• Aucun résultat trouvé

Les nombreuses citations précédentes révèlent les fonctions importantes du milieu dans l’ontogenèse telle qu’elle apparaît aux yeux de Paul Shepard. Pour lui, le milieu est un ensemble qui aide à construire l’identité et à conduire vers la maturité ou à tout le moins qui cherche à le faire. Le milieu est le compagnon, le support et l’autre. Développant encore son argumentation à partir d’un contre-exemple, Shepard observe que

Les cultures occidentales civilisées, au contraire, ont largement abandonné les cérémonies d’initiation des adolescents qui affirment les qualités métaphoriques, mystérieuses et poétiques de la nature. Elles réduisent ces qualités à des questions d’esthétique ou à

116

questions de commodité. Pourtant, notre programme de développement requiert des modèles externes d’ordre – si ce n’est pas une communauté de plantes et d’animaux, alors ce sera des mots dans un livre ou les rangs et l’ordre dans les professions de la société ou encore la métaphore de la machine. Si les bases rituelles de la métaphore qui crée de l’ordre sont inadéquates, le monde peut se rigidifier au niveau juvénile du littéralisme : un endroit ennuyeux que les adultes ignoreront parce que répétitif ou qu’ils exploiteront comme simple substance. (Shepard, 1982, p. 11, trad. lib.).

Pour Paul Shepard, le milieu est une sorte de miroir pour l’être humain. Il y trouve et y construit son identité. Cet effet de miroir, Shepard l’envisage pour une société en paix avec la nature et pour une société en guerre. Ainsi, pour une société en paix :

Dans un tel monde il n’y a pas de sauvage (wildness) tout comme il n’y a pas d’apprivoisé (tameness). Le pouvoir des humains sur la nature est surtout réalisé par la pratique artisanale. Puisque la nature signifie poétiquement la société humaine, elle suggère qu’il n’y a pas de grand pouvoir à exercer sur les hommes sauf en ce qui a trait aux habiletés de leadership démontrées par la conduite exemplaire et la persuasion. L’altérité de la nature prend des formes fabuleuses d’incorporation, d’influence, de conciliation et de compromis. Lorsque le jeune part avec les adultes, à la recherche d’une racine enfouie ou pour traquer une antilope, il voit des possibilités illimitées d’affiliation avec le monde car il comprend que le succès de la chasse ou de la cueillette dépend de la bonne volonté (readiness) de la proie ou du tubercule autant que de ses habiletés personnelles à fourrager. (Shepard, 1982, p. 8, trad. lib.)

Cet effet miroir existe aussi en ville, dans ce milieu fabriqué par les êtres humains et qui reflète son habitant où « la ville est un réservoir de problèmes psychologiques. Dans l’individu ces problèmes sont partiellement causés par la vie urbaine, mais dans une perspective plus large, ils créent la ville » (Shepard, 1982, p. 93, trad. lib.).

5.9 Synthèse et appréciation critique

La figure 5.2 situe très sommairement les traits marquants de la thèse de Shepard à l’intérieur du modèle de la situation éducative. Au cœur de cette thèse se trouve une reconnaissance de l’importance de la nature et des animaux sauvages agissant comme contre-joueurs dans l’ontogenèse normale. La nature et les animaux sauvages favorisent le développement d’une identité où l’être humain se reconnaît à la fois comme semblable et différent de cette source d’altérité (Otherness) que sont ces autres (the Others) de la nature.

117

SUJET

Un animal bio-psycho- culturel apparenté à son

milieu et en paix avec celui-ci

OBJET

L’identité et l’altérité de la nature et des animaux

sauvages

AGENT

La mère, les adultes, les « enseignants », les mentors et les guides

initiatiques

relation agent-objet

Une relation instrumentale

avec un contre-joueur : son habitat et ses

habitants qui contribuent

à l’identité

relation sujet-objet

Exploration des similitudes et des différences entre l’être humain en société et la nature et les animaux

sauvages

relation sujet-agent

Supporter les explorations,

agir comme modèle pour l’imitation et initier à l’univers symbolique

MILIEU

La réciprocité et le renforcement d’un

milieu qui agit comme compagnon

et miroir. Le milieu agit comme

agent

Figure 5.2 Les éléments marquants de la thèse de Paul Shepard (1982) à l’intérieur du modèle de la situation éducative.

118

« Nature and Madness » est une lecture à la fois vibrante et douloureuse. Elle est vibrante d’une part à cause de sa visée intégrative et créative, associant et intégrant des concepts généralement tenus séparés et, d’autre part, à cause du style d’écriture de l’auteur qui admet en préface qu’il y a là, dans ses écrits, des « spéculations pour lesquelles je ne présente pas d’excuses, sauf pour dire : lecteur, prends note; ce livre est écrit par un amateur et il est basé sur des suppositions documentées » (Shepard, 1982, p. xii, trad. lib.). Clairement, Shepard explore des voies nouvelles. La lecture est douloureuse car Shepard associe la destruction de la biosphère à des amputations de l’ontogenèse. Lire de la sorte une théorie cherchant à expliquer comment diverses sociétés en sont venues à être de plus en plus aliénées du monde de la nature et comment cette aliénation serait associée à la conservation de traits immatures en manipulant l’ontogenèse est doublement accablant. Il y a dans cette thèse une spirale plutôt infernale de renforcements mutuels des ravages dans le monde et des ravages dans le développement des personnes.

Un des éléments remarquables de la thèse de Shepard est le lien fort de synergie qu’il établit entre psyché et milieu. De plus, il pousse encore davantage l’exploration de ce lien entre la personne et le milieu en essayant de lire ce lien dans l’histoire au sein de diverses sociétés, chez les chasseurs-cueilleurs, qui lui servent d’étalon d’ontogenèse harmonieuse avec le milieu, puis avec quatre « périodes historiques » : (1) le début de l’agriculture, chez ce qu’il nomme la période des « domesticateurs » (the Domesticators), avec une forte vision de fertilité féminine de la terre, (2) l’époque des pères du désert (the Desert Fathers), marquée par le pastoralisme des hébreux et par une forte présence de dieux célestes et spirituels, sévères et désincarnés, (3) la période de la Réforme, qu’il nomme celle des Puritains (the Puritans), avec un regard négatif sur les dimensions organiques et, finalement, (4) l’époque de l’industrie, qu’il nomme celle des mécaniciens ou des mécanistes (the Mechanists), où il y a une extrême réification de l’objectivation et où tout tend à se résumer à des machines et à leurs mécanismes. L’objet de ce mémoire n’est cependant pas cette perspective psycho-historique selon laquelle chaque période serait aussi caractérisée par une certaine manipulation de l’ontogenèse afin d’assurer le progrès de cette société. L’objet du présent mémoire est l’ontogenèse en relation avec l’environnement dans une perspective d’éducation relative à l’environnement. Cependant, il importe ici de noter que Shepard vise à donner un double ancrage à sa vision de la personne humaine. Il maintient une perspective de type naturaliste, biologique et évolutive, sur l’animal humain ayant évolué et vivant sur une

119

planète avec une histoire naturelle et il maintient aussi une perspective de type humaniste ou culturelle, sociale, psychologique et historique sur cet être humain. Sa thèse témoigne d’efforts importants pour accommoder ces deux perspectives et comprendre leurs interactions dans la genèse de la personne et de la société.

On pourrait reprocher à Shepard d’être passéiste et utopiste en situant l’ontogenèse normale dans des petites sociétés de chasseurs-cueilleurs. En termes biologique et évolutif cependant, Shepard n’a pas tort. Les modalités, les séquences et les grandes lignes de l’ontogenèse humaine ont évolué dans le contexte de la très longue période de l’hominisation. Les variations culturelles de cette ontogenèse dans l’histoire et selon les sociétés sont trop rapides et variables pour en être considérées comme les fondements absolus.

Shepard cherche à avoir une vue intégrée de la personne humaine ou du sujet, une perspective que l’on pourrait qualifier de bio-psycho-culturelle. En cela, il se rapproche à sa manière des travaux d’Edgar Morin. Cette vision plus globale de l’être humain dans le milieu est un atout important, particulièrement quand il s’agit de traiter des liens avec l’environnement. Certains reprocheront certes à Shepard de voir encore en l’être humain, le sujet, un animal. Ici encore cependant, Shepard est solidement appuyé par la biologie et la paléontologie. De la même manière, certains verront de manière très positive le fait que Shepard porte un regard très attentif sur la nature et ses processus comme miroir pour aider à établir l’identité, tandis que d’autres y liront un naturalisme et un biologisme réducteur. Ceci est encore plus vrai lorsque Shepard identifie la nature comme une certaine norme d’où puiser des modèles et des limites afin de guider les conduites humaines. Shepard tente de garder présente cette double réalité naturelle et culturelle ainsi que la tension qu’elle soulève. De la même manière, l’importance que Shepard accorde aux liens entre la mère et le nourrisson et le petit enfant dans le milieu naturel ne sera pas sans soulever de controverses fortement polarisées sur les liens mère-enfant.

En terme éducatif, la période de neuf années d’une certaine exploration du monde est cohérente avec de nombreuses théories, notamment celles de Freud, d’Erikson et de Piaget. Cependant, l’auteur n’est pas bavard sur ces années d’exploration des similitudes et des différences entre l’être humain en société avec la nature et les animaux sauvages. Dans le contexte actuel du Québec par exemple, cette période est marquée pour les jeunes par de très nombreuses heures d’éducation formelle avec des curriculums très chargés. D’une certaine

120

manière, une partie de la perspective de Shepard est en porte-à-faux par rapport à l’école contemporaine. Il évoque une éducation par une double exploration de la nature, l’une plus libre et l’autre en accompagnant les adultes, en les imitant et en étant initié tel un apprenti, aux pratiques de l’économie de la société de chasseurs-cueilleurs. Cruellement, les jeunes ne fréquentent que très peu la nature, ils sont dans l’école et ils n’accompagnent pas les adultes dans leurs travaux.

Toujours en ce qui a trait à l’éducation et au rôle des agents, Shepard, bien qu’il ne traite pas des adultes et de l’apprentissage en ces termes, évoque comment les liens entre l’agent et l’objet et comment tout le milieu agissent sur le développement et sur ce qu’apprend l’enfant. Dans sa perspective, si nous sommes déjà des êtres ontogénétiquement amputés, des « handicapés du développement », enfermés dans des poursuites idéologiques sans fin possible, nous ne pouvons pas être de bon éducateurs par nos discours, entre autres parce que ce n’est pas d’un discours dont les enfants auraient besoin, mais d’une expérience d’un monde qui supporte et nourrit. Quoiqu’elle semble radicale, la perspective de Shepard invite à porter un regard beaucoup plus attentif sur notre discours face à la nature qui pour lui, n’est ni sacré, ni ressource, mais un « contre-joueur » qui nous est apparenté.

En ce qui concerne l’appréciation du modèle de Shepard à la lumière de la critériologie de complétude des théories du développement proposée par Murray (1991), on observe que le modèle de Shepard ne peut répondre à tous les critères. Certes, le modèle de Shepard accorde une place très importante aux « déterminants culturels et sociaux » et son modèle peut aider à « spécifier des effets de cohortes » selon les manipulations sociales de l’ontogenèse. Shepard traite aussi du « résultat final du développement » et des séquences vers celui-ci, s’inspirant en cela des travaux d’Erikson en ce qui a trait notamment aux enjeux et aux finalités, de ceux de Searles en ce qui a trait à la maturité et de ceux de Pearce en ce qui trait aux séquences. Dans cette optique, Shepard explore aussi les « mécanismes en cause », notamment les liens entre les agents et les sujets et ceux avec l’objet. Shepard évoque aussi la « signification du phénomène » pour le sujet, par exemple lorsqu’il traite de la perception qu’a le nourrisson de sa mère, de la signification du rapport à la nature en termes de contre-joueur chez l’enfant. Par contre, dans une perspective aussi large que la sienne, « la forme ou la structure du phénomène » n’est pas aussi précise. La « cause efficiente », de même que les « mécanismes réductionnistes » et le « formalisme déductif » ne sont pas abordés.

CHAPITRE VI

L’ATTACHEMENT AUX LIEUX ET LES AUTRES INFLUENCES SUR LA RESPONSABILITÉ EN ENVIRONNEMENT : LA THÈSE PSYCHOLOGIQUE DE

LOUISE CHAWLA

Louise Chawla est une psychologue spécialisée en psychologie du développement et en psychologie de l’environnement (developmental and environmental psychologist). Sa thèse de doctorat porte sur les relations à l’environnement dans les souvenirs des adultes32. Elle enseigne dans un programme universitaire d’études interdisciplinaires et elle coordonne le programme de l’UNESCO, « Growing up in Cities ». L’analyse de la vision du développement qu’elle avance est construite ici sur deux types de productions. Le premier, de nature plus théorique, est un article proposant une synthèse d’écrits éclairant la question de l’attachement aux lieux chez les enfants, « Childhood Place Attachements » (Chawla, 1992). La synthèse est construite par la chercheure à partir de quatre types d’écrits :

la théorie psychanalytique qui considère le rôle des lieux dans leur contexte social, l’autobiographie environnementale qui évalue les lieux préservés dans la mémoire, la cartographie du comportement (behavior mapping) qui observe où les enfants et les adolescents se rassemblent et finalement l’analyse des lieux favoris qui explore les raisons de ces préférences. (Chawla, 1992, p. 65-66, trad. lib.)

Le second type de productions utilisé pour comprendre sa vision du développement émane de recherches empiriques entreprises par Louise Chawla et d’autres chercheurs où, à partir de récits de vie d’environnementalistes, ils cherchent à comprendre les influences sur la trajectoire de ces vies. Deux articles de Chawla sont analysés : « Life Paths Into Effective Environmental Action » (Chawla, 1999), basé sur les recherches de l’auteure elle-même et « Significant Life Experiences Revisited : A Review of Research on Sources of Environmental Sensitivity » (Chawla, 1998b), passant en revue les recherches dans ce domaine.

En termes de fondements théoriques, les arguments de Chawla sont notamment construits à partir d’écrits dans le domaine de la psychologie. Ainsi, l’attachement aux lieux est étudié par la chercheure à l’aune, entre autres, des écrits d’Erik Erikson, de Sigmund Freud, de Jerome Kagan, de Jean Piaget et d’Ernest George Schachtel. Chawla fait aussi appel au texte

32

Chawla, L. 1984. In the First Country of Places: Environmental Memory in Contemporary American Poetry. Thèse de doctorat. City University of New York.

122

d’Harold Searles (1960/1986) « L’environnement non humain ». Chawla, dans l’analyse des lieux favoris et celle de la cartographie du comportement, fait notamment appel aux textes de David Sobel (1993) « Children’s Special Places: Exploring the Role of Forts, Dens and Bush Houses in Middle Childhood », de Roger Hart (1979) « Children’s Experience of Place » et de Robin Moore (1986/1990) « Childhood’s Domain: Play and Place in Child Development ». La recherche qualitative de Chawla, venant elle aussi nourrir sa vision du développement, fait appel à la narration provenant des histoires de vie, celles de 30 environnementalistes de l’État du Kentucky et celles de 26 environnementalistes de Norvège. La chercheure a recueilli ces histoires à partir « d’entretiens structurés à questions ouvertes dont la durée était entre une et deux heures » et dont elle fait une analyse par une approche qu’elle qualifie de « phénoménologique » (Chawla, 1999, p. 15).

6.1 Équilibrer les poussées vers l’intérieur et celles vers l’extérieur dans un monde en

Outline

Documents relatifs