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L’instauration d’un système de séparation des pouvoirs

Section II. La vision juridictionnelle du contentieux en Colombie

A. L’instauration d’un système de séparation des pouvoirs

Les révolutions libérales, notamment la Révolution française, ont inspiré les libérateurs du Nouveau Royaume de Grenade263, qui ont cherché à utiliser les mêmes instruments contre l’arbitraire : pour le cas américain, l’Ancien Régime, donc « l’arbitraire », était celui de la domination espagnole sous la forme de colonie. Les premiers constituants de la République ont perçu dans les idées révolutionnaires, notamment celle de la séparation des pouvoirs que la Déclaration des Droits

263 Nom historique de la Colombie ayant été abandonné par la Constitution de 1821 qui a créé la Grande Colombie,

réunissant les actuels états de Colombie, Venezuela, Équateur et Panama. Le nom de Nouvelle Grenade est repris en 1830 à la suite de la dissolution de la Grande Colombie. Ce nom a été confirmé par la suite ; mais, la Constitution de 1863 adopte le nom d’États-Unis de la Colombie. La Constitution de 1886 adopte définitivement le nom de République de Colombie.

de l’homme et du citoyen associait à la Constitution264, un élément essentiel à la vie républicaine265. L’ensemble des Constitutions de la première République des « Provinces-Unies de la Nouvelle-

Grenade »266 ont recours à l’idée de la séparation des pouvoirs dont la conséquence nécessaire serait l’instauration d’un pouvoir juridictionnel.

L’engouement pour la Révolution française et pour ses idées plaçait, dans ces Constitutions, le régime colonial espagnol au même niveau que l’Ancien Régime français, comme des régimes tyranniques267. La quête de liberté, d’indépendance et surtout le désir de rejeter toute forme de soumission étrangère, ont conduit les constituants à pousser au bout de ses conséquences la théorie de la séparation des pouvoirs, considérée comme le seul moyen contre la tyrannie. La Constitution de 1811 de l’État fédéré de Cundinamarca disposait déjà que les trois pouvoirs seraient exercés indépendamment268 ; mais, l’article 12 va plus loin encore dans la logique d’isolement des pouvoirs : « La réunion de deux ou trois fonctions des pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire dans la même

personne ou corporation, est tyrannique et contraire, partant, au bonheur des peuples»269. Dans le même sens, la Constitution de 1811 de l’État de Tunja s’est prononcée en identifiant la réunion des pouvoirs à la tyrannie270. La Constitution de 1812 d’Antioquia reprend les idées de celle de Tunja ; mais, elle ajoute des défenses expresses, notamment à l’exécutif d’exercer la fonction législative et elle ne dit rien en ce qui concerne la fonction « judiciaire »271. Cette forme de rédaction a été reprise de façon presque identique à l’article 25, titre Ier de la Constitution de 1812 de l’État de Carthagène qui, en revanche, a interdit expressément l’exercice de la fonction judiciaire par le pouvoir exécutif. Par ailleurs, elle n’a prévu aucune dérogation expresse à ces interdictions272. Cette première étape constitutionnelle est complétée par la Constitution de 1815 de l’État de Mariquita qui sans autant de

264 L’art. XVI de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen dispose « Toute société dans laquelle la

garantie des droits n’est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n’a point de constitution ».

265 « Les principes rigides de l’illustration, dans sa prétention démesurée de diviser tout par des compartiments

d’acier, sont acceptés par les premières constitutions, avec l’espoir –maintes fois inutiles -, de se libérer du despotisme de leurs libertés – sous l’immense foi révolutionnaire en la loi, qui n’est que la conséquence du changement de souveraineté, d’après laquelle davantage que des hommes, il existe des institutions », Luis MORENO, « La justicia y el principio de separación del poder en la tradición histórica colombiana », in Justicia constitucional, Ricardo SANIN (Coord), 1re éd., Pontificia Universidad Javeriana – Legis, Bogota, 2006, p. 20.

266 Période connu sous le nom de « Sotte Patrie » (Patria Boba) en raison du fait qu’elle ne réussira pas à former

un pouvoir fort capable d’arrêter la reconquête espagnole. Il faut néanmoins souligner que le nom de Sotte Patrie a été créé par les partisans du centralisme dont Simón BOLIVAR, afin de discréditer cette première république

libérale et surtout fédérale. Cf. José Manuel RESTREPO, Historia de la Revolución de la República de Colombia, Librería Americana, Paris, 1827, 10 vol. Cet ouvrage utilise déjà l’expression « Sotte Patrie ».

267 « Entre les droits qui ont le plus influencé les projets bolivariens se trouvent notamment la liberté, la sécurité et

la résistance à l’oppression (…) », Eduardo ROZO, « Influencia del constitucionalismo francés en Bolívar », Revista

du Colegio Mayor de Nuestra Señora del Rosario, n° 541, vol. 81, janv.-mars, 1988, p. 90.

268Art. 5, titre I « Les pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire seront exercés indépendamment les uns des autres ;

cependant, le pouvoir exécutif conserve le droit d’objection, le cas échéant, à l’égard des libertés du législateur »

269 Ce texte « (…) exagère la même tridivision des pouvoirs de Montesquieu, avec la fin évidente de protéger les

sacrés et imprescriptibles droits de l’homme » Diego URIBE, Las Constituciones de Colombia, t. I., éd. Cultura

Hispánica, Madrid, 1977, p. 60.

270 Art. 20 chap. A : « La réunion des trois pouvoirs : législatif, exécutif et judiciaire, c’est l’origine de la tyrannie,

pour cela, dans un gouvernement libre, ils devront être séparés ».

271 Art. 30, titre I, Sect. 2, « La séparation des trois pouvoirs : (…) constitue essentiellement la liberté, et de sa

réunion dans une seule personne ou dans un seul corps, il résulte la tyrannie. En conséquence, le peuple a le droit que le corps législatif n’exerce jamais les fonctions de l’exécutif ou du judiciaire, même pas quelques-unes ; que l’exécutif n’exerce les facultés législatives, même pas quelques-unes ; enfin, que le judiciaire ne dispose pas non plus du pouvoir exécutif ou législatif, afin que gouvernent les lois, à la place des hommes ».

272 « Avec l’important objectif que le gouvernement de l’État soit, quand il est possible, un gouvernement de lois et

non d’hommes, le département législatif n’exercera jamais, les pouvoirs exécutif ou judiciaire ; ni l’exécutif les pouvoirs législatif ni judiciaire, ni le judiciaire les pouvoirs législatif ni exécutif ; hormis quelque cas particuliers prévus dans la Constitution ».

précision et, surtout, de fermeté, a disposé que les trois pouvoirs ne pourront pas être exercés en même temps, par la même personne ou le même corps, ce qui laissait la place à l’exercice cumulatif de deux pouvoirs, mais non des trois273.

Cette première République est vite brisée par la reconquête espagnole et l’indépendance définitive n’est formalisée que par les lois constitutionnelles de 1819 et de 1821274, dont l’article 4 disposait de façon moins exaltée : « Le pouvoir suprême sera toujours divisé pour son exercice en

législatif, exécutif et judiciaire». Ce texte constitutionnel était moins rhétorique que les précédents. Il

précisait, au contraire, de façon nette, que la séparation n’était pas seulement organique, mais fonctionnelle (article 11) : « Le pouvoir de faire des lois correspond au Congrès ; celui de les faire

exécuter, au Président de la République ; et celui de les appliquer aux causes civiles et pénales, aux tribunaux et juges »275. Cette division fonctionnelle est confirmée par la Constitution de 1832 : la Constitution de l’État de la Nouvelle-Grenade dispose qu’aucun de trois pouvoirs ne pourra exercer des attributions propres aux autres pouvoirs et chacun « doit se maintenir dans ses limites

respectives »276.

La séparation classique des pouvoirs et des fonctions est confirmée par la Constitution de 1853. Le pouvoir judiciaire est exclusivement attribué organiquement à la Cour suprême de justice, aux tribunaux et aux juges et sa fonction consiste à appliquer les lois aux cas concrets277. La Constitution centro-fédérale de 1858 a continué avec la tradition, et la fonction des juges y est définie de la même façon278. Pour ces Constitutions, la fonction « judiciaire » et la fonction exécutive étaient différentes par nature, compte tenu du fait que l’application des lois aux cas concrets n’était pas considérée comme une forme d’exécution des lois.

Ni la Constitution des États-Unis de Colombie de 1863279 ni celle de la République de la

273 Art 2 du titre 5 : « Les pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire resteront séparés et indépendants et ils ne

pourront pas, en même temps, être exercés par une même personne ni par un seul corps ».

274 Loi fondamentale de la République de la Colombie, adoptée dans la ville de Saint Thomas d’Angostura

(appartenant aujourd’hui à l’Équateur), le 17 décembre 1819 et qui a été complétée par la Loi fondamentale de l’union des peuples de la Colombie, adoptée à Villa du Rosario de Cúcuta le 12 juillet 1821.

275 La Constitution de la République de la Colombie de 1830, article 3, n’a pas déterminé directement la séparation

des pouvoirs : « La souveraineté réside radicalement dans la Nation. D’elle émanent les pouvoirs politiques, qui ne

pourront s’exercer que dans les termes établis dans cette Constitution » Cette norme a été développée dans le

sens de la séparation classique des pouvoirs : « Dans les textes complémentaires, les compétences exclusives,

privatives et spéciales à chacun d’eux se sont fixées », Luis MORENO, « La justicia y el principio de separación del

poder en la tradición histórica colombiana », loc. cit., p. 27, note 27.

276 Constitution de l’État de la Nouvelle-Grenade de 1832, art. 13 : « Le pouvoir suprême sera divisé pour son

Administration en législatif, exécutif et judiciaire, et aucun d’eux n’exercera les attributions qui conformément à

cette Constitution correspondent aux autres et chacun doit se maintenir dans ses propres limites ». Cette norme a

été transcrite dans la Constitution de la République de la Nouvelle-Grenade de 1843.

277 Art. 12 chap. 2 de la Constitution Politique de la Nouvelle-Grenade : « Le pouvoir Législatif, attribué au Congrès,

fait les lois concernant les affaires attribuées au Gouvernement général et il donne son approbation aux traités publics. Le pouvoir exécutif, attribué au Président de la République, exécute les lois et les fait exécuter. Et le pouvoir judiciaire, attribué à la Cour suprême de justice et aux autres tribunaux et juges, applique les lois aux cas particuliers ».

278 « Le gouvernement général de la Confédération grenadine sera exercé par un Congrès qui fait les lois, par un

Président qui les exécute et par un corps judiciaire qui applique leurs dispositions aux cas particuliers ».

279 Art. 16 chap. 5, Constitution des États-Unis de la Colombie de 1863 : « Le Gouvernement général des États-Unis

de la Colombie sera, par la nature de leurs principes constitutifs, républicain fédéral, exécutif, alternatif et responsable ; il sera divisé pour son exercice en pouvoir législatif, pouvoir exécutif et pouvoir judiciaire ».

Colombie de 1886280 n’ont eu la précision des précédentes constitutions en ce qui concerne la séparation des pouvoirs et des fonctions. Néanmoins, l’idée de l’existence d’un monopole juridictionnel du contentieux s’est répandue, et la version déformée de l’Esprit des lois est devenue « la Bible du droit public interne »281.

Il s’agissait d’un système irréel et artificiel d’exclusivité contentieuse dans les mains du pouvoir judiciaire ; il devait, au moins, affronter la montée grandissante du contentieux devant un pouvoir incapable d’y faire face. Ce système appelait une révision et une correction.