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2-2 Incertitudes des modèles de sécurisation des parcours

A la Poste, si les précaires, nonobstant l’absence de mobilisation collective propre et une distance à l’action collective conduite par les postiers à statut, continuent de faire confiance aux syndicats, c’est d’abord parce que la stabilisation au sein de l’Entreprise, ou du moins d’un de ses quatre pôles d’activité 140

– principalement via le passage de CDD à CDI – leur apparaît encore comme une perspective positive et crédible. Perspective dont les contre-parties en termes d’éventuelle dégradation du travail – polyvalence multi-sites, régimes horaires moins favorables que la norme - sont encore contenues. On le voit lorsque des CDD « cdisables » peuvent ne pas accepter n’importe quel poste de travail pour leur accès au CDI. Les syndicats jouent un rôle important aux yeux des salariés précaires, attesté le plus nettement par un réel mouvement de syndicalisation une fois la stabilisation professionnelle acquise. Les précaires apparaissent d’ailleurs de profil social proche du milieu professionnel des postiers. Ici « le groupe périphérique continue de bénéficier de la dynamique du groupe central »141. C’est sans doute aussi parce qu’il est clairement périphérique : même quand ils sont nombreux sur un lieu de travail ils sont toujours minoritaires. Le statut d’emploi et le

140 La séparation du Groupe La Poste en quatre « métiers » tend à segmenter en même temps en

autant d’entités les horizons professionnels des précaires que nous avons rencontrés.

141 Christian Dufour, Adeleheid Hege, « Emplois précaires, emploi normal et syndicalisme »,

rapport au travail qui font référence sont ceux des postiers à statut - fonctionnaires et CDI n’étant guère différenciés aux yeux des CDD - et la transformation de leur CDD en CDI - vécue comme « au cas par cas » même si elle peut être encadrée par un accord collectif, comme c’est le cas en 2005 et 2006 - reste crédible et réaliste. Dans cette perspective l’acteur syndical peut reproduire une démarche éprouvée de longue date, sur le double modèle de la revendication de la « titularisation des non titulaires » - avec des succès récurrents sur ce plan - et de l’extinction du recours à l’emploi de « non titulaire » - mais avec des résultats ici plus mitigés. A La Poste, la segmentation des statuts d’emploi ne signifie pas ipso facto une segmentation des trajectoires des salariés, une segmentation plus profonde du salariat.

A l’inverse, dans la sous-traitance pétrochimique, segmentations des statuts et segmentations des parcours se superposent. La perspective d’une embauche par les firmes donneuses d’ordre est de longue date exclue pour la masse des salariés de la sous- traitance.142 Accéder à un employeur de plus grande taille ou à un sous-traitant de premier rang « fidélisé » par la firme Donneuse d’Ordre, pourrait s’y substituer. Mais l’instabilité des employeurs, avec l’accélération des restructurations financières dont il sont l’objet, est devenue générale. Ne resterait plus comme perspective positive offerte aux plus qualifiés des ouvriers que celle de se stabiliser dans l’intérim professionnel, du moins jusqu’à un âge – la quarantaine – au-delà duquel l’usure professionnelle commence à interdire un tel mode d’emploi.

Dans la restauration rapide, la perspective d’une stabilisation au sein du restaurant, ou même de l’enseigne, n’est souhaitée que par une toute petite minorité du personnel qui y transite. Et cet avenir n’est attractif que sous condition d’une promotion dans l’encadrement. Ce n’est pas un hasard si une partie des jeunes grévistes ne s’engage dans l’action collective, voire se syndiquent, qu’à partir du moment où, au terme d’une expérience professionnelle plus ancienne que la masse des « équipiers », ce type d’espérances semble avoir été trahie par le management.

2-3 Des modalités distinctes d’affaiblissement

La Poste est une entreprise où le syndicalisme paraît aujourd’hui conserver l’essentiel de ses forces, reste un acteur légitime – à la limite qui « fait partie de l’institution »143 - voire constitue l’un des secteurs d’une timide « re-syndicalisation » récente. Mais le taux et l’effectif importants des syndiqués ne doit pas masquer la faiblesse relative du tissu militant dont font volontiers état nos interlocuteurs. Ils sont même peut-être dans une certaine mesure l’expression de l’héritage d’un syndicalisme de fonctionnaires, peu militant, relativement intégré institutionnellement, via le paritarisme, en particulier via les rouages de la gestion paritaire du personnel. Ce syndicalisme n’échappe pas à sa crise, dans ses différentes dimensions : d’efficacité, de légitimité, et de sens. Initialement pris de court par le développement d’un salariat de droit privé, il n’est pas sûr qu’il ait surmonté les contradictions liées à la cohabitation au sein du personnel de deux régimes juridiques et aux ambiguïtés qui en découlent en matière de droit du travail. En posture fondamentalement défensive il ne parvient qu’à freiner des évolutions régressives. Jugé par les précaires comme insuffisamment présent dans leur défense individuelle, tout particulièrement dans les moments où La Poste ne les emploie plus, il ne les organise

142 Ce que montraient déjà Danielle Bleitrach et Alain Chenu dans L’Usine et la Vie (La

Découverte, 1979) c’est que le type d’ouvrier, « fordien », central dans le personnel propre de la grande firme industrielle automatisée, était bien distinct des deux autres – ouvrier de « métier », ouvrier « marginalisé » - qui prédominent ici dans le monde de la sous-traitance.

quasiment pas – et, sauf exception, ne les mobilise pas plus collectivement -, du moins jusqu’à leur stabilisation professionnelle.

Dans la sous-traitance pétrochimique, la forme syndicale fondée sur la section syndicale d’entreprise et la branche professionnelle est frappée de plein fouet. Alors que le processus d’externalisation et de sous-traitance en cascade débute dans les années 1970, il faut attendre les années 1990 pour que des initiatives significatives soient prises pour tenter de défendre et organiser le salariat précaire selon des modalités innovantes par rapport à la forme syndicale traditionnelle. L’affaiblissement syndical affecte également les salariés des donneurs d’ordre, moins nombreux, plus qualifiés, plus éloignés qu’auparavant de la culture syndicale ouvrière, souvent intégrés au politiques patronales via l’actionnariat salarié et désarmés face aux réductions d’effectifs par des « plans sociaux » particulièrement avantageux. Dans le monde de la sous-traitance, les difficultés du syndicalisme sont d’abord celles que l’on rencontre dans les PME, accentuées ici par les rapports de fragilisation et de domination propres à la sous-traitance. La répression anti-syndicale en fait partie, mais elle nous est apparue particulièrement généralisée. Il s’agit ensuite des rapports des précaires au syndicalisme et des syndicalistes aux précaires : les premiers sont très distants de l’action collective ; pour les seconds, les précaires sont souvent particulièrement invisibles. Ce n’est pas un hasard si les militants les plus engagés dans l’action en faveur des précaires ont acquis une sensibilité spécifique à ces questions au travers de leur parcours biographique et/ou militant. C’est également l’écho des concurrences, segmentations et hiérarchies dans le syndicalisme : les rapports entretenus entre syndicalistes CGT des « organiques » et des sous-traitants ne sont pas exempts de conflits. On a également pris la mesure de l’incertitudes des modèles de sécurisation professionnelles pertinents à opposer aux formes de précarité professionnelle.

La restauration rapide offre une troisième configuration des difficultés du syndicalisme. Il s’agit ici d’un secteur d’activité nouveau sans aucune tradition syndicale, dans laquelle le type même de salariat dominant – jeunes de passage, notamment étudiants, éclaté dans de petites structures – donne a priori fort peu de prise à l’implantation syndicale d’entreprise. Comme nous l’avons écrit plus haut, « L’organisation économique de la restauration rapide est (…) pratiquement antinomique avec l’action collective ». S’y ajoute, comme dans le cas précédent, le caractère systématique de la répression anti- syndicale, qui décourage les velléités d’action et de syndicalisation, et un fort « turn-over syndical », lié à la manière dont les rares syndicalistes parviennent à « négocier » leur départ, ou même à la manière dont les directions prennent l’initiative de monnayer leur départ ou leur neutralisation. Comme le seul avenir professionnel positif dans ce secteur, l’intégration à la hiérarchie, leur est clairement fermé dès lors qu’ils se sont engagés syndicalement, ces jeunes n’ont guère de remords à quitter la restauration rapide, même si leur engagement les a aidés à tenir un peu plus longtemps que d’autres dans ce type d’emploi.

Aucun des trois terrains enquêtés, pas même celui de La Poste, n’échappe au cumul des difficultés actuelles de l’action syndicale qui permettent de continuer de parler de crise profonde du syndicalisme. Confronté aux enjeux de la précarisation professionnelle et de la prise en charge des salariés précaire, sa crise apparaît dans toute sa nudité. Crise dans son efficacité à contenir la précarité et à défendre les précaires, que l’activité syndicale s’appuie sur une orientation de type « service » ou « mobilisation » collective. Dialectique bien connue dans laquelle l’affaiblissement des forces militantes s’accompagne de l’absorption des militants les plus engagés dans les instances institutionnelles et leur coupure tendancielle d’avec la masse des salariés, notamment des plus précaires d’entre eux.

A ces sources, plutôt « externes », des difficultés du syndicalisme, il faudrait combiner des sources plutôt « internes », sur lesquelles nous avons moins d’éléments. Nous en avons cependant perçu quelques aspects. Notamment la reproduction au sein du syndicalisme des divisions et des rapports de domination au sein du salariat : rapports de pouvoirs mal vécus entre syndicalistes permanents et syndiqués de base, surtout observés dans la Restauration rapide ; rapports de domination entre syndicalistes du salariat organique et du salariat de la sous-traitance dans la pétrochimie ; retards dans la promotion des « Acos » aux positions de responsabilité dans les syndicats de postiers. Plus largement, il est clair que des traits généraux qui caractérisent les rapports entre la « base » et le « sommet » dans les organisations syndicales, ou les relations entre les salariés et les militants syndicalistes - marquées par le processus de délégation – se trouvent accentués s’agissant des relations entre syndicats et salariat précaire. On trouve dans nos matériaux de nombreux indices de leur tonalité souvent paternaliste et/ou misérabiliste. Elles sont souvent décrites par les uns et les autres comme instrumentales, tout en étant souvent du même pas critiquées comme telles. On ne s’étendra pas ici sur la manière dont ces ressorts « internes » de la crise du syndicalisme» sont alimentés par toutes les transformations du travail et par toutes les évolutions culturelles qui affectent les formes de l’engagement, et que les syndicalistes anciens stigmatisent en parlant de l’ « individualisme » des nouvelles générations. On insistera par contre sur la manière dont notre enquête confirme, après bien d’autres, combien la précarisation professionnelle participe du décrochage de larges fractions des classes populaires par rapport aux formes de participation et d’intégration politique et syndicale.

Dans ces deux derniers cas, un syndicalisme centré sur l’entreprise, l’établissement ou même la branche professionnelle, semble voué à une certaine impuissance. C’est sans doute en se redéployant vers d’autres espaces – le territoire, le bassin d’emploi – et en coopérant avec d’autres mouvements sociaux qu’il pourrait faire face aux défis des précarisations.

3-

Résistances,

mobilisations

collectives,

réponses

syndicales

Malgré la liste impressionnante des obstacles et des difficultés à l’action syndicale que nous venons de dresser sur nos trois terrains d’enquête, les syndicats ne sont pas absents et les salariés précaires participent parfois à des mobilisations collectives, comme on a pu l’étudier en tous cas dans la restauration rapide. La grève des jeunes colipostiers que nous avons étudiée, même si ces derniers ne sont pas sur un statut d’emploi précaire, est également riche d’enseignements : certains n’hésitent pas à se définir comme « précaires » ; et, surtout, presque tous ont connu une précarité d’emploi qu’ils ont quittée depuis peu.

En ayant à l’esprit que l’action syndicale peut se décliner sur des registres à la fois très distincts et pouvant entrer en tension – action contre la précarité, action en faveur des précaires, action avec les précaires : sur quels substrats objectifs et subjectifs reposent ces actions ? (3-1) Quelles sont leurs modalités et leurs résultats ? (3-2). Quels sont les principaux défis qu’elles doivent relever ? (3-3).

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