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Section I. La remise en cause de la vision juridictionnelle du contentieux

A. Un modèle critiqué

Tant en France qu’en Colombie, la crise du système exclusivement juridictionnel a mis en évidence les limitations du modèle prétendant juridictionnaliser l’ensemble du contentieux : les stratégies utilisées contre la crise du modèle se sont montrées inefficaces. Le manque de performance des juridictions (1) n’a pas été remédié par des réformes restées insuffisantes (2).

1. Le manque de performance des juridictions

La performance du système s’analyse par rapport à la mission assignée : les juridictions sont censées décider de tous types d’affaires, complexes, techniques ou simples, des séries ou des cas spéciaux, dans des délais acceptables et moyennant des décisions de bonne qualité. Lorsque ces performances font défaut, les juridictions abandonnent leur image sacrée et incontestable et elles deviennent objet de critiques parfois virulentes.

Le culte qui s’était forgé au Palais-Royal à Paris, « dominé par cette sorte de foi du

charbonnier que l’on portait » au Conseil d’État est mis de côté par la doctrine qui désacralise

la juridiction administrative, objet de ses critiques83. La doctrine considère les juridictions, non seulement lentes, mais aussi inefficaces84, mettant en évidence des «fissures d’une justice

vieillotte et controversée »85. La lenteur mine alors la confiance des justiciables, et par là, la légitimité du juge86. C’est l’État de droit même qui est mis en question par l’encombrement

83 « Le juge a, certes, quelques raisons d’être surpris. Jusqu’ici, la doctrine ne lui avait pas ménagé ses louanges. Un

culte du Palais-Royal s’était forgé », Charles DEBBASCH, « Déclin du contentieux administratif », D. 1969, p. 97.

« C’est au début de la décennie 1950 que l’infléchissement s’est produit ; et, plus on se rapproche de nos jours,

moins on éprouve des scrupules à exprimer ses réticences à et à faire part de ses réserves », François BURDEAU, « Du

sacre au massacre d’un juge. La doctrine et le Conseil d’État statuant au contentieux », in La terre, la famille, le

juge. Études offertes à Henri-Daniel Cosnard, Economica, Paris, 1990, p. 315.

84 Jean R

IVERO, « Le Huron au Palais-Royal ou réflexions naïves sur le recours pour excès de pouvoir », D. 1962,

p. 37-40

85 Malgré les critiques, le professeur ROBERT ne remet pas en cause le modèle juridictionnel dans la quête de la

bonne administration de la justice : Jacques ROBERT, « La bonne administration de la justice », loc. cit., p. 117. 86 « Parce que son intervention, pour dénouer le procès, est trop souvent inefficace, le juge est privé de la légitimité

que confère seule la confiance des justiciables », Yves GAUDEMET, « Crise du juge et contentieux administratif en

Droit français », in la crise du juge, L.G.D.J., Paris 1996, p. 92. Dans le même sens : Mauricio FAJARDO, « Algunas

des juridictions87, dans la mesure où l’État de droit serait construit sur un contentieux nécessairement juridictionnel88. Les décisions de la juridiction administrative ne sont plus considérées comme le seul moyen de s’approcher de la connaissance de l’administration : elles ne montrent qu’une vision chaotique et certainement résiduelle de la vie administrative89. Le recours toujours croissant au juge est seulement perçu comme un gain en confiance dans la juridiction administrative, mais aussi comme un symptôme de la maladministration90. La formule expliquant l’encombrement du système est ainsi complétée : les dysfonctionnements de l’administration active doivent passer nécessairement par les juridictions ; la « judiciarisation » de la société91 entraîne ainsi l’encombrement du système92.

En Colombie, cette crise du schéma juridictionnel a atteint son paroxysme dans les années 80, lorsqu’un cumul de facteurs a attaqué l’ensemble des juridictions. Considérées comme des structures lentes, inefficaces, corrompues et politisées, les juridictions sont mises en cause et les interventions juridictionnelles sont alors suspectes : « la lenteur des instances

est évidente, les administrateurs de la justice ne sont pas à l’aise à cause de l’absence d’instruments pour appliquer la justice, ce qui est connu par tous et, en général, les conditions dans lesquelles on doit faire fonctionner ce service sont résolument déplorables»93. La confiance dans le système juridictionnel étant minée, les personnes sont amenées à « se faire

justice elles-mêmes »94. La loi n° 30 du 9 octobre 198795 a cherché à régler ces problèmes en visant à redonner de la confiance aux citoyens dans les juridictions et à lutter contre l’encombrement. Plus de vingt ans après la grande réforme, l’encombrement est encore si important qu’il « faudrait de nombreuses années sans recevoir de requêtes pour mettre à jour

les bureaux judiciaires »96, alors que le diagnostic montre que les stratégies de lutte contre l’encombrement ne sont pas efficaces97, le stock des affaires entre 2006 et 2009 a augmenté

Colombiano sobre la reforma a la Jurisdicción Contencioso Administrativa, Misión de Cooperación Técnica en

Colombia del Consejo de Estado Francés, Bogotá 7-11 de julio del 2008, imprenta Nacional de Colombia, p. 216.

87 « L’encombrement de la justice française – notamment – n’est donc que la conséquence d’un dysfonctionnement

de l’État de droit, en France », Olivier GOHIN, Contentieux administratif, op. cit., p. 147.

88 Jean-François B

RISSON, Les recours administratifs en Droit public français, contribution à l’étude du contentieux

administratif non juridictionnel, op. cit., p. 3.

89 «(…) il était sans doute nécessaire de se rendre compte que l’activité administrative ne se réduit pas à ce que les

instances devant le juge laissent percer (…) », Charles DEBBASCH, « Déclin du contentieux administratif », loc. cit. p.

95.

90 Et à son tour la maladministration de la justice est cause d’autres de ses dysfonctionnements : cf. Maryse

DEGUERGUE, « Les dysfonctionnements du service public de la justice », R.F.A.P. 2008, n° 125, p. 151.

91 « La judiciarisation de notre société en quête de justice et d'équité s'est matérialisée par la démultiplication des

litiges et, faute de moyens humains suffisants, par l'encombrement des prétoires », Franck ABIKHZER, « Le délai raisonnable dans le contentieux administratif : un fruit parvenu à maturité ? », A.J.D.A. 2005 p. 985.

92 « Conscient de ce que la Justice est toujours, pour la majorité des Français, lointaine, inquiétante, inadaptée,

incompréhensible (…) », Dominique D’AMBRA, L’objet de la fonction juridictionnelle : dire le droit et trancher les

litiges, coll. Bibliothèque de droit privé, L.G.D.J., Paris, 1994, p. 243.

93 Rapport pour premier débat au Sénat de la loi 30 de 1987, présenté par le sénateur Horacio S

ERPA, in Anales del

Congreso, 19 août1987, an XXX, n° 54.

94 HernánL

ÓPEZ,Instituciones de Derecho procesal civil colombiano, op. cit., p. 51. 95 Ibidem.

96 ManuelRESTREPO, « Dimensión y causalidad de la congestión en la Jurisdicción contencioso administrativa », loc.

cit., p. 262.

97 « Face à la masse croissante de demandes, l’État n’a pas fait des efforts proportionnels pour affermir la

juridiction », entretien avec l’ex-conseiller d’État, Libardo RODRIGUEZ, cité par RafaelBALLEN et al. « Causas de la congestión en la jurisdicción contencioso administrativa », loc. cit., p. 47. La crise provoquée par l’encombrement est telle que la réforme de la loi statutaire de l’administration de la justice, loi 1285 de 2009, prévoit la

de 16,5 %98. En 2011, le gouvernement a établi un diagnostique de l’encombrement des juridictions colombiennes, justifiant un projet de réforme constitutionnelle cherchant notamment à résoudre l’encombrement : « Il y a un certain et indiscutable accord en Colombie

sur le fait que la justice n’est pas organisée correctement (…) en Colombie, certes, il y a accès au juge, mais, les décisions ne sont pas rendues dans des termes raisonnables »99.

Or, le manque de performance des juridictions est aussi allégué lorsqu’elles se voient affrontées à des contentieux complexes requérant des connaissances spéciales ou techniques, ou lorsque la résolution du litige n’implique pas une opération syllogistique simple dont la prémisse majeure prévoit fidèlement la prémisse mineure et le juge n’a qu’à en tirer la conséquence. Face à des affaires complexes ou techniques, les juridictions montrent des structures lourdes, excessivement encadrées et pas assez adaptées à ce genre de contentieux100. Parfois, aussi, les pouvoirs classiques du juge se montrent inefficaces ou trop limités à l’égard de l’affaire, notamment en matière du contentieux économique101. Ainsi, l’interdiction des arrêts de règlement, rappelée par l’article 5 du Code civil français102, entre autres contraintes juridictionnelles, ferait des juridictions des institutions peu adaptées à certaines matières et surtout à certaines missions complexes dont la régulation.

À l’égard des critiques concernant le système juridictionnel de résolution des litiges, les réformes sont considérées comme insuffisantes.

2. Des réformes restées insuffisantes face à l’encombrement

Les aménagements au sein du système juridictionnel ne contribuent en rien à la réduction de la masse du contentieux juridictionnel par la diminution des entrées. Il ne s’agit que d’y faire face ; mais, la course devient de plus en plus accélérée103.

Tout d’abord, l’éparpillement du contentieux dans différentes juridictions est

formulation de la part du Conseil supérieur de la judicature, d’un plan national de désencombrement (art. 15, modifiant l’art 63 de la loi 270 1996). Les mesures prévues par cette loi sont la redistribution des procès, l’instauration des juges et des magistrats itinérants, la création des juges d’instruction, le recrutement des fonctionnaires de mission dans le plan de désencombrement, ainsi que des experts et des auxiliaires d’appui pour le désencombrement.

98. Conseil supérieur de la judicature, chambre administrative, Unité de développement et d’analyse statistique,

« Evolución de la gestión de la Jurisdicción Contencioso Administrativa », 14 septembre 2009.

99 Exposición de motivos del proyecto de reforma constitucional número 07 de 2011, Gaceta del Congreso, XX, n°

566, 4 août 2011, p. 8.

100 La naissance des autorités indépendantes est présentée comme le résultat de l’inadaptation des juridictions

aux contentieux techniques. Cf. Jean-Louis AUTIN, « Les autorités administratives indépendantes : un autre mode de régulation », R.D.P. n° 5, 1998, p. 1218.

101 Cf. Charles D

EBBASCH, « Déclin du contentieux administratif », loc. cit. p. 99.

102 Sur l’application de cette règle à la juridiction administrative : Yves GAUDEMET, « L’arrêt de règlement dans le

contentieux administratif » in Juger l’administration, administrer la justice, mélanges en l’honneur de Daniel

Labetoulle, Dalloz, Paris, 2007, p. 387-403.

103 « (…) toute l'histoire de la juridiction administrative a l'allure d'une course incessante, presque infernale, pour

tenter de satisfaire à sa fonction », Bernard PACTEAU, « Le décret du 24 juin 2003, au secours des cours

seulement une mesure visant à alléger la charge de certains juges104, tout en ayant pour conséquence éventuelle l’accélération de la résolution des affaires dont l’entrée restera croissante. Le problème ainsi « n’est pas réglé, il est repoussé»105. Ainsi, la création progressive de juridictions et le recrutement de nouveaux agents, permanents, itinérants ou parallèles de désencombrement, se sont montrés des palliatifs106. Les équilibres qui sont atteints restent fragiles : le Rapport public 2008 du Conseil d’État affirme qu’en 2007, la section du contentieux a atteint l’équilibre entre les entrées et les sorties ; mais, « (…) les résultats obtenus restent

fragiles et appellent une vigilance permanente» 107.

Ensuite, certaines stratégies contre l’encombrement, notamment la création de juridictions administratives spécialisées dans un contentieux nouveau, touchent aux limites de la vision exclusivement juridictionnelle du contentieux : à chaque contentieux une juridiction ou à chaque autorité son juge. Il s’agit d’un procédé qui, poussé à l’extrême de ses conséquences, déterminerait la création d’un double juridictionnel de l’administration, étant entendu que la résolution des litiges est une activité aussi habituelle que la gestion administrative. Le système juridictionnel prendrait alors allure d’organisation parallèle, répercutant les mouvements de l’administration108. Afin d’éviter l’encombrement, les juridictions seraient adaptées chaque fois qu’une nouvelle autorité administrative naît109 ou lorsqu’il est procédé à la suppression de postes puisque les affectés par ces mesures font normalement appel à la justice110. De même, la reconnaissance de nouvelles garanties pour les administrés devrait théoriquement être accompagnée d’une prévision juridictionnelle, en raison des nouveaux moyens d’illégalité découlant de la méconnaissance de la garantie nouvelle111.

104 Par exemple, les créations des tribunaux administratifs et des cours administratives d’appel ont été des

mesures visant nettement à décharger le Conseil d’État tandis que l’introduction des cours administratives d’appel n’a eu aucune influence sur l’encombrement des tribunaux administratifs. Cf. « Le projet de loi portant réforme du contentieux administratif », Doc. Ass. Nat., n° 890, in R.F.D.A. 1987, p. 450.

105 Alain M

ARION, « Du mauvais fonctionnement de la juridiction administrative et de quelques moyens d’y

remédier », loc. cit., p. 27.

106 « Cela pourrait être une solution conjoncturelle mais aucunement définitive », Dolly P

EDRAZA, « Descongestión

de la Justicia contenciosa administrativa », loc. cit., p. 4.

107 CONSEIL D’ÉTAT, Rapport public 2008, La Documentation française, Paris, 2008, p. 11. 108 Mme P

EDRAZA se plaint du fait que la réforme administrative opérée en Colombie en 1968 n’ait pas été

accompagnée des réformes juridictionnelles visant à préparer la réception des contentieux que cette réforme a provoqué : Dolly PEDRAZA, « Descongestión de la Justicia contenciosa administrativa », loc. cit., p. 1.

109 La doctrine s’étonnait du fait que les décisions de l’ancien Médiateur de la République, remplacé par le

Défenseur des droits, visant à apporter une issue différente au contentieux, pourraient pourtant faire grief devant la juridiction administrative. En conséquence, à l’égard de l’arrêt Retail (C.E.f. 10 juillet 1981), il est affirmé : « Les

interventions de celui-ci, les actes de médiation, sous toutes leurs formes, ont été voulus et conçus comme devant rester en dehors du droit, participant au règlement ou à la prévention de litiges par des voies et en des termes extérieurs au droit », Yves GAUDEMET, « Toujours à propos du médiateur », A.J.D.A. 1987, p. 521.

110 « Toute restructuration d’une autorité publique suppose la suppression des postes ; éliminer dix mille postes

implique, dans des termes simples, qu’au futur, ils vont arriver aux tribunaux non les dix mais vraisemblablement sept, cinq ou quatre mille litiges de droit du travail », Ricardo HOYOS cité par RafaelBALLEN et al., « Causas de la congestión en la jurisdicción contencioso administrativa », loc. cit., p. 46.

111 Le décret du 28 novembre 1983 sur les relations entre l’administration et ses usagers, reconnaissant des

garanties pour les administrés, a été source de contentieux : Jacques LEGER, « Le constat : une crise salutaire », loc.

cit., p. 21. En outre, en Colombie, l’ensemble des études sur l’encombrement de la juridiction du contentieux

administratif considèrent qu’une des actions qui encombre le plus les bureaux juridictionnels c’est l’action en

tutela (69 % du travail de la chambre plénière du Conseil d’État en 2002), créée comme moyen de protection des

droits fondamentaux, notamment ceux reconnus par la Constitution de 1991. Cf. RafaelBALLÉN et al., « Causas de

Finalement, les réformes visant à augmenter la capacité de résolution des litiges des juridictions, comme seule réponse au contentieux, ont un effet moindre sur la prévention du contentieux juridictionnel futur que celui du recours à l’activité contentieuse de l’administration. Même si la résolution juridictionnelle des litiges reste l’issue de principe112, la prétention de juridictionnalisation complète du contentieux prive l’administration de la possibilité de s’informer directement, par la résolution administrative des litiges, des dysfonctionnements de son action et des moyens d’y mettre fin ; c’est-à-dire, de la possibilité de s’améliorer grâce à la fonction contentieuse. La juridictionnalisation détourne l’ensemble du contentieux de sa tendance naturelle à être tranché dans son contexte d’origine, notamment par l’administration elle-même. La pédagogie devient exclusivement juridictionnelle et la vision juridictionnelle du contentieux oblige à rappeler à l’administration le besoin de connaître, avant tout, la jurisprudence, ainsi que de la respecter113.

En prétendant absorber tout le contentieux, trop nombreux, et souvent trop technique, la vision exclusivement juridictionnelle du contentieux aurait provoqué le dépérissement des juridictions. La remise en cause de cette vision est ainsi compréhensible : les solutions à la crise du système juridictionnel ne sont plus seulement cherchées au sein des juridictions ; l’administration, elle aussi, doit contribuer à prévenir et à régler le contentieux114.