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Pour Shepard, notre développement humain, notre ontogenèse, est une longue et complexe période d’une vingtaine d’années, avec la vie fœtale à une extrémité et la vie adulte à une autre (Shepard, 1982, p. 6). Dans une perspective biologique, ce qu’il nomme aussi notre psychogenèse, est apparue et a évolué « parce qu’elle permet de s’adapter et qu’elle est bénéfique pour la survie » (Shepard, 1982, p. 14, trad. lib.). De plus, les phases de cette ontogenèse sont des formes de spécialisations, des adaptations à un milieu. Elles font partie de « la croissance individuelle dans l’environnement physique et culturel qui fut celui de

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l’émergence de notre espèce » (Shepard, 1982, p. 14, trad. lib.). Pour Shepard, les stades de l’ontogenèse sont ainsi des adaptations pour que l’être humain puisse se développer dans des environnements où la nature occupe une place centrale.

Shepard présente ainsi sa thèse selon laquelle les modalités de notre développement actuel seraient des déviations par rapport à la norme originelle.

Parmi ces populations tribales qui semblent vivre en paix avec leur monde, qui se sentent y être des invités plutôt que des maîtres, l’ontogenèse possède des traits caractéristiques. Je suppose que leur ontogenèse est plus normale que la nôtre (ce pourquoi je paraîtrai sentimental et romantique) et qu’elle peut être considérée comme un standard à partir duquel nous avons dévié. Leur mode de vie est celui pour lequel notre ontogenèse est adaptée par la sélection naturelle. Elle favorise une séquence de croissance mentale (mental growth), de coopération, de leadership et l’étude d’un monde reconnu comme beau et mystérieux où les indices sur le sens de la vie sont incarnés dans les objets de la nature. La vie quotidienne y est inextricable de la signification spirituelle et des rencontres avec la nature (encounters). Les membres du groupe célèbrent les stades et passages individuels en tant que participation rituelle à la création initiale. (Shepard, 1982, p. 6, trad. lib.)

Shepard vise ainsi à définir les caractéristiques de cette ontogenèse en relation avec l’environnement. Il prend appui sur diverses théories du développement et, hormis leurs différences, il décèle une certaine constance dans celles-ci, où la personne doit découvrir une certaine structure et une certaine cohésion dans le monde.

Un des fils qui relient les diverses théories du développement de l’enfant est l’observation partagée que la tâche de la jeunesse est de découvrir une structure dans le monde : un constance significative qui offre du sens (meaningful constancy), des patrons (pattern) prévisibles, de la régularité, du rythme, des systèmes familiers (familiar systems), des relations stables. L’enfant veut trouver un monde cohérent qui demeure fidèle et stable alors que lui-même change. (Shepard, 1982, p. 103, trad. lib.)

Shepard affirme prendre un appui important sur les travaux d’Erik Erikson et sur ceux d’Harold Searles : chez le premier, en ce qui a trait à la « clarification de l’identité » en tant qu’enjeu fondamental se réalisant en combinant des éléments héréditaires et des éléments expérientiels et, chez le second, en ce qui a trait au raffinement de l’apparentement pour entretenir des relations plus fines et différenciées avec le non humain (Shepard, 1982, p. 12). Le modèle de développement humain proposé par Shepard associe des composantes biologiques et culturelles. Des développements de nature biologique sont en liens avec « des capacités parentales et sociétales » (Shepard, 1982, p. 112, trad. lib.). L’ontogenèse, pour Shepard, comprend une succession de stades d’autonomie et de stades de symbiose. Le modèle de Shepard est partiellement inspiré par la thèse de Joseph Chilton Pearce en ce qui a trait au concept de matrices avec lesquelles la personne se lie et se sépare.

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Joseph Pearce, dans son ravissant livre « Magical Child », décrit cette émergence d’un sens du moi et de séparation, la croissance d’un être confiant et centré qui s’ouvre à de nouvelles expériences, percevant un univers en tant que réalité plurielle. Par symbiose, Pearce signifie une dépendance en une connexion, une sorte d’école pour apprendre l’apparentement, une matrice ou un contexte dans lequel la structure du monde est anticipée par l’expérience antérieure, débutant avec le corps, et qui est découvert selon des « attentes ». Le petit enfant est programmé par son propre système nerveux à anticiper certaines réponses en provenance de sa mère. Ces réponses de la mère doivent être vécues par l’enfant afin de servir d’assises aux rencontres avec la matrice de la terre qui agit alors comme un nouveau contre-joueur (counterplayer). (Shepard, 1982, p. 110, trad. lib.)

Shepard traite ainsi de la « construction de l’identité et du sens (meaning) dans une oscillation entre l’autonomie et l’unité, la séparation et l’apparentement » (Shepard, 1982, p. 110, trad. lib.). Ce développement de la personne se fait telle « une pulsation, présentant à l’esprit des ensembles plus vastes, de l’utérus à la mère et au corps, à la terre, au cosmos » (Shepard, p. 110, trad. lib.).

La figure 5.1 illustre la vision de l’ontogenèse développée par Paul Shepard. Les éléments de cette théorie qui sont en rapport avec la période de l’enfance sont surlignés. Dans la thèse de Shepard, entre l’âge de trois et sept ans, les enfants explorent les composantes du monde et cherchent à savoir de quoi il est fait. En période de latence, les enfants de huit à douze ans se lient avec la nature et ils y effectuent une sorte de transfert des qualités humaines de la mère. Au-delà de la « bonne mère », il y aurait la « bonne nature » qui serait un support essentiel à la vie. À la suite de ce genre de symbiose, il se produirait une nouvelle séparation vers une certaine autonomie, celle paradoxale, à la fois défiante et encore dépendante, de l’adolescence.

Shepard évoque « le voyage hasardeux de l’esprit humain qui débute dans une unité non divisée – le je-suis-tout paradisiaque du fœtus – procédant ensuite dans un monde de contrariétés et arrivant à maturité capable de travailler dans la multiplicité et la pluralité » (Shepard, 1982, p. 29, trad. lib.). L’étape suivante à cette première unité est celle d’une connexion étroite avec la mère. Pour Shepard,

le lien intense entre la mère et le petit enfant implique non seulement le contact corporel et le fait de nourrir au bon moment mais aussi du temps libre ensemble dans un repos tranquille où les tentatives d’exploration de l’enfant, alors qu’il s’éloigne de sa mère, seront réussies dans le mesure où elles seront accueillies par une mère attentive, sans qu’elle ne soit trop pointilleuse ou directive. (Shepard, 1982, p. 115, trad. lib.)

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Ontogenèse et relations à la terre :

les allées et venues de l’autonomie et de la symbiose

Âge Phase autonome Phase symbiotique

Liens avec les jeunes et la communauté en tant que

Sens mature du moi leader, parent et ancien.

20 ans séparé : individuation

comme prologue à une suite de l’épigenèse.

16 à 19 ans Éco- et socio- parentés; le

saut métaphorique vers la

13 à 15 ans Indépendance dans la cosmologie.

dépendance régressive, transformationnelle et idiomatique : aventure ex-

tatique; essais en solo. La matrice terrestre; symbiose avec

8 à 12 ans le terrain basée sur les lieux et sur

l’histoire naturelle. 3 à 7 ans Exploration de l’autonomie

cognitive; l’inventaire des choses et de leurs constituants.

La matrice maternelle; focalisation

2 à 24 mois sur le visage et le corps de la

mère.

Conception Autonomie pré- et post-natale;

à 2 mois sentiment subjectif d’unité.

La spirale épigénétique

Elle sépare et identifie vers la gauche alors qu’elle relie et connecte vers la droite

Figure 5.1 Ontogenèse et relations à la Terre, d’après Paul Shepard (1982, p. 111, trad. lib.).

La suite de cette relation avec la mère est dans l’exploration du monde et dans l’établissement d’une connexion avec celui-ci. Ces relations avec l’environnement seront éclairées par l’expérience des liens avec la mère.

Dans la spirale développementale de l’épigenèse, les indices au sujet de la signification des choses et des événements dans chaque nouvelle matrice sont dans les termes de l’ancienne matrice. Par exemple, on accorde une cohérence au paysage par l’expérience précédente du corps et du visage de la mère, de la même manière que le visage et le corps avaient acquis un sens en harmonie avec les rythmes, les goûts, les sons et le confort qui étaient prévisibles à partir de l’utérus. (Shepard, 1982, p. 71, trad. lib.)

Pour Shepard, puisant son argumentation chez certains théoriciens du développement, l’adolescence est une période de régression où « l’adolescent devient, psychologiquement, comme un petit enfant (infantlike) afin de renaître culturellement comme un adulte (Shepard, 1982, p. 65, trad. lib.).

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Peter Blos, Norman Kiell, Anna Freud, Erik Erikson et plusieurs autres ont décrit la subjectivité et le comportement caractéristiques de l’adolescence. Peut-être que le trait le plus particulier de ces caractéristiques est une régression vers certains traits infantiles : enjouement et espièglerie (playfullness) en faisant des sons et des jeux sur le sens des mots; sensibilités corporelles et conscience de soi (self-consciousness); agir des affects, des sentiments et des émotions (acting out); extrême variabilité et instabilité des humeurs (moods); un attachement fraternel et paternel revigoré; et des fantasmes de pouvoir et d’héroïsme. En plus, l’adolescent est typiquement préoccupé par des questions plus vastes : le sens et le but de la vie; concepts d’infinité, d’espace, de temps et de dieu; relations humaines idéales ainsi que communauté idéale. Piaget traite de ceci comme le niveau formel ou celui de l’abstraction; d’autres nomment ceci la pensée symbolique. (Shepard, 1982, p. 64, trad. lib.)

Shepard, éclairé en cela par les travaux de Mircea Eliade, considère alors que le groupe humain est impliqué dans ce processus d’initiation où il y aura « une mort rituelle de l’enfant, l’acquisition de nouvelles habiletés et de nouveaux savoirs, de nouvelles capacités d’endurance et de tolérance à la souffrance » (Shepard, 1982, p. 64-65, trad. lib.).

Shepard insiste cependant à l’effet que cette initiation n’est pas une extraction ou une expulsion hors d’une préoccupation pour la nature. L’enfant, dans ce passage, sera initié et introduit à la signification plus vaste de ce cosmos qui le porte.

Il apprendra que les expériences de son enfance, s’étant déroulées dans le confort et la joie, constituaient un langage particulier. Par le mythe et ses mises en scène rituelles (ritual enactments), il est de nouveau exposé à des événements qui correspondent à ses attentes. Alors, les choses de la nature ne sont pas seulement des choses mais sont une parole. Le jeune ne mettra pas de côté son émerveillement pour le ciel et la terre derrière lui comme s’il s’agissait de quelque chose d’enfantin et de non pertinent. Les quêtes et les tests qui marquent le passage vers l’initiation dans l’adolescence ne sont pas faits pour lui révéler que son amour de la nature était une illusion. […] Il ne graduera pas hors de ce monde mais dans sa signification. Alors, avec la fin de l’enfance, débute une étude qui durera toute la vie : celle d’une réciprocité avec le monde naturel dont les profondeurs sont sans fin, tout comme les siennes. Il n’étudiera pas pour transformer l’animation et la vitalité de ce monde (its liveliness) en simples objets pour représenter son ego mais en un poème, numineux (numinous) et analogue à la société humaine. (Shepard, 1982, p. 9, trad. lib.)

En somme, l’ontogenèse est pour Shepard un processus de différentiation et d’intégration où la nature joue un rôle fondamental dans la constitution de l’identité. Cette altérité de la nature et des animaux est un « contre-joueur » fondamental à la maturation saine de l’individu. La thèse de Shepard est que cette ontogenèse normale est amputée de diverses manières, depuis l’origine de l’agriculture jusque dans les sociétés industrielles, pour servir les fins de ces sociétés qui dépendraient du maintien de traits infantiles et immatures chez le sujet.

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Notons ici en effet que les traits de la maturité envisagés par Shepard, « la culmination de l’ontogenèse », sont « caractérisés par la bienveillance (graciousness), la tolérance et la patience (tolerance and forebearance), le respect des traditions afin d’accommoder un monde majoritairement non humain (tradition-bound to accommodate a mostly non human world) (Shepard, 1982, p. 14, trad. lib.). Pour lui, ces traits de maturité peuvent être incompatibles avec les besoins de certaines sociétés.

Dans de telles sociétés – et j’y inclus la nôtre – certaines qualités infantiles peuvent êtres plus utiles et mieux fonctionner : peur de la séparation, fantasme d’omnipotence, tremblements et secousses d’impuissance et d’impotence (tremors of helplesness), ainsi qu’une incompétence physique (bodily incompetence) et finalement de la dépendance. (Shepard, 1982, p. 14, trad. lib.)

Toute la thèse de Shepard est ainsi construite avec de très nombreux contre-exemples de « dédéveloppement » (dedevelopment) (Shepard, 1982, p. 16), fixations à divers stades et tentatives tordues de maturation où il y a un écho entre une certaine amputation ontogénétique et une société particulière, ce qu’il nomme « des mutilations de la maturité personnelle en tant que véhicule de progrès culturel et de décimation environnementale » (Shepard, 1982, p. 16, trad. lib.).

Voici un exemple, parmi de nombreux autres, de la thèse et de la démarche de Shepard. Dans l’idéologie de l’agriculture, les choses sauvages sont les ennemies de l’apprivoisé; l’autre sauvage ou l’altérité sauvage (wild Other) n’est plus le contexte mais devient l’opposant et l’adversaire de « mon » domaine. Les pulsions, les peurs et les rêves – le royaume de l’inconscient – ne sont plus représentés par la communauté des choses sauvages avec lesquelles je peux élaborer une relation significative. L’inconscient est refoulé encore plus profondément avec le recul du sauvage. De nouvelles définitions de soi, par le métier et la profession ainsi que par la subordination politique, remplacent en partie la réciprocité métaphorique entre la nature et la culture dans la vie totémique des chasseurs-cueilleurs. (Shepard, 1982, p. 35, trad. lib.)

Toujours en analysant l’activité agricole, Shepard affirme que « l’agriculture a non seulement infantilisé les animaux par la domestication, mais qu’elle a exploité les traits infantiles de la néoténie normale de l’individu » (Shepard, 1982, p. 113, trad. lib.). Shepard, analysant la manipulation de nos caractéristiques néoténiques, en vient littéralement à envisager la néoténie des milieux, c’est-à-dire des milieux immatures, non « développés », dont on bloque le « développement » vers la maturité.

L’effet combiné de tous les changements dans l’abondance des plantes et des animaux, incluant le remplacement de la multitude des formes sauvages dans les environs du village par un petit nombre de formes domestiques crée un nouveau type de paysage, lui-même rendu immature. Écologiquement, l’agriculture détruit les écosystèmes matures où les communautés climaciques et à leur place apparaissent des assemblages de plantes et

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d’animaux typiques des stades initiaux et pionniers. L’écologiste Eugene Odum traite de ces stades comme une séquence de développement, analogue à celle de la croissance humaine. Généralement les premières phases sont plus simples, moins efficientes et moins stables que les plus tardives. (Shepard, 1982, p. 39, trad. lib.)

Shepard évoque une immaturité humaine dans des milieux immatures. Elle est initiée par une néoténisation du paysage par l’agriculture qui bloque le développement du milieu. Ailleurs, il écrira ainsi que « nous avons placé l’agriculture et la vie urbaine en opposition alors qu’en réalité, les deux forment un tout – partie prenante du même rêve de subjuguer le monde naturel transcendé par l’esprit humain » (Shepard, 1998, p. 4, trad. lib.).

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