, « Séparation des pouvoirs et séparation des fonctions », 1er article, loc. cit., p. 245.

184 Les garanties processuelles dont disposait le ministre-juge ont été progressivement enlevées avant d’être niées

définitivement par le caractère juridictionnel de la décision préalable du ministre. Par exemple, le Conseil d’État a décidé que les décisions du ministre en matière de liquidation des dettes ne devaient pas être motivées : C.E.f. 30 avril 1880, Harouel et Morin, Rec., p. 419 ; Concl. LEVAVASSEUR DE PRECOURT, Rec., p. 431 et C.E.f. 2 juillet 1880,

Maillard, S., 1882, III, p. 3.

185 « Car il est apparu, au fur et à mesure des progrès du contentieux, que les garanties préalables, avec leur

lenteur et leur poids étaient d’autant moins nécessaires qu’après coup le contrôle du juge venait, en cas de besoin, rétablir le particulier dans ses droits », Jean RIVERO, In Mélanges Jean DABIN, Bruylant, Bruxelles, 1963, p. 813-836.

Reproduit in Pages de doctrine. L.G.D.J., Paris, 1980, p. 820.

186 Par exemple, les commissions paritaires instituées pour décider sur le contentieux de certains contrats de

travail ont été reconnues comme des juridictions « eu égard au pouvoir qui a été ainsi conféré de statuer sur des

litiges », C.E.f. 16 oct. 1953, Bosc, Rec., p. 440. Le professeur CHAPUS dresse une liste non négligeable d’autorités qui, jusqu’à en 1975, ont été reconnues jurisprudentiellement comme des juridictions, en raison de la fonction contentieuse dont elles étaient chargées ou « de la liaison usuelle entre juridiction et contentieux » : René CHAPUS,

« Qu’est-ce qu’une juridiction ? La réponse de la jurisprudence administrative », In Recueil d’études en hommage

à Charles Eisenmann. éd. Cujas, Paris, 1975, p. 274.

187« (…) ce n’est, en définitive, que dans des domaines limités et au cas très exceptionnel (…) qu’il serait possible de

substituer à l’administration, un organisme juridictionnel (…) », CONSEIL D’ÉTAT, Étude sur les organismes à caractère

juridictionnel, imp. Nationale, 1975, cit. par Michel DEGOFFE, La juridiction administrative spécialisée, Bibliothèque

de droit public, t. 186, L.G.D.J., Paris, 1996, p. 1.

188 « Dans le doute, il est à présumer qu’à ces autorités organisées administrativement, le législateur n’a entendu

attribuer que le pouvoir de prendre des décisions administratives », Julien LAFERRIERE, « Chronique législative, 2e

ministre-juge, dans la logique d’un contentieux administratif « centralisé entre les mains du Conseil

d’État »189. De même, pour les professeurs AUBY etDRAGO, l’exclusion absolue de l’administration active du règlement du contentieux administratif constituerait un principe dont la violation entraînerait des sanctions contre l’administration qui le méconnaîtrait190.

2. L’occultation réussie

L’occultation de l’activité contentieuse de l’administration a fait fortune en France191, comme à l’étranger192 à un point tel que les fonctions contentieuses non juridictionnelles de l’administration sont couvertes d’une présomption d’archaïsme193. Sous ce préjugé, accompagné de l’essor de la juridiction administrative, l’activité contentieuse de l’administration va disparaître des ouvrages consacrés au contentieux administratif et les recours administratifs ne seront que traités rapidement, comme des conditions d’accès au contentieux, c’est-à-dire, à la juridiction. Après la négation de la décision ministérielle comme première instance juridictionnelle, il n’y aurait plus de place pour réfléchir sur le contentieux réglé par l’administration194.

Il y aura encore des auteurs qui seront intéressés par la résolution administrative des litiges, malgré son occultation. Cependant, la confusion était née et, désormais, la doctrine aura du mal à étudier l’activité contentieuse de l’administration : comblée des préjugées de la modernité195 et de la séparation des pouvoirs et émerveillée par le rayonnement de la juridiction administrative, la doctrine a dû affronter cette tâche, moyennant les maladresses propres à la vision juridictionnelle du

189 «Ce qui tranche la question, c’est qu’aujourd’hui le contentieux administratif est centralisé entre les mains du

Conseil d’État, et que les autorités nouvelles qui sont créées sont présumées être purement administratives, à moins que le législateur ne leur confie expressément des attributions contentieuses en employant le terme consacré de recours contentieux », Maurice HAURIOU, note sous C.E. 20 juin 1911, Directeur de l’Assistance

publique, S. 1913, 3, p. 65. Sur la Commission centrale de l’Assistance publique. C’est précisément cette

jurisprudence, celle renversée par la reconnaissance en masse des juridictions administratives, qui est intervenue après.

190 « La jurisprudence administrative a fait plusieurs fois application de ce principe en annulant par exemple les

actes d'autorités administratives intervenant pour trancher un litige », Jean-Marie AUBY, « Autorités administratives et autorités juridictionnelles », A.J.D.A. 1995, Numéro spécial du cinquantenaire, p. 95.

191 J

EZE prend déjà acte du monopole et il affirme « Le contentieux administratif, dans les États contemporains, est

l’ensemble des recours juridictionnels organisés pour la protection des individus contre les excès de pouvoir de l’administration », Gaston JEZE, « préface » à Le Contentieux administratif des États modernes, (Stratis ANDREADES),

Sirey, Paris, 1934, p. VII.

192 La version française de l’ouvrage de MAYER, parue à Paris en 1903 affirme : « Nous appelons matières

administratives contentieuses les rapports juridiques qui devront être réglés dans la forme de la justice

administrative », Otto MAYER, Le droit administratif allemand, éd. française, t. I., Paris, V. Giard & E. Brière, 1903,

p. 229. Mais, il semble que l’idée du monopole juridictionnel en Allemagne ne soit qu’une des autres influences françaises sur ce droit public ; le même auteur déclare, dans la préface de son livre : « La formation du droit

allemand a, de tout temps, été ouverte aux influences étrangères. Pour ce qui concerne le droit public moderne, c’est surtout le droit français qui a servi de guide et de modèle », op. cit., p. XIII.

193 « Tous les peuples civilisés ont chargé les juges de maintenir les principes fondamentaux du droit national »,

Raphaël ALIBERT, Le contrôle juridictionnel de l’administration au moyen du recours pour excès du pouvoir, Payot,

Paris, 1926, p. 11 ; JacquesCHEVALLIER, L’État post-moderne, op. cit., p. 16-17.

194 « Lorsque l’administration, sans transgresser la loi, porte atteinte à l’intérêt de certains particuliers, ceux-ci

peuvent bien en appeler de l’administration mal informée à l’administration mieux informée, solliciter une décision qui leur soit plus favorable au moyen d’un recours gracieux; mais, il ne leur est pas permis d’user de la voie contentieuse, de saisir de leur réclamation la juridiction administrative », Jean APPLETON, Traité élémentaire du

Contentieux Administratif, Dalloz, Paris,1927, p. 2.

195« (…) celui qui doit « administrer la justice » dans un État moderne est l’organe judiciaire (…) », Andrés BOTERO,

« El órgano ejecutivo como ente administrador de justicia », Revista de la facultad de derecho y ciencias políticas, U.P.B. Medellín, n° 95, 1995, p.49.

contentieux. Ainsi, il est affirmé que quand l’administration tranche un contentieux « (…) il ne

manque rien pour que l’on ait affaire à du contentieux administratif, qu’une autorité contentieuse »

196 ; « sophisme » qui « ne veut rien dire »197 pour le professeur Jacques CHEVALLIER. De même, HAURIOU n’a pas échappé aux maladresses propres de la vision juridictionnelle du contentieux. Alors

que son intérêt était d’établir une « définition du contentieux qui soit purement sociale », il affirme qu’« une contestation appelle un juge »198.

La preuve de la consolidation de la vision juridictionnelle du contentieux allait être donnée par la décision du 22 juillet 1980 du Conseil constitutionnel qui affirme que le caractère spécifique des fonctions de la juridiction administrative est garanti, et que ni le législateur ni le gouvernement ne peuvent empiéter sur ces fonctions : l’exercice par l’administration des fonctions spécifiques, au sein d’exclusives de la juridiction administrative ou judiciaire, aurait constitué une inconstitutionnalité199. Néanmoins, le doute est toujours possible : le contentieux n’est pas précisé par la décision comme l’une des fonctions spécifiques de la juridiction administrative.

En dépit de l’activité contentieuse de l’administration, frappée par l’occultation, la juridiction administrative s’est justifiée et consolidée par un ensemble de théories et de décisions. Davantage que la séparation des pouvoirs, juridiquement, l’exclusion de l’administration active de l’activité contentieuse aurait acquis en France un fondement précis, résultant de trois idées : tout d’abord, le contentieux administratif n’est pas réglé par la juridiction judiciaire (séparation des autorités administratives et judiciaires). Ensuite, il est jugé par l’administration (juger l’administration, ce n’est pas encore ; mais, c’est aussi administrer200). Enfin, à l’intérieur de l’administration, le contentieux serait réservé à la juridiction administrative (séparation entre l’administration active et la juridiction administrative). Ce dernier principe signifierait non seulement une indépendance réciproque201, mais aussi des fonctions différentes et exclusives. La vision juridictionnelle du contentieux, en Colombie, s’est construite différemment.

196 « Comme c’est l’autorité administrative qui prononce, en qualité d’autorité administrative, et par conséquent

dans l’exercice de la fonction administrative, on est en dehors du contentieux administratif », Émile ARTUR, « Séparation des pouvoirs et séparation des fonctions », 4e article, loc. cit., p. 250-251.

197 Jacques C

HEVALLIER,L’élaboration historique du principe de la séparation de la juridiction administrative et de

l’administration active, op. cit., p. 233.

198 Maurice H

AURIOU, Les éléments du contentieux, op. cit., p. 41. « D’un point de vue sociale, un contentieux est

une contestation que les parties ont accepté de soumettre à un juge public, afin que celui-ci trouve une solution pacifique », ibidem, p. 13.

199 « Considérant qu’il résulte des dispositions de l’article 64 de la Constitution en ce qui concerne l’autorité

judiciaire et des principes fondamentaux reconnus par les lois de la République en ce qui concerne, depuis la loi du 24 mai 1872, la juridiction administrative, que l’indépendance des juridictions est garantie ainsi que le caractère spécifique de leurs fonctions sur lesquelles ne peuvent empiéter ni le législateur ni le gouvernement (…) », C.c.f.

Décision n° 80-119 DC, 22 juillet 1980, § 6, Rec., p. 46.

200 PierreSANDEVOIR, Études sur le recours de pleine juridiction, L.G.D.J., Paris, 1964, p. 88.

201 « S’il n’a pas de fondement textuel, le principe de séparation de la juridiction administrative et de

l’administration active ne peut être qu’un principe logique (…) Car, si le juge administratif n’est pas indépendant de l’administration, l’administration se juge elle-même et c’est le règne de l’arbitraire », Jacques CHEVALLIER,

L’élaboration historique du principe de la séparation de la juridiction administrative et de l’administration active, op. cit., p. 17.