• Aucun résultat trouvé

Les origines de la juridiction administrative

Section I. La vision juridictionnelle du contentieux en France

A. Les origines de la juridiction administrative

La juridiction administrative française ne constitue pas une exception à la séparation des pouvoirs puisqu’elle la précède104. Bien qu’il existe, dans la doctrine, une discussion sur le caractère révolutionnaire ou prérévolutionnaire de la juridiction administrative105, il est incontestable que la juridiction administrative ne découle pas des idées de MONTESQUIEU, mais de la décision politique,

prérévolutionnaire, de confier la résolution du contentieux administratif à l’administration elle- même. En d’autres termes, la juridiction administrative française naît d’une activité contentieuse de l’administration, et elle devient juridictionnelle. Cette décision, davantage politique que technique, a été confirmée et garantie par les interdictions faites aux juridictions de s’immiscer dans le contentieux administratif106. Ces prohibitions, d’abord déséquilibrées107, sont connues comme le principe de séparation des autorités administratives et judiciaires108.

Or, il paraît artificiel de justifier la juridiction administrative sur le principe de séparation des autorités administratives et judiciaires, et encore plus difficile à croire, sur celui de la séparation des pouvoirs. L’interdiction aux juridictions judiciaires de prendre connaissance du contentieux administratif aurait pu être aménagée par la création d’une juridiction spéciale chargée de trancher le contentieux administratif, différente de la juridiction judiciaire, mais en dehors de l’administration, ce qui a été proposé à la Constituante. En effet, le représentant THOURET a déposé le 22 décembre

1789 une proposition portant sur la création d’un « tribunal d’administration », chargé de « (…) juger

d’après les lois précises et des formes déterminées les affaires contentieuses qui peuvent s’élever à

104 « (…) la séparation des autorités précède de trois siècles au moins la séparation des pouvoirs et s’implante de

façon effective dans un pays précisément caractérisé par la plus totale concentration des pouvoirs », Francis-Paul

BENOIT, « Les fondements de la justice administrative », in Le Juge et le Droit public, Mélanges offerts à Marcel

WALINE, t. I, L.G.D.J., Paris, 1974, p. 285.

105 Jean-Louis MESTRE Un droit administratif à la fin de l'Ancien Régime : le contentieux des communautés de

Provence, Paris, L.G.D.J., 1976, p. 61-107.

106 Lorsque la loi du 16-24 août 1790, dispose à l’article 13 que « Les fonctions judiciaires sont distinctes et

demeureront toujours séparées des fonctions administratives. Les juges ne pourront, à peine de forfaiture, troubler, de quelque manière que ces soit, les opérations des corps administratifs, ni citer devant eux les administrateurs pour raison de leurs fonctions », elle ne fait en réalité que reprendre l’édit de Fontainebleu du 8

juillet 1661, qui à son tour avait confirmé l’édit de Saint-Germain interdisant aux juges de gêner l’administration, en 1641. Ce principe a été aussi confirmé par la Constitution de 1791, titre II, chap. V, art. 3, par l’instruction législative du 8 janvier 1790, par la loi des 7-14 octobre 1790, par la loi du 16 fruct. an III et par l’art. 127 du Code pénal de 1810, section IV, de l’« Empiétements des autorités administratives et judiciaires ».

107 Même si la doctrine affirme que ces dispositions ont séparé les autorités administratives et judiciaires, cette

séparation se trouvait déjà dans les faits. De ces dispositions ne découle qu’une interdiction, dirigée aux corps judiciaires, de se mêler aux affaires administratives, mais non à l’inverse. Seules des dispositions postérieures sont venues équilibrer la séparation, par des interdictions réciproques, notamment la Constitution du 3 septembre 1791, titre III, chapitre V, art 1 et 4 et le Code pénal.

108 Pour JACQUELIN, la juridiction administrative ne trouve pas sa base dans la séparation des pouvoirs, mais dans

« la règle de l’indépendance absolue de l’administration vis-à-vis de la justice », René JACQUELIN, Les principes

l’occasion de l’impôt ou relativement à l’administration »109. Toutefois, cette option qui aurait, dès la Révolution, permis de créer un système beaucoup plus conforme à la vision classique de la séparation des pouvoirs110, était porteuse de mauvais souvenirs pour les révolutionnaires111. Il ne fallait pas réinstaurer des juridictions d’exception, entachées d’indépendance à l’égard de l’administration112. L’option prise fut alors celle d’assigner le contentieux administratif à l’administration elle-même113. L’administration s’est ainsi vue confier le contentieux administratif par un ensemble de décisions d’espèce, motivées par le besoin présent de régler un contentieux qui, par le fait de la Révolution et, particulièrement, de la confirmation des interdictions aux juridictions, n’était attribué à aucune autorité. La décision de principe sur le contentieux administratif a été prise par la loi des 6-7 septembre 1790 après le rejet des projets instaurant une juridiction spéciale du contentieux administratif.

La décision semblait être la plus naturelle, marquant la continuité avec l’Ancien Régime : avoir recours à l’activité contentieuse de l’administration. Ce fut alors une administration qui délibérait et qui agissait, mais aussi une administration qui, de façon permanente et normale, le cas échéant, tranchait les contestations soulevées par sa propre action. Pendant toute cette époque et nonobstant la reconstitution napoléonienne du Conseil d’État, l’activité contentieuse de l’administration était la règle dans la résolution des litiges du contentieux administratif114. Nul principe ne créait encore l’idée de l’exclusivité juridictionnelle sur le contentieux, qui entraînerait l’exclusion de l’administration qui viendrait être ultérieurement qualifiée d’« active ».

L’an VIII marque la reconstitution d’institutions monarchiques dans le contexte du consulat : NAPOLEON, tout comme le roi, voulait se faire assister d’un Conseil que devait consulter le premier

Consul, puis l’Empereur, tant dans les affaires d’administration ordinaire qu’en vue de la décision du contentieux administratif. La renaissance du Conseil d’État n’a pas signifié pour autant une rupture avec la règle générale de l’activité contentieuse de l’administration115 : seulement, désormais, il

109 Archives Parlementaires 1 série, t. 10 p. 725. Un deuxième projet du 5 juillet 1790 a repris cette idée d’un

Tribunal suprême d’Administration.

110 « le principe de séparation des pouvoirs, conçu comme un principe ayant « une valeur métaphysique et

absolue » lui conférant « l’auréole dogmatique » (P. Sandevoir, ibidem, p. 47, et aussi Jacquelin, thèse, op. cit., p. 48 à 5.1.), implique en effet l’unité de la fonction juridictionnelle (…) le tribunal d’Administration n’est qu’un tribunal judiciaire spécial », Jacques CHEVALLIER, L’élaboration historique du principe de la séparation de la

juridiction administrative et de l’administration active, L.G.D.J., Paris, 1970, p. 69.

111 Les juridictions d’exception appelaient des mauvais souvenirs de l’ancien régime : Delphine COSTA, Les fictions

juridiques en droit administratif, op. cit., p. 442-443.

112 « Leur inadaptation chronique aux nécessités de la gestion des intérêts publics ainsi que leur indépendance vis-

à-vis de l’administration active, ont fini par discréditer irrémédiablement ces juridictions, au même titre que les parlements (…) », Eugénie PREVEDOUROU, Les recours administratifs obligatoires : étude comparée des droits

allemand et français, L.G.D.J., Paris, 1996, p. 31.

113 Le député PEZONS, du Tarn, plaide à la Constituante de 1790 pour assigner le contentieux administratif aux

directeurs de département et de district pour ne pas : « couvrir la France de juges, accabler les peuples de frais et

les tourmenter encore par des questions de compétence », Archives parlementaires, t 17, p. 675. ARTUR doute que

ce discours ait été prononcé et il prétend qu’il a été seulement imprimé et distribué entre le 5 juillet et le 9 août 1790 et il aurait été arbitrairement introduit aux Archives parlementaires : Émile ARTUR, « Séparation des pouvoirs

et séparation des fonctions », 7° article, R.D.P. 1902, p. 241, note 1.

114 Qui admettait des exceptions, car la loi de 1790 a directement assigné une part du contentieux administratif

aux juridictions judiciaires, notamment les matières du domaine, les contrats privés, la voirie, les eaux et forêts, les monnaies, les contributions indirectes et les taxes, les droits de douane et de timbre.

115 L’an VIII marque la naissance d’une administration consultative en matière contentieuse qui a finalement pris

pour elle, la décision du contentieux administratif. Cf. Roger BONNARD, Le contrôle juridictionnel de

existait une nouvelle procédure pour la résolution du contentieux, une garantie additionnelle d’une décision appropriée. La réforme a installé une administration consultative auprès de l’administration qui devait trancher les litiges, afin de mieux informer l’autorité contentieuse. Cela permettait par ailleurs, d’œuvrer contre le préjugé de partialité à l’encontre d’une administration qui se jugeait elle- même116.

Le Conseil d’État, d’après les textes, tranchait lui-même les contestations117 ; mais, dans la pratique, il n’était qu’un organe d’instruction des affaires, la décision ne lui appartenant pas, même si dans les faits les projets d’ordonnance en matière contentieuse semblent être majoritairement adoptés118. Le Conseil d’État contribue à la résolution des litiges par la consultation, cependant, la prérogative de décision appartient encore à l’administration. Il s’agissait d’une justice retenue, propre à l’Ancien Régime.

En revanche, l’instauration des conseils de préfecture119 a signifié un véritable changement. À la différence du Conseil d’État, les conseils de préfecture étaient de véritables juridictions, les « premiers juges du contentieux administratif »120, disposant d’un pouvoir propre de décision des affaires de contentieux ou de justice déléguée, alors même qu’ils étaient présidés par le préfet. Cependant, les conseils de préfecture étaient des juges d’exception dont la compétence se limitait à certaines affaires121 et, par conséquent, l’activité contentieuse de l’administration continuait à être la règle générale pour le règlement du contentieux administratif.

La juridiction administrative, fréquemment contestée sous l’Ancien Régime par les Parlements devait, après la Révolution, répondre aux questionnements de la séparation des pouvoirs. La réponse est donnée par la rationalisation du système, ayant contribué décisivement à la vision juridictionnelle du contentieux.

116 « (…) on estime aussi que, pour obtenir une meilleure justice, il fallait faire participer au jugement du

contentieux administratif des organes administratifs consultatifs, parce qu’ils pouvaient passer comme ayant moins pris parti dans les affaires à juger que les organes de l’administration active », idem., p. 157.

117 La Constitution de l’an VIII disposait « Sous la direction des Consuls, un Conseil d’État est chargé de (…) résoudre

les difficultés qui s’élèvent en matière administrative » Reproduit à l’article 50 de la Constitution de 1852. Pour

VIVIEN, la Constitution prévoyait dès l’origine, une justice déléguée et, en conséquence, la justice retenue serait

une espèce d’usurpation : Auguste VIVIEN, Études administratives, op. cit., p. 22.

118 « Aucune décision du Conseil d’État ne fut jamais altérée, toutes reçurent la sanction. On prétend seulement

qu’en une ou deux occasions, cette sanction ne fut donnée qu’après un long retard et avec hésitation » Auguste

VIVIEN, Études administratives, op. cit., p. 159. Cf. Louis-Antoine MACAREL, Des tribunaux administratifs ou

introduction à l’étude de la jurisprudence administrative, J.-P. RORET, Paris, 1828, p. 281-282. Néanmoins, JACQUELIN

affirme qu’en deux opportunités le projet présenté a été rejeté « (…) le chef du pouvoir exécutif ne refusait jamais

pour ainsi dire son approbation aux décisions rendues par cette juridiction ; à peine peut-on citer trois ou quatre cas, anciens du reste, où il en fut autrement », René JACQUELIN, Les principes dominants du contentieux

administratif, op. cit., p. 184.

119 Loi du 28 pluviôse an VIII, 17 fév. 1800. 120 Bernard P

ACTEAU, « Les Conseils de préfecture au XIXe siècle. Installation, implantation et interrogations », in

Les conseils de préfecture (an VIII-1953), Université de Poitiers, L.G.D.J., Poitiers, 2005, p. 7.

121 Les conseils de préfecture étaient compétents en matière des travaux publics, des contributions directes, du

contentieux de grande voirie et des domaines nationaux. « Les compétences contentieuses des conseils de

préfecture, pour revenir à leurs fonctions principales de juge, étaient en tout cas expressément énumérées, donc circonscrites quand bien l’Exposé des motifs de la loi eût pour ambition de leur attribuer le jugement du contentieux dans toutes les parties de l’administration », Bernard PACTEAU, « Les Conseils de préfecture au XIXe