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3-3-1 L’expérience de la précarité : une expérience disqualifiante ?

Invités à s’exprimer lors de la première séance sur la signification du terme « précarité » , les participants s’accordent remarquablement vite sur ses différentes facettes, telles que l’étymologie et notre recherche les posent : instabilité, incertitude, fragilité, non reconnaissance, dépendance et soumission.

Animateur : alors qu’est-ce que ça veut dire pour vous précarité, on va peut-être commencer par là, précarité financière ?

Régine : précarité financière Pierre : précarité familiale Régine : pas de congés… Axel : pas d’avenir

Régine : pas d’avenir, moi j’ai 50 ans cette année, je sais pas si je retrouverai du travail Katy : moi je dirais, au sein du travail en lui-même, pas de reconnaissance.

Valérie : pas de reconnaissance, je suis tout à fait d’accord (…)

Valérie : le problème, je disais (…), c’est que, quand on a travaillé à LP, on est au chômage, on est en tiers temps. Et en tiers temps, on n’a pas le droit de travailler ailleurs, sinon on perd les allocations, enfin nos droits. si je trouve un autre boulot ailleurs, je perds mes droits de La Poste… Là j’ai pas travaillé donc, je suis en tiers temps. Faut attendre 3 mois avant de toucher le chômage. Pendant ces 3 mois de quoi je vis ? De quoi je vis ? moi, avec une petite de 11 ans à charge, moi en vivant seule ?

Insécurité matérielle et dépendance vis à vis de la protection sociale

Une bonne partie des échanges de la première séance développent le thème introduit par Valérie, jeune femme vivant seule avec un enfant , pour qui la question de la continuité des revenus est donc plus vitale encore que pour d’autres. Elle nous rappelle que la première dimension de la précarité est l’insécurité des ressources économiques et la dépendance à l’égard des institutions de la protection sociale dans laquelle se trouvent pris tous ceux qui sont exposés au risque de chômage. A commencer par celles et ceux qui sont les plus démunis en ressources sociales alternatives. La précarité de l’emploi n’est-ce pas d’abord l’expérience familière de la privation d’emploi et de la recherche de revenus non salariaux ? On sait combien les chômeurs sont fragilisés socialement et subjectivement, et combien la relation aux organismes de gestion du chômage est porteuse d’individualisation et de culpabilisation.

Toutefois entre deux séquences d’emploi en CDD, ces précaires ne sont pas des chômeurs ordinaires. Ils demeurent des postiers, mais deviennent des postiers virtuels, et difficilement reconnus comme tels par leur employeur, passé et, espèrent-ils, futur. « Ça paraît quand même ahurissant de laisser son employé pendant des mois sans salaire ». En effet, ils font état de la difficulté de faire valoir auprès de la Poste – qui est son propre assureur chômage – leurs droits au chômage Ces personnes se retrouvent dans une situation très paradoxale. Elles peuvent se vivre comme étant dans l’impossibilité de prendre un autre emploi, sous peine de perdre leurs droits au chômage et de ne plus être disponibles pour la Poste. Elles sont à la fois captives d’un employeur et soumises à des délais plus longs de versement des indemnités.59 Si le chômage peut parfois – sans doute exceptionnellement et provisoirement – prendre le sens d’une libération de la subordination salariale, nous sommes ici aux antipodes, puisque ces moments sont vécus entièrement sous l’emprise tutélaire de l’employeur.

Règles opaques, arbitraire et individualisation

Ce rapport de dépendance aux institutions de gestion de leur salaire –direct ou différé – est d’autant plus prégnant que les règles apparaissent complexes, opaques, évolutives, sujettes à de multiples interprétations selon les interlocuteurs. Ainsi la gestion du « tiers

59 A la fin de son CDD le chômeur doit d’abord obtenir une attestation de non paiement

temps » par les directions des établissements fait l’objet d’interrogations et d’incompréhensions parce que les règles varient localement. Autre exemple, certaines directions poussent des CDD à passer en intérim, d’autres non. Ce n’est donc pas un hasard si une bonne partie des échanges au sein du groupe de paroles a pour objet de mieux comprendre, par la mise en commun des expériences et des informations, ces règles desquelles leur vie est très dépendante. Et ces expériences sont chargées en sentiment d’abandon, d’indifférence ou de mépris, bref de toutes les modalités de la non reconnaissance, ou de « reconnaissance dépréciative ». 60 Les récits sont chargés de dénonciation et de protestation, avec ce « sentiment d’injustice sociale où les institutions ne tiennent pas leurs engagements » (Emme, 2005).

Katy : moi je sais que quand j’ai été en accident de travail, ils ont mis 4 mois pour faire mes papiers correctement.

Régine : ah, oui, ça c’est la sécu…

Katy : non, c’est LP (…) alors, je reçois mon premier bulletin d’indemnités de la sécurité sociale, et ils devaient me payer, je crois, 4 euros de la journée. J’ai appelé la sécu, comment ça se fait ? alors elle m’a expliqué, d’après le papier qu’ils avaient eu de LP, de la déclaration des salaires que j’avais perçus, ça correspondait à ça. Mais c’est impossible…donc, je me suis pas laissé abattre, tous les jours j’ai rappelé. Chaque fois, je tombais sur une personne différente. Et chaque personne différente me disait quelque chose de différent. Jusqu’au jour où je suis tombé sur une personne, mais madame vous avez tout à fait raison, c’est pas du tout ça (… ) Sous mes yeux, elle a fait le papier, 3 fois !, parce que sous mes yeux, elle arrivait toujours pas à faire le papier correctement. Et au bout de la 3ème fois, avec mon déplacement, elle a réussi à faire le papier correctement, et enfin, j’ai touché, au lieu de 4 euros par jour, je crois que c’était, je vais dire des bêtises, mais 30 euros par jour. Donc, après, j’ai eu mon rappel, mais entre temps, pendant 4 mois, j’avais pas de revenus, pareil. Et là, chaque fois qu’il y a un problème, je téléphone au CIGAP*. Finalement, j’ai un copain de mon mari qui y travaille, donc lui, il se débrouille de me faire les papiers correctement.

*Centre Interdépartemental de Gestion Administrative et de la Paye

Face à ce maquis de règles opaques, chacun est renvoyé à son cas particulier, à sa débrouillardise et à ses ressources personnelles mobilisables, face à une diversité d’interlocuteurs, mis dans l’impossibilité d’imputer une responsabilité claire au sort qui lui est fait. C’est dire que si chacun est appelé à résister et à se mobiliser pour se ré- approprier peu ou prou son destin, cette mobilisation s’exprime avant tout sur le mode personnel et individuel : « il faut tout découvrir soi-même ». En témoigne le non usage d’un « nous » qui serait un sujet collectif, tel que « nous les précaires de la Poste ».61

Despostisme du marché et sur-mobilisation productive non reconnue

La pression concurrentielle des autres précaires, la peur du chômage et l’espoir d’un CDI sont au principe de la soumission à des conditions de travail plus difficiles que celles des salariés stables. « Un CDD, sûr qu’il va se donner plus de mal » (Valérie). La notion

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Le déménagement vers une autre région de l’organisme de gestion de l’indemnisation du chômage est vécu comme une grande violence symbolique, en exacerbant leur sentiment d’abandon.

d’ « esclavage » est même utilisée « En exagérant, c’est de l’esclavage moderne (…) dans le sens où on ne peut rien dire, on doit accepter tout, on n’a pas de mots à dire. On doit être à la botte du moindre chef qui demande de faire quoique ce soit. Et on perd quelque part son âme pendant le travail. on n’est plus soi-même, on a…on est un numéro. Si tu veux continuer à travailler le mois prochain, lève-toi régulièrement le cul, plus que les autres, ferme-la plus que les autres, sois gentil plus que les autres (Pierre, approuvé par deux autres participants )».

Mais cette soumission est en même temps dénoncée au nom des compétences mobilisées ou des responsabilités confiées : « on vous donne des responsabilités, puis on vous jette comme rien ». Telle semble être la tension majeure qui structure l’expérience au travail : la nécessité de mobiliser et de faire preuve de compétences et de souci de la qualité du travail, autant sinon plus que les autres postiers, mais ce, dans des conditions plus difficiles : manque d’accueil, d’aide et de formation, renouvellement des tournées, crainte de la sanction suprême : le non renouvellement du CDD, la non Cdisation. «On nous demande souvent d’être quasiment aussi performant qu’un CDI, mais si on n’a pas toutes les ficelles de la tournée on peut pas, moi dans mon agence par exemple les cahiers sont la plus part mal tenus parce que le chef les demande pas ». (Katy) Fragilisés sur le marché du travail, ces précaires sont soumis à des exigences professionnelles à la fois démesurées et déniées, puisqu’ils peuvent être « jetés » alors même qu’ils ont fait preuve d’au moins autant de compétences que leurs collègues bénéficiant de la protection d’un poste stable.

Non accueil , abandon et isolement

Voyant leur contexte de travail souvent renouvelé, on comprend que les précaires soient particulièrement sensibles à la qualité de leur accueil dans le bureau et au soin apporté à leur formation sur chacune des nouvelles tournées qui leur est confiée. De ce point de vue les témoignages sont éloquents.

« Le premier jour personne ne savait qui j’étais. Je connaissais le nom de la personne qui m’avait appelé la veille, et il arrivait plus tard. Ils étaient pas au courant ». (Régine) « L’accueil, ça dépend des bureaux. (…) ça s’est bien passé, mais en même temps on a des rapports très légers, on se voit 5 minutes le matin, après on va prendre le café à 2 ou à 3, fumer la cigarette avec 3 autres, après on va changer tous les jours, il y a les repos de cycle de chacun, cela fait qu’on ne voit pratiquement jamais les mêmes personnes. Moi personnellement j’arrive assez vite à ouvrir la conversation avec quelqu’un mais après ça va, il faut pas s’attendre à une réelle solidarité ». (Katy)

« Je dirais qu’il y a 20 % des bureaux où on est bien accueilli, le reste il faut rester dans l’ombre pour que ce soit eux qui viennent te chercher ». (Pierre).

« Les centres de tri, c’est chacun pour soi. Tu dois te débrouiller, personne ne t’accueille, surtout les intérimaires » (Régine)

« Il y a un tas de facteurs qui font qu’on n’a pas de temps à perdre, c’est vrai que ça empêche un peu de nouer des liens, on est chacun de notre côté (…) Il n’y a que pendant les grèves quand tout le monde dit « j’ai ce souci », l’autre « moi aussi », « moi aussi », et que ce n’est pas normal… » (Axel)

Dynamiques capacitaires, formes de reconnaissance et de solidarité

Mais l’expérience de la précarité n’est pas unilatéralement disqualifiante. C’est aussi une expérience laborieuse, dans laquelle s’éprouvent et se développent des capacités, et cette dynamique est associée à des formes de reconnaissance – par les collègues, les chefs et, peut-être davantage, par le public – et d’aide, au travers desquelles les personnes trouvent des ressources pour revendiquer la stabilisation de leur emploi.

Au terme de quelques semaines d’expérience, on apprend à mesurer son engagement dans le travail et à mettre à distance la pression représentée par la « carotte » du CDI. Pierre va jusqu’à expliquer qu’il faut s’efforcer de ne pas être obsédé par cet espoir si l’on veut s’économiser. Katy lui donne raison en expliquant combien elle se sentait « terrorisée », en tant que seule CDD de son équipe, à l’idée qu’on imputerait nécessairement d’abord à tout dysfonctionnement dans le travail. Parfois le freinage s’opère avec les encouragements et la protection des collègues sur CDI. Ces pratiques de freinage n’ont pas pour seul but de s’économiser soi-même, mais aussi de prévenir une intensification du travail dont pâtiraient les collègues.

« Il vaut mieux être un peu en dessous que toujours à fond (…) à un moment donné le corps ne suivra pas (…) à un moment donné on disjonctera, il y aura des dépressions (…) c’est pour cela qu’il faut travailler un ton en dessous, moi le travail je l’ai toujours bien fait » (Pierre).

« Malheureusement on est dans un climat où on veut qu’on soit productif assez vite, je crois qu’on peut empêcher que ce climat se développe en montrant une attitude où je reste à ma place, je suis ce que je suis, quelqu’un qui est là pour apprendre, je peux pas tout connaître de La Poste ». (Romuald).

« On nous demande souvent d’être quasiment aussi performant qu’un CDI mais si on n’a pas toutes les ficelles de la tournée on peut pas (…) moi au début je fonctionnais comme ça, « j’ai mes colis, tant que je n’ai pas rentré tous mes colis je ne rentre pas », et pareil, les CDI m’ont dit « il n’est pas question de ça, déjà que les heures après sont pas payées : tu rentres à l’agence, tu rends tes comptes et tu rentres chez toi », un gars syndiqué qui travaille là-bas m’as dit écoute, si tu as des problèmes par rapport à ça, on te défendra » (Katy)

« Je fais mon travail, j’ai ma conscience pour moi, je vais pas dépasser, je vais pas être un larbin, ce n’est pas rendre service à celui qui vient après parce qu’on va leur en demander encore plus et plus » (Axel).

On peut prendre appui sur l’intérêt du travail et sur la satisfaction qu’il procure, sur des expériences positives au plan de l’accueil et de l’aide reçue de la part des collègues, pour s’accrocher et s’efforcer d’obtenir le CDI espéré. Comme dans le cas de Katy, dont les « clients » réclament la stabilisation sur sa tournée ; ou d’Axel, qui résiste, avec un collègue, à la volonté de la direction de l’agence ColiPoste de le faire rester en intérim au-delà de son « tiers temps » entre deux CDD.

« J’aime le contact avec les gens, surtout les personnes âgées aussi » (Pierre).

« Quand je travaillais sur L., j’y ai travaillé presque trois mois, les clients me disaient « on va signer une pétition pour que vous restiez, on est content de vous » (…) Ma satisfaction c’est sur une tournée les 80% de clients qui sont contents, et quand je rentre au bureau et que j’ai fini ma tournée à 9 h. 30 ou 10 h. du matin parce que c’est une tournée que je connais, ma satisfaction c’est de pas avoir dépassé mon temps ». (Katy) « Le collègue qui travaillait à côté m’a aidé toute la semaine, quand il avait fini de trier il venait m’aider à trier, quand il avait fini de couper il venait m’aider à couper, il me faisait le changement d’adresse…et quand j’arrivais que j’avais passé mon heure et qu’il fallait que je rentre absolument à la maison, le lendemain quand je revenais il avait tout fait. Et quand j’étais à L., que j’ai arrêté deux semaines, quand je suis revenue tout le monde m’a accueilli comme si j’étais une princesse » (Katy)

«On a été deux à faire pression : l’intérim ça nous intéresse pas, on est des colipostiers qui avons bien travaillé, l’intérim cela ne permet pas de travailler, donc on veut un CDD » (Axel)

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