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Dans la vision du développement de Sobel, le milieu doit favoriser les connexions entre les enfants et l’environnement. Pour que l’enfant puisse faire l’expérience et comprendre que la nature supporte la vie, il faut, d’une part, que les enfants puissent vivre de telles expériences positives et, d’autre part, que des lieux propices à de telles expériences soient accessibles. Pour les adultes, cela signifie premièrement, de s’engager à préserver de tels lieux, deuxièmement, de favoriser l’accès à de tels lieux et troisièmement, de protéger ou isoler un peu les enfants des considérations plus catastrophiques sur l’état de l’environnement.

Si nous remplissons nos classes avec des exemples d’abus de l’environnement, nous engendrons peut-être une subtile forme de dissociation. En réponse aux abus physiques et sexuels, les enfants apprennent à se séparer de la douleur. Dans les cas plus sévères, les enfants développent des personnalités multiples, d’autres versions d’eux-mêmes qui ne sont pas conscientes des expériences douloureuses. Ma crainte est que notre curriculum environnementalement correct tende de manière similaire à distancer les enfants du monde naturel plutôt que de les connecter à celui-ci. Le monde naturel est battu et il ne veulent pas avoir à faire avec lui. (Sobel, 1995, p. 11, trad. lib.)

C’est ce que Sobel nomme l’écophobie.

Peur de la destruction des forêts humides, des pluies acides et de la maladie de Lyme. Peur d’être tout simplement dehors. Si nous demandons prématurément aux enfants de faire face aux problèmes d’un monde adulte, nous les séparons de ce qui constitue possiblement des sources de leur force. Considérons alors de meilleures façons de supporter la tendance biologique des enfants à se lier avec le monde naturel. (Sobel, 1995, p. 12, trad. lib.) Pour Sobel, des adultes responsables protégeront le milieu et veilleront à ce qu’il conserve les qualités nécessaires à l’épanouissement de la vie en général et de celle des enfants. C’est ce que David Sobel appelle « construire un engagement à la personne et aux lieux » (building a commitment to person and place) (1993, p. 159, trad. lib.) où des adultes auront le sens du lieu, où les adultes connaîtront l’esprit des lieux. Sobel utilise la définition du sens du lieu avancée par Alan Gussow « une partie de l’environnement qui est l’objet d’une revendication de titre de propriété par les sentiments (a piece of the environment that has been claimed by feelings) » (Gussow42, dans Sobel, 1993, p. 159, trad. lib.). Pour Gussow, « la catalyse qui

42

David Sobel cite ici Gussow, A. 1972. A Sense of Place: The Artist and the American Land. San Francisco : Friends of the Earth.

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permet de convertir une localisation physique en un lieu est le processus de l’expérience en profondeur (the process of experiencing deeply) (Gussow, dans Sobel, 1993, p. 159, trad. lib.). Sobel d’ajouter alors, dans la foulée de la liaison avec la matrice terre durant l’enfance, « faire l’expérience en profondeur d’un lieu c’est se lier à un lieu » et « les racines de la notion adulte du sens du lieu sont établies durant l’enfance » (1993, p. 159, trad. lib.). Pour Sobel, « ressentir le sens du lieu durant la vie adulte amène un engagement à préserver l’intégrité des communautés où nous vivons » (1993, p. 160, trad. lib.).

Dans la vision de Sobel, des adultes épanouis protégeront le milieu et la nature et alors les enfants pourront plus facilement s’y lier. Le monde dans lequel nous vivons n’est souvent pas celui-là et Sobel, dans sa perspective qu’on peut qualifier « d’éducentrique » (Legendre, 1995), veut que l’école puisse contribuer au développement de l’enfant tel que lui l’envisage, c’est-à-dire se lier à la matrice terre. En ce sens, l’école isolera un peu les enfants des aspects les plus violents et menaçants de la crise environnementale pendant un certain temps.

7.9 Synthèse et appréciation critique

La figure 7.2 présente une synthèse des éléments marquants de la thèse de Sobel représentés à l’intérieur du modèle de la situation éducative.

David Sobel admet s’inspirer d’une théorie du développement qui peut être controversée. Cette thèse de Joseph Chilton Pearce (1977/1992) a été analysée sommairement durant les premières étapes du processus de rédaction de ce mémoire. Tous les extraits associés aux différents items de la grille ont été repérés. La raison pour laquelle c’est la thèse de Sobel qui a été retenue plutôt que celle de Pearce repose essentiellement sur l’application pédagogique que fait Sobel de cette thèse alors que Pearce se limite à la développer et à l’exposer pour chacune des matrices.

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SUJET

Un être psychologique

et biologique relativement fragile

dont le moi est en développement

OBJET

Une matrice terre à s’approprier expérientiellement.

De la matrice mère/famille vers celle de la terre et vers celle

du moi

AGENT

Les enseignants, les parents, les adultes et les

autres membres de la communauté locale

relation agent-objet

Acquérir le sens des lieux,

reconnaître les qualités et les problèmes du milieu,

faire appel aux autres agents

relation sujet-objet

Se connecter effectivement et affectivement avec la matrice terre par l’empathie, la construction de lieux spéciaux, la manipulation de matières modelables,

l’exploration, la représentation et l’action sociale

relation sujet-agent

Respecter le secret des lieux

spéciaux, démontrer de l’empathie, animer, accompagner et protéger

MILIEU

Un certain éducentrisme dans une communauté où

les adultes développent le sens du lieu, protègent les qualités du milieu qui

supportent la vie et évitent l’écophobie

Figure 7.2 Les éléments marquants de la thèse de David Sobel (1998, 1995, 1993) à l’intérieur du modèle de la situation éducative.

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Sobel cherche explicitement à comprendre l’importance des relations avec l’environnement dans l’éducation et dans le développement. Pearce, très fortement inspiré des travaux de Piaget, dont il admet cependant faire une utilisation très libre, notamment en ce qui a trait aux notions d’assimilation et d’accommodation dans les schèmes, avance un modèle de développement de la pensée allant du concret vers l’abstrait. Cependant, ce qui est le plus controversé dans cette thèse est que la relation entre l’enfant et la matrice est à double sens. Ainsi, pour Pearce, les relations entre le fœtus et l’utérus ainsi que celles entre l’enfant et la mère, en sont de perceptions et d’ajustements mutuels où chacun perçoit l’autre et s’y ajuste. Il s’agit d’une interaction dynamique où chacun perçoit l’autre et y répond. En ce qui a trait aux relations à la terre, Pearce envisage le même processus où l’enfant perçoit des processus de la terre (incluant par exemple les champs électromagnétiques) et peut les manipuler (télékinésie, télépathie). Le développement de la capacité d’abstraction pointe chez Pearce vers une conception d’êtres essentiellement spirituels, d’où cette dernière matrice, au terme du développement, qui est celle de l’esprit, c’est-à-dire du passage du concret vers l’abstraction pure. Notons que Pearce n’utilise pas l’expression « matrice mère/famille » mais bien « matrice mère » (mother matrix). De plus, pour Pearce, «les matrices sont essentiellement de nature féminine » (Pearce, 1977/1992, p. 16). Autre élément important chez Pearce, le jeu est pour lui un attribut fondamental des enfants, « ils sont faits pour jouer avec le monde » (designed to play with the world ) » et « les sept premières années sont vouées exclusivement à une chose, structurer une connaissance du monde exactement tel qu’il est » (Pearce, (1977/1992, p. 142-143). S’inspirant de Piaget, Pearce évoque le jeu symbolique et le jeu d’imitation. Ces jeux, pour Pearce, sont littéralement le travail des enfants. L’enfant doit jouer avec le monde tel qu’il est, car pour Pearce, l’intelligence correspond à l’interaction. Le « travail » de l’enfance est de structurer, par le jeu en interaction avec la terre, une connaissance de la terre et de ses processus.

Sobel s’approprie une partie de la théorie de Pearce qui l’aide à comprendre ce qu’il observe du comportement des enfants. On notera d’ailleurs que de nombreuses parties de la thèse de Pearce ne sont pas controversées et qu’elles ne sont pas exclusives à sa vision du développement. Par exemple, l’importance d’établir des liens de qualité entre la mère et le nourrisson ou encore cette ouverture des enfants au monde durant la période de latence, se retrouvent chez d’autres auteurs. Il en va d’ailleurs de même en ce qui concerne la question d’une ouverture plus large au cosmos et au moi durant l’adolescence.

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Un trait remarquable de la thèse de Sobel est qu’elle est éducentrique, cherchant explicitement à établir des activités éducatives en cohérence avec une vision explicitée de l’ontogenèse, différenciant les enfants des adultes, d’où, chez Sobel, cette idée qu’un « curriculum environnementalement correct » (environmentally correct) pour faire face à une immense crise environnementale puisse être « développementalement inappropriée», entendu ici dans le même sens que le « politically correct ». Notons ici que Sobel ne nie pas l’importance des enjeux mais cherche à voir quel serait l’âge le plus adéquat pour les aborder. Sobel présente une vision de l’enfant qui reconnaît ses besoins en termes de relations humaines et aussi en termes de relations avec le monde physique, avec l’environnement, avec la nature. Si Sobel reconnaît la grande importance de l’expérience des lieux spéciaux, on notera toutefois qu’il s’agit de courts moments dans la vie d’un enfant, comparativement aux nombreuses autres activités de sa vie. Il est difficile de construire un curriculum pour le primaire sur la base de telles expériences somme toute furtives. Sobel insiste à juste titre sur le caractère secret de cette activité. Par contre, il associe cette manière de se tailler une place dans le monde à celle que l’adulte doit se faire plus tard. Ici, on peut se questionner sur cette vision individualiste de la personne et ce, même si Sobel insiste sur l’engagement dans la communauté et qu’il propose des activités pour toute la classe. Nous sommes ici en présence du paradoxe américain entre l’individualisme et le communautaire tel qu’il a été décrit par Alexis de Tocqueville au XVIIIe siècle et tel qu’il se manifesterait encore aujourd’hui (Bellah et al., 1985/1960).

Sobel ne table cependant pas seulement sur cette question des lieux spéciaux et il insiste sur une exploration active de l’environnement avec des approches affectives et cognitives structurées. Sobel (1997) reconnaît d’ailleurs, comme d’autres auteurs (Gaster, 1991; Louv, 1991 et Moore, 1997) que les enfants passent de moins en moins de temps à jouer dehors librement. Sobel est inquiet de ce fait et est également inquiet que l’éducation à la nature traite de milieux lointains abordés virtuellement par les ordinateurs et que l’environnement ne soit abordé qu’en tant que problème.

En termes de complétude, la thèse de Sobel ne répond pas à la critériologie de Murray (1991). Sobel accorde une grande importance aux « déterminants culturels et sociaux » quand il observe les changements des relations à l’environnement des enfants dans nos sociétés. Cette ouverture à ces « déterminants » pourrait certes permettre d’établir éventuellement des

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« spécifications des effets de cohortes ». Ces changements dans les relations à l’environnement, il les analyse à l’aune d’un modèle de développement dont il explique sommairement les étapes et le « résultat final du développement », bien que Sobel n’aborde pas ce résultat final à la manière spirituelle de Pearce mais davantage en termes d’un adulte engagé dans sa communauté et qui possède un sens du lieu. Sobel traite un peu des « mécanismes en cause » lorsqu’il évoque ce qui se passe durant les étapes du développement et il traite d’ailleurs de la « signification du phénomène » pour le sujet, notamment lorsqu’il traite du sens de l’expérience du lieu spécial pour les enfants. Par contre, la thèse de Sobel n’aborde pas la question de la « cause efficiente du phénomène », non plus que celle des « mécanismes réductionnistes », d’où finalement l’absence de « formalisme déductif ».

CHAPITRE VIII

ENTRE UNE MAÎTRISE DU MONDE ET UNE IMMERSION DANS CELUI-CI, L’ENGAGEMENT : LA THÈSE HOLISTE DE DAVID HUTCHISON

David Hutchison est le plus contemporain des auteurs dont les travaux sont analysés ici. Il possède une double formation universitaire en éducation et en études environnementales. Sa thèse de doctorat traite des lieux dans une perspective éducative (Hutchison, 1999). Dans « Growing Up Green: Education for Ecological Renewal », Hutchison (1998) propose une vision du développement de l’enfant émanant d’une recherche théorique inspirée par les travaux d’Edith Cobb, de Roger Hart, de Robin Moore, de Joseph Chilton Pearce, de Jean Piaget, d’Harold Searles, de Paul Shepard et de David Sobel, ainsi que par ceux de Friedrich Froebel, de Maria Montessori et de Rudolf Steiner. Ce sont particulièrement les écrits de ces trois derniers, Froebel, Montessori et Steiner ainsi que ceux de Cobb et Shepard qui alimentent le modèle de développement proposé par Hutchison. D’ailleurs, l’essai de Hutchison est dédicacé à la mémoire de Paul Shepard.

Constatant une impasse dans le mode de vie des sociétés industrielles actuelles, Hutchison critique les conceptions qu’ont ses membres, à la fois du monde autour d’eux, de l’éducation et des enfants. Hutchison cherche à cerner une conception de l’enfant, de son développement et de pratiques éducatives associées à ces conceptions qui puissent permettre de contribuer à l’émergence d’une société qui entretienne des rapports viables avec le monde. C’est à partir de cette perspective sur l’enfance dans la société que l’auteur vise à développer

une conception fonctionnelle de l’enfant qui répond aux besoins physiques et psychosociaux des enfants, qui est congruente avec le recouvrement de relations viables avec le monde naturel, en précisant le rôle ou la place des enfants dans cette redécouverte, et finalement qui précise l’obligation morale pour les adultes de construire une vie meilleure pour les enfants. (Hutchison, 1998, p. 74, trad. lib.)

On réalise ici que Hutchison développe un modèle qui tient compte des composantes du modèle de la situation pédagogique de Legendre (1983) et de leurs relations. Hutchison affirme tout d’abord qu’il y a une impasse dans le mode de vie des sociétés actuelles. Cette

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impasse se reflète dans une crise écologique, une crise économique et une crise de conscience. Selon Hutchison, parmi les deux voies qui s’offrent pour sortir de cette impasse, la voie « technozoïque » ou la voie « écozoïque », la seconde est la seule souhaitable, notamment parce qu’elle n’est pas centrée sur la domination de la nature. Cette impasse dans le devenir des sociétés se traduit aussi selon l’auteur dans des pratiques éducatives associées à des écoles de pensée – des philosophies éducatives. L’auteur passe en revue trois philosophies de l’éducation avec leur portée et leurs limites : la philosophie technocratique (matières scolaires de base), la philosophie progressiste (centrée sur l’enfant) et la philosophie holistique43. Hutchison opte davantage pour cette dernière qui est la seule à ses yeux à pouvoir intégrer adéquatement la perspective écologique de l’auteur sur les relations à la nature. Cette impasse écologique se traduit aussi en conceptions de l’enfance et du développement humain. Hutchison cherche à mettre au jour une vision du développement humain qui soit en mesure de sortir de l’impasse et de permettre de retrouver des relations plus harmonieuses avec la nature. Enfin, l’auteur propose des éléments curriculaires et quelques pistes afin que le milieu scolaire soit davantage en mesure de contribuer à ce projet visant à recouvrer des « relations viables avec le monde naturel » .

8.1 Un modèle du développement du sujet en rapport avec l’environnement :

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