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La maîtrise juridictionnelle du contentieux

Section II. La vision juridictionnelle du contentieux en Colombie

B. La maîtrise juridictionnelle du contentieux

En dépit des apparences, la collaboration entre les branches du pouvoir, autorisant les fonctions juridictionnelles de l’administration, ne reconnaît pas l’activité contentieuse de l’administration ; en revanche, elle prétend installer une nouvelle forme d’exclusivité juridictionnelle du contentieux. La collaboration entre les branches du pouvoir ne constitue

304 « Même si la fonction publique d’administrer la justice correspond majoritairement à la branche juridictionnelle,

nous ne pouvons pas exiger l’exclusivité de celle-ci, compte tenu du fait que l’exécutive et la législative l’exercent aussi parfois (…) tel est le cas de nombreuses démarches de l’administration ayant un contenu purement juridictionnel, notamment des cas du redressement des entreprises en difficulté et de procédures prévues dans le Statut de la fiscalité, parce que l’on doit savoir que la séparation absolue n’existe pas dans notre pays (…) »,

Hernán LOPEZ, Instituciones de Derecho procesal civil colombiano, t. I, p. 127-128.

305 « Au sens large du terme, la juridiction a été définie comme l’ensemble des attributions qui correspondent dans

une matière précise et dans un champ de compétence, à une structure organisée et hiérarchisée, appartenant à la branche judiciaire, ainsi qu’elle a été définie comme le pouvoir ou l’autorité dont on dispose afin d’appliquer les lois aux cas particuliers, d’après le concept commun d’administrer la justice », Cons. S.J., Ch. Jur. Disc., Décision

(auto) du 25 janvier 1993, rapporteur Alvaro ECHEVERRY, citée par Pedro CARDONA, Manual de Derecho procesal civil,

pas un système différent de celui de la séparation des pouvoirs. Il s’agit d’une correction faite à la vision classique des pouvoirs isolés, chacun monopolisant une des trois fonctions. La règle de la collaboration entre branches du pouvoir ne signifie pas l’abandon de la séparation des pouvoirs ; au contraire, elle contribue à sa conservation.

Il faut rappeler qu’en Colombie, le juridictionnel est majoritairement défini d’un point de vue contentieux. Le contentieux n’est jamais considéré comme une fonction administrative, mais, bien au contraire, il reste toujours une fonction juridictionnelle, confié parfois à l’administration. En d’autres termes, les fonctions juridictionnelles exercées par l’administration ne sont que des prolongements non organiques de la branche juridictionnelle306 du pouvoir. Il s’agit d’une forme de déconcentration des fonctions juridictionnelles. Ainsi, la branche juridictionnelle exerce cette fonction qui lui est toujours exclusive307, essentiellement par ses propres organes (des tribunaux et des juges), et exceptionnellement par l’intermédiaire d’autres organes dont l’administration. Ces organes exercent la fonction toujours au nom de la branche juridictionnelle. Par ailleurs, les décisions prises par l’administration, mais dans l’exercice de la fonction juridictionnelle, sont objet d’appel devant les tribunaux.

Il s’agit, par conséquent, d’un système qui, au lieu d’ignorer le contentieux réglé par l’administration en vue de l’occulter, a choisi de le reconnaître, tout en le maîtrisant. Le contentieux n’est formellement tranché par l’administration que par une autorisation « exceptionnelle » et formelle du législateur308. Cela détermine le fait que le contentieux soit considéré comme une fonction étrangère à l’administration, une fonction rare qui ne lui est pas propre, mais qu’elle exerce en vue de collaborer avec une autre branche du pouvoir, titulaire de la fonction juridictionnelle. Malgré le fondement constitutionnel de l’attribution des fonctions juridictionnelles à l’administration, cela ne serait qu’une anomalie exigeant une autorisation législative expresse et un encadrement précis309. De plus, cette situation fait l'objet du contrôle attentif de la Cour constitutionnelle qui a, notamment, formulé le « principe de l’exceptionnalité des fonctions

juridictionnelles » exercées par l’administration, cohérent avec une présomption de compétence

juridictionnelle, pour l’exercice de la « fonction juridictionnelle »310.

306 Cette idée se trouve dans l’étude concernant les AAI, préparée à l’intérieur du Conseil d’État français en 1983

«(…) qu’elles (les AAI) constituent fréquemment des prolongements du pouvoir législatif ou du pouvoir judiciaire, et

non des organes proprement administratifs (…) », François GAZIER et Yves CANNAC, « Les autorités administratives indépendantes », Études et Documents n° 35, Conseil d’État 1983-1984, p. 14.

307 Mme. Q

UINTERO adopte cette vision juridictionnelle du contentieux ou principe d’exclusivité de l’administration

de la justice, malgré la collaboration entre les branches du pouvoir : « La fonction juridictionnelle est une fonction souveraine, par conséquent seulement l’État peut exercer juridiction. Mais, par ailleurs, à l’intérieur de l’État, seulement l’organe juridictionnel doit exercer la juridiction », Beatriz QUINTERO, « El derecho procesal en la

Constitución de 1991 », Revue Temas procesales, n° 16, Medellín, mai 1993, p. 84.

308 L’art. 116 de la Constitution c. autorise l’attribution législative de fonctions juridictionnelles à l’administration

à condition que les matières soient clairement déterminées et que cette attribution soit exceptionnelle.

309 « Il s’agit d’une compétence exceptionnelle, déterminée et d’ordre législatif », Pedro CARDONA, Manual de

Derecho procesal civil, op. cit., p. 64. La jurisprudence colombienne a déterminé cet encadrement: « La loi peut attribuer des fonctions judiciaires aux autorités administratives ; mais, à la condition non seulement que les fonctionnaires qui vont exercer concrètement ces compétences soient préalablement déterminés par la loi et qu’ils disposent de l’indépendance et de l’impartialité propre à celui qui exerce une fonction judiciaire », C.c.c. Sentence

C-1641-00, 29 novembre 2000, M.R. Alejandro MARTINEZ.

310 Pour la Cour constitutionnelle « (…)les facultés juridictionnelles doivent être exercées par la branche judiciaire,

sauf si le législateur, l’exprimant d’une façon expresse et claire, en a disposé autrement (…) En vertu du principe de l’exceptionnalité dans l’attribution des fonctions juridictionnelles aux autorités administratives, on doit conclure

L’attribution formelle de la fonction juridictionnelle suppose un système matériel à la base et formel à l’extérieur. Afin d’assigner des fonctions juridictionnelles à des organes administratifs, il est nécessaire, au préalable, de déterminer la nature juridictionnelle de la fonction objet du transfert. Ainsi, serait nécessaire, en principe, son identification matérielle, en tant que fonction contentieuse311. Lorsqu’il s’agit d’une compétence antérieurement exercée par une juridiction, il existe une sorte de présomption du caractère juridictionnel de la fonction312. Or, l’obligation d’assignation expresse et formelle de la fonction juridictionnelle détermine que la fonction juridictionnelle ne soit pas, en définitive, identifiée sous un critère matériel, mais formel : l’attribution législative de la fonction expressément qualifiée comme juridictionnelle. Cette attribution formelle contribue à la vision juridictionnelle du contentieux en Colombie. À partir de l’assimilation absolue du contentieux à la juridiction, l’assignation exceptionnelle et formelle de la fonction juridictionnelle à l’administration fonde la vision juridictionnelle du contentieux, selon laquelle l’administration n’exerce la fonction contentieuse (entendant par là, la fonction juridictionnelle), que quand la loi l’assigne et cela, de façon exceptionnelle. La collaboration entre les branches du pouvoir est tantôt une mesure prise contre l’encombrement du contentieux exclusivement juridictionnel, tantôt un instrument efficace contre l’excès d’activité contentieuse de l’administration, qui permettrait sa maîtrise en tant que fonction résiduelle. L’idée des fonctions juridictionnelles de l’administration occulte ainsi toute l’activité contentieuse, mais non juridictionnelle de l’administration, en même temps qu’elle altère la véritable place du contentieux dans l’unité du pouvoir public.

Conclusion du Chapitre

L’absorption de la fonction contentieuse par les juridictions françaises et colombiennes est un projet, en même temps qu’une façon de regarder la réalité ou de l’interpréter. En raison de la vision juridictionnelle du contentieux, l’image de la réalité de l’exercice de la fonction contentieuse peut être affectée de trois manières déterminées soit par l’abstraction, soit par le jugement de valeur ou encore par l’altération.

- l’abstraction de cette réalité justifie l’affirmation que tout le contentieux est juridictionnel à un point tel que cette fonction définit la juridiction ;

- le jugement porté sur cette réalité conduit à considérer toutes les formes du contentieux

que lorsqu’il n’existe pas de clarté sur l’octroi d’une de ces fonctions, la compétence continue dans la branche judiciaire du pouvoir public », C.c.c. Sentence C-415-02, 28 mai 2002, M.R. Eduardo MONTEALEGRE.

311 Compte tenu du fait que c’est le contentieux qui, généralement, définit la fonction juridictionnelle.

312 Il ne s’agit pas en réalité d’une déjuridictionnalisation d’une compétence car, même si elle sera désormais

exercée par l’administration, elle y sera investie de la fonction juridictionnelle. Il s’agit donc d’une déjudiciarisation de la fonction juridictionnelle. Dans ce sens s’est prononcée la Cour constitutionnelle: « Les

normes accusées visent à déjudiciariser la solution des conflits, par des moyens tels que la conciliation, l’arbitrage et l’intermédiation à l’amiable ; elles prévoient également l’exercice des fonctions juridictionnelles par la

Surintendance bancaire, celle des sociétés et celle des valeurs, conformément à des règles de compétence précises

en matière commerciale et financière et conformément aux procédures qui y sont établies », C.c.c. Sentence C-672-

non juridictionnel comme des anomalies ;

- l’altération de cette réalité fait apparaître comme juridictionnelle toute forme de fonction contentieuse.

Dès lors, le contentieux tranché par l’administration, en dehors du label juridictionnel, reste dépourvu de place théorique313, linguistique et institutionnelle. En France, le contentieux et la juridiction seraient des synonymes314 tandis qu’en Colombie, la fonction juridictionnelle consisterait en la résolution du contentieux315.

À partir des distributions théoriques du pouvoir qui ne sont ni réelles ni absolues, les deux systèmes, français et colombien, décrivent une place fausse du contentieux dans la distribution du pouvoir. Or, le contentieux ne constitue pas un objet exclusivement juridictionnel.

313 L’activité contentieuse, qui n’est pas qualifiée formellement comme juridictionnelle, est considérée comme une

fonction administrative ordinaire, sans mettre en valeur sa composante contentieuse car, dans la vision juridictionnelle du contentieux, cela signifierait que la fonction est juridictionnelle.

314Même si une doctrine colombienne a tendance à utiliser aussi comme des synonymes le contentieux et le

juridictionnel : « (…) la solution des conflits qui pourraient ou devraient être résolus dans la voie administrative

sans besoin d’arriver au contentieux », Dolly PEDRAZA, « Descongestión de la Justicia contenciosa administrativa »,

Organisation des États Américans, Département de Droit International,

in http://projusticia.org.pe/Informes/Reforma/Descongestion_Justicia.pdf, p. 3.

315 « (…) conformément aux normes constitutionnelles, la ‘fiscalía’ est un organe administrateur de la justice, qui

interprète la loi et qui donne application aux cas particuliers et concrets, qui résout des litiges et, en général, qui applique le droit aux cas spécifiques et lorsque ces fonctions exercent ces activités, ils deviennent des juges »,

Chapitre 2. Le contentieux, un objet non exclusivement juridictionnel