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La figure 4.1 synthétise les composantes de la thèse de Searles associées au modèle de la situation éducative. Le trait le plus remarquable de toute la thèse de Searles est certes d’insister sur l’importance de prendre en considération l’environnement non humain dans l’ontogenèse afin d’aller au delà des seules relations interpersonnelles. Cette ouverture de la psychologie et de la psychanalyse à ces dimensions importantes des rapports au monde est porteuse et elle demeure récente. Une telle perspective est encore émergente, ne s’étant que très partiellement formalisée ou institutionnalisée, notamment dans deux écoles de pensée. On peut toutefois distinguer les travaux de Searles de ces deux courants.

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SUJET

Un individu apparenté

avec le non humain dont le développement

du moi intègre des pulsions (ça) et une intériorisation du milieu (surmoi)

OBJET

L’apparentement avec l’environnement non humain

AGENT

Avant tout la famille : mère, père, frères et sœurs, en plus des autres agents du contexte socio-

culturel

relation agent-objet

Une quête d’apparentement

menacée par une certaine aliénation avec l’environnement

non humain

relation sujet-objet

À partir d’une fusion initiale, se différencier puis apprendre les liens de parenté avec ce qui est le plus

différent de soi via des liens directs avec cet environnement tel qu’il existe, affranchis des

distorsions par les mécanismes de défense

relation sujet-agent

Des modèles dont l’enfant

observe les relations

MILIEU

Un contexte socio- culturel exerçant une

puissante influence : source possible

d’aliénation

Figure 4.1 Les éléments marquants de la thèse d’Harold Searles (1960/1986) à l’intérieur du modèle de la situation éducative.

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D’une part, il s’agit d’un courant d’écopsychologie n’existant que depuis les années 1990 et fortement marqué par une vision à la fois écologiste et thérapeutique et, d’autre part, d’un courant de psychologie de l’environnement remontant aux années 1970, davantage associé à des préoccupations instrumentales d’architecture et de design de l’environnement. L’écopsychologie s’incarne par exemple dans les travaux de Roszak (1993) et dans ceux publiés sous la direction de Roszak, Gomes et Kanner (1995). Le courant de la psychologie de l’environnement s’incarne par exemple dans les écrits de Bonnes et Secchiaroli (1995) et dans ceux publiés sous la direction de Canter (1995). Par contre, la voie spécifique ouverte par Searles sur la question de l’environnement non humain dans le développement ne s’est pas formalisée dans une sorte de communauté savante centrée sur cet objet de recherche et partageant une « matrice disciplinaire » constituée des quatre éléments identifiés par Khun (1983, p. 240-254) : 1) « généralisations symboliques » avec un langage propre, 2) « modèles », « croyances » ou « paradigmes métaphysiques », 3) « valeurs » et 4) « exemples ».

L’argumentation développée par Searles constitue une autre force de la thèse qu’il avance. Il utilise en effet les contre-exemples provenant des relations à l’environnement dans la psychose et la névrose afin d’illustrer des dérives d’un développement de relations saines avec le non humain. Ces contre-exemples dans la psychose et la névrose sont notamment la crainte de devenir non humain ou le désir de le devenir. Ici en effet, ces dérives dans la maladie mentale permettent de mieux comprendre et de nuancer le concept d’apparentement. Les efforts ainsi déployés par Searles pour bien préciser cette notion d’apparentement, notamment à l’aide d’écrits provenant d’autres domaines du savoir, constituent une force de sa thèse. Le fait que Searles précise de la sorte un trait ultime de maturité constitue enfin un autre trait positif de celle-ci. Par contre, les voies du développement de cet apparentement ne sont pas aussi précisées qu’on pourrait le souhaiter, notamment en ce qui concerne la période de latence, cette plage d’une durée approximative de 6 ans pour laquelle on ne recense que de très rares propos chez Searles.

Notons aussi que l’auteur ne discrimine pas toujours systématiquement entre les diverses composantes de l’environnement non humain et notre apparentement à ces composantes. Néanmoins, malgré les usages variables d’environnement non humain et de nature, on peut interpréter que Searles traite effectivement de l’importance de tout l’environnement non humain dans l’ontogenèse et qu’il accorde une place particulièrement importante à la nature. Cela est d’autant vrai que son chapitre traitant des « bénéfices psychiques d’une relation

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mature avec l’environnement non humain » (chapitre V, p. 123-136) comprend quatre sections dont trois titres sur quatre font référence à la nature : « L’apaisement qu’apporte le sentiment de parenté avec la nature » (p. 124), « La contribution du sentiment de parenté avec la nature à l’accomplissement de soi » (p. 127), « L’approfondissement du sens de la réalité à travers le sentiment de parenté avec la nature » (p. 132) et « Les possibilités de mieux apprécier et accepter autrui qu’offre la conscience d’une parenté avec l’environnement non humain » (p. 134). De plus, Searles fait souvent référence à Henry David Thoreau et à Rachel Carson30, deux auteurs dont les écrits sont nettement associés à la nature. Searles glisse par contre rapidement sur la séparation avec l’inanimé, le vivant et l’humain puis l’apparentement avec l’humain, le vivant et l’inanimé. Ici, il y aurait certes lieu de chercher à explorer la part de chacune de ces composantes dans la psyché, ceci d’autant que Searles insiste justement sur l’importance du contexte socioculturel où l’on traite de manière de plus en plus expéditive et « sans amour » (Searles, 1960/1986, p. 355) avec une quantité grandissante de biens matériels. Cette préoccupation de Searles pour l’influence du contexte socioculturel contribue à renforcer sa thèse sur le rôle de l’environnement non humain dans le développement normal et dans la maladie mentale.

Les propos de Searles sur l’éducation sont peu fréquents et sa perspective éducationnelle est ainsi plus faible alors qu’il poursuit des objectifs nettement psychologiques et psychothérapeutiques. Dans cette optique, les énoncés portant sur les agents traitent bien davantage des parents et de la famille que des autres agents possibles. Cependant, l’attention accordée par Searles au rôle de modèle des agents, par leurs actes et leurs discours, est éclairante dans une perspective d’éducation relative à l’environnement. Searles nous dit en effet que les relations qu’ont les adultes avec l’environnement non humain exercent une influence sur le développement du sujet qui les observe. Cet agir parental et celui des autres agents n’opère pas en vase clos et Searles insiste à juste titre sur tout le contexte socioculturel. Ces observations de Searles sur le contexte socioculturel prennent appui, entre autres, sur les travaux de Fromm soulevant l’inquiétante possibilité que des sociétés soient malades. Searles laisse cette question du contexte socioculturel ouverte et sans réponse définitive. Peut-être qu’en insistant de la sorte sur l’importance de développer la capacité d’établir des relations « fondées en réalité » (Searles, 1960/1986, p. 301) avec l’environnement « tel qu’il existe » (Searles, 1960/1986, p. 118), Searles entrevoit de la sorte

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Pour Thoreau, Searles se réfère au livre « Walden », originellement publié en 1854, alors que pour Carson, il se réfère au livre « The Sea Around Us », publié en 1951.

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une partie de la solution à l’aliénation qu’il décèle dans les rapports avec le non humain. Ici encore, dans une perspective d’éducation relative à l’environnement, cette relation avec l’environnement « tel qu’il est » peut être porteuse pour guider les agents dans leur action à l’intérieur de la situation éducative. Cependant cette notion d’un environnement « tel qu’il est » correspond peut-être à une thèse objectiviste qu’il importerait de nuancer.

L’analyse de la thèse de Searles à l’aune des dix critères de complétude des théories du développement proposés par Murray (1991) montre qu’elle est incomplète. Les travaux de Searles exposent un « résultat final du développement », l’apparentement, ainsi que la « signification du phénomène » pour le sujet. Searles consacre en effet un chapitre entier aux « bénéfices psychiques d’une relation mature avec l’environnement non humain » (Searles, 1960/1986, p. 123-136). Tel que mentionné dans les paragraphes précédents, Searles traite aussi des « déterminants culturels et sociaux » du phénomène et il cherche à reconnaître les différents « mécanismes en cause » dans le développement de cet apparentement, s’inspirant notamment des travaux d’Erikson, d’Inhelder et Piaget, de Piaget et de Werner. « La forme ou la structure du phénomène » n’est cependant pas aussi systématisée que le laisse entendre ce critère de Murray. Enfin, en ce qui a trait aux critères portant sur « la cause efficiente du phénomène », sur « les mécanismes réductionnistes », le « formalisme déductif » et « les effets de cohortes », les travaux de Searles sont pratiquement muets.

CHAPITRE V

LES MUTILATIONS DE L’ONTOGENÈSE ASSOCIÉES AU PROGRÈS DES SOCIÉTÉS ALIÉNÉES : LA THÈSE INTERDISCIPLINAIRE DE PAUL SHEPARD Paul Shepard (1925-1996) acquit au cours de sa vie une formation interdisciplinaire ancrée dans l’étude de l’écologie, de la zoologie, de la conservation de la nature, ainsi qu’en histoire et en histoire de l’art. Bachelier en conservation de la faune et en anglais, il obtint une maîtrise en conservation et un doctorat en études interdisciplinaires31. Son jury de thèse regroupait des professeurs en écologie et conservation, en écologie et zoologie, en histoire américaine et en histoire de l’art. Il fut professeur de « Natural Philosophy » et « Human Ecology ». Il a enseigné au Knox College et au Dartmouth College avant de terminer sa carrière d’enseignement au Pitzer College et au Claremont Graduate School. Il est l’auteur de treize livres, vingt et un chapitres de livres et d’une cinquantaine d’articles. « Nature and Madness », serait « son livre qu’il considérait le plus important et le plus original » (Shepard, 1999, p. 105). Il jongla avec les idées à la base de ce texte pendant une dizaine d’années, envisageant à un moment de l’intituler « Roots of American Nature Perception ». Il envisageait alors de résumer ce livre en chantier de la manière suivante : « le pastoralisme en tant que cadre de référence de la pensée occidentale : une perspective psycho-historique » (the psychohistory of pastoralism as a framework for Western thought) (Shepard, 1999, p. 104). L’œuvre entière de Shepard est centrée sur l’étude des relations des êtres humains avec l’environnement. La notion d’altérité (Otherness), altérité de la nature et plus spécifiquement celle des animaux sauvages (the Others), occupe une place centrale dans les travaux de Shepard. Quelques titres de livres de Shepard nous renseignent sur le sens de son œuvre : « The Others: How Animals Made Us Human » publié en 1995, « The Tender Carnivore and the Sacred Game » publié en 1973, « Thinking Animals: Animals and the Development of Human Intelligence » publié en 1978 et « Man in the Landscape: A Historic View of the Esthetics of Nature » publié en 1967.

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Shepard, P. 1954. American Attitudes Towards the Landscape in New England and the West, 1830-1870. Thèse de doctorat. Yale University.

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Dans sa préface à « Nature and Madness », Shepard situe cet essai dans la suite de ses travaux antérieurs et il présente ainsi l’orientation de la thèse qu’il y avance.

La perspective vers laquelle je me tourne maintenant est la possibilité d’une distorsion générale et culturellement ratifiée de l’enfance et d’une mutilation massive de l’ontogenèse agissant en tant que base des attitudes irrationnelles et auto-destructrices envers l’environnement naturel. (Shepard, 1992, p. ix, trad. lib.)

La thèse de Shepard repose sur la conception d’une ontogenèse et d’une psychogenèse normales qui seraient amputées par la société. Les arguments de Shepard prennent appui sur les écrits d’Erik Erikson, de Peter Blos et de Jerome Kagan, en ce qui trait à la psychologie du développement, sur ceux de Joseph Campbell et de Mircea Eliade, en ce qui a trait à l’histoire des religions ainsi que sur d’autres écrits éclairant fortement la pensée de Shepard : Homer Smith « Man and His Gods », Anthony Storr « The Dynamic of Creation », Herbert Schneidau « Sacred Discontent », Hervey Kleckley « The Mask of Sanity », Erich Fromm « The Sane Society », Joseph Chilton Pearce « Magical Child » et Harold Searles « The Non Human Environment » (Shepard, 1982, p. x-xi). Les arguments de Shepard reposent aussi sur son propre travail de terrain auprès de sociétés où le pastoralisme était encore pratiqué, en Inde, au Népal et au Kashmir, ainsi que par ses observations de sociétés où la pratique du pastoralisme a depuis longtemps déboisé et totalement métamorphosé le paysage et l’imaginaire, notamment en Grèce (Shepard, 1999, p. 104). Enfin, « Nature and Madness » fut écrit pendant la période de 1979-1980 alors que Paul Shepard hébergeait sa mère mourante, expliquant en partie la restructuration du projet initial depuis une perspective essentiellement psycho-historique vers des considérations d’ontogenèse (Shepard, 1999, p. 105).

5.1 L’ontogenèse comme processus bio-psycho-culturel de différentiation et

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