• Aucun résultat trouvé

Sylvain D : « Ben oui on est précaire, on est juste au-dessus de la surface de l’eau »

Sylvain, 29 ans, vient de se syndiquer à SUD – « parce qu’ils ne mettent pas de gants, comme la CGT, syndicat qui existe depuis trop longtemps ; SUD commence à monter » - et compte bien s’investir dans ce syndicat. Sans héritage militant lui non plus, fils d’un cadre de la Fonction Publique et d’une infirmière tous deux très engagés professionnellement, ses origines réunionaises ont probablement joué un rôle dans son évolution politique « de la droite vers la gauche » : « on n’a pas l’impression de faire partie de cette société, d’être pas représenté. » Pas de trace de révolte ni de dénonciation de la précarité quant il raconte son parcours d’abandon des études supérieures et d’insertion professionnelle. Il commence pourtant par travailler en CDD de nuit au tri postal, comme « bouche trou », avant de connaître les emplois polyvalents de facteur rouleur, d’agent de cabine, de tri ou de collecte en bureau de poste, en CDD, puis en CDII. « J’avais demandé à voir de tout au cas où une position se libérait (…) c’est vrai qu’on m’a donné la possibilité d’acquérir beaucoup d’expériences, mais c’est vrai qu’au bout d’un moment on attend un peu plus. Je sais que ça dépendait pas du chef d’équipe, j’avais de très bons rapports avec lui, je pouvais pas lui en vouloir ». Avec d’excellentes recommandations dans son dossier, il peut obtenir son CDI grâce à l’ouverture de cette nouvelle agence ColiPoste. Il semble reproduire la même disponibilité au travail et le même professionnalisme que ses parents, et bénéficie actuellement d’une bonne tournée. Il est d’ailleurs beaucoup moins prolixe que d’autres sur la dégradation des conditions et de la qualité du travail. C’est avant tout par solidarité avec son collègue sanctionné et pour les rémunérations qu’il s’engage dans le grève. Il vit en couple avec une colipostière plus qualifiée que lui et vient d’avoir un enfant. Elle est en congé parental, le ménage vient d’accéder à la propriété de son logement, son budget est serré. Epris d’une éthique professionnelle affirmée, à la recherche de relations cordiales avec ses chefs, c’est tout naturellement que Sylvain, jeune syndiqué, souhaite progresser au sein de l’Opérateur.

Conclusion

Etudier les relations entre syndicalisme, précarité et précaires sur le terrain de La Poste en multipliant les « entrées » s’avère fécond : il s’en dégage une image complexe et nuancée.

Au moment de comparer avec les deux autres « terrains », la Poste apparaîtra comme un exemple d’une certaine efficacité de l’action syndicale dans le domaine de la précarité de l’emploi, et d’une présence réelle des syndicalistes dans l’accompagnement d’au moins une partie des précaires vers l’emploi stable. C’est que l’entreprise demeure ici une entité pertinente et crédible comme horizon de la sécurisation sur un statut d’emploi, pour un salariat précaire par ailleurs relativement proche socialement du milieu des postiers. En se syndiquant en nombre quand ils obtiennent un statut stable, en s’engageant parfois de manière spectaculaire dans l’action collective, les anciens précaires reconnaissent en pratique, du moins dans le département étudié, le rôle positif de l’acteur syndical. Ils participent ainsi d’une résistance et d’un renouvellement indéniables de l’audience et de l’organisation syndicales. En témoignent également l’audience de la première d’entre elles, la CGT, supérieure encore chez les nouvelles générations de postiers - les Acos - ou encore le constat un peu désabusé de la DRH, selon laquelle ce syndicat parvient largement à bloquer les restructurations organisationnelles, ce qui est loin d’être le cas partout en France. En témoigne également la combativité sociale exprimée par les jeunes colipostiers en mai 2006, quand tous ces anciens précaires se sentant injustement visés par des accusation de vols se mettent en grève pour exiger davantage de respect, de meilleurs conditions de travail et des effectifs suffisants pour un travail de qualité.

En même temps cette efficacité et cette présence connaissent bien des limites. Limites dans la capacité à réduire de manière significative et durable le volume de l’emploi précaire, et dans la capacité à ce que la déprécarisaion relative de l’emploi ne se traduise pas par des reculs sociaux en matière de flexibilité interne. Faute de parvenir à infléchir les orientations stratégiques et gestionnaires du Groupe, les syndicats les plus combatifs ne parviennent pas à peser significativement sur les transformations de la gestion du travail et de l’emploi. Limites, également dans le type de prise en charge des précaires, dont on a vu combien elle ne parvenait pas à impulser de dynamiques collectives propres chez les salariés les plus fragiles ; combien elle intériorisait parfois leur situation d’infériorité sociale – au point de leur déconseiller de faire grève, voire de se syndiquer de manière trop visible ; combien elle restait en partie subordonnée à une approche générale des Acos, appréhendés comme globalement infériorisés par rapport aux fonctionnaires.74

Il est difficile, voire impossible, de démêler les dimensions plus « pratiques » des dimensions plus « culturelles » de ces limites. Les syndicalistes mettent spontanément en avant davantage les premières : les CDD sont dispersés , ils y sont souvent de passage, les militants ne sont pas toujours assez présents et/ou actifs sur les lieux de travail. Mais ils effleurent parfois les secondes. Par exemple quand ils jugent que focaliser leur activité sur la défense de « cas individuels », ou sur l’information relative aux droits et aux règles n’est pas compatible avec un syndicalisme de mobilisation. Ou qu’ils dénoncent la relation trop instrumentale des salariés au syndicat. En examinant la vision symétrique, celle des syndicats par les salariés précaires, on peut aller un peu plus loin. Des dérives instrumentales des pratiques syndicales apparaissent alors, presque en « en miroir » parfait : quand les syndicats sont suspectés de ne chercher qu’à « placer des cartes », de

74 Il est vrai qu’une partie des Acos sur CDI – CDII, CDI à temps incomplet - peuvent être

ne mettre en avant des cas individuels qu’à des fins de propagande, voire de chercher à protéger d’abord leurs responsables. Et on a vu que certains participants du groupe de paroles manifestent une double attente à l’égard des syndicats : d’abord défendre individuellement les précaires, certes, mais aussi organiser leur action collective. On pourrait trouver dans la distance au syndicalisme des jeunes postiers et postières qui envisagent une promotion professionnelle dans l’entreprise une source complémentaire de réflexion sur la difficulté, proprement culturelle, du syndicalisme à combiner soutien aux intérêts et projets singuliers des salariés, et action collective. On peut enfin imaginer que la simple distorsion entre le profil social typique du délégué syndical d’établissement – un homme, fonctionnaire, de plus de 40 ans – et les profils sociaux des salarié-e-s en CDD – souvent jeune, femme –75 soit source d’invisibilité d’une large part de l’expérience sociale des seconds. On en a eu un exemple avec un témoignage de détresse sociale dans le « groupe de paroles », celui de cette jeune femme seule avec un enfant dans les périodes où elle est en « tiers temps » et où elle « galère » pour obtenir le versement des ses indemnités de chômage. Plus largement, il est probable que les syndicats de la Poste n’aient pas encore pris toute la mesure des implications de la féminisation de la profession de facteur intervenue depuis 20 ans, et que des rapports spécifiques au travail qui lui sont associés dès la phase d’insertion professionnelle. Traitant de l’action syndicale sur les conditions de la santé au travail, Philippe Davezies explique pourquoi les modes traditionnels d’intervention ne se traduisent pas en termes de syndicalisation. Premièrement, supprimer ou réduire des motifs d’insatisfaction ne crée pas de sentiment positif susceptible de pousser à l’engagement, lequel repose sur des facteurs de motivation associés au développement personnel. Deuxièmement, concevoir le salarié comme étant « en dette » à l’endroit du syndicat encourage le salarié à n’adhérer que pour effacer cette dernière. A l’inverse, miser sur des éléments de motivation, c’est se tourner vers le développement du pouvoir d’agir des salariés eux- mêmes. « Pour transformer, il faut mobiliser les acteurs et cela implique autant que la possibilité leur soit offerte de jouer un rôle actif dans la transformation. Autant qu’il est possible ne pas faire à la place, mais faire avec. Une situation dans laquelle le syndicaliste agit avec les salariés, les aide à mettre en forme leur propre action, pose la question du don et de la dette dans des termes radicalement différents. Dans l’action collective chacun peut donner mais surtout chacun reçoit plus que le résultat de l’action : la fierté d’avoir contribué à construire une action commune. Dans une telle situation, personne n’est en dette avec personne ».76

Ouvrir et réguler les perspectives de transformations de CDD en CDI sans que les premiers concernés ne soient pleinement associés à une action collective en ce sens, c’est certes contribuer à « normaliser » une situation « anormale », et recueillir les bénéfices de cette action tant dans les élections professionnelles que sous forme d’adhésions. Mais ces dernières risquent d’être limitées à cette logique de reconnaissance d’une dette, et donc relativement fragiles, éphémères, peu impliquées.

75 Un certain paternalisme dans la relation entretenue par des délégués avec les salariés semble, on

l’a vu, particulièrement marqué quand il s’agit de jeunes femmes précaires.

76

Annexes

Liste des responsables et des syndicalistes de la Poste

Outline

Documents relatifs