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3-1 Des ressources pour l’action

La première des ressources pour l’action collective aux prises avec la précarité professionnelle réside dans des limites de cette dernière. Toute activité productive suppose un minimum de stabilité des collectifs, au risque de mettre en question certaines

les directions peuvent prendre l’initiative - ou reconnaître l’intérêt, ou accepter de concéder - de mesures de stabilisation des salariés précaires. On l’a vu à La Poste, où le management trouve des vertus à la régulation de l’utilisation des CDD et du processus de cdisation en lien avec ses préoccupations de qualité de service. Il se peut même qu’une meilleure réglementation du recrutement et de la stabilisation des CDD aboutisse à institutionnaliser cette filière comme principal mode de recrutement des « Acos ». On l’a vu aussi dans la sous-traitance, avec le processus de fidélisation d’un premier cercle d’entreprises autour de la firme Donneuse d’Ordre, ou la mise en place de « chartes » associées à la prise en compte des enjeux de sécurité industrielle et de risques professionnels. L’éclatement juridique du collectif de travail sur le site n’y empêche pas toujours la stabilité de fait des salariés. C’est enfin le cas dans la restauration rapide, puisque une fraction des « équipiers » - faisant donc, si les mots ont un sens autre que purement manipulatoire, peu ou prou et pour un temps « équipe » -, et une bonne partie de l’encadrement se stabilisent quelque peu, de fait, dans certains des restaurants. On l’a vu, la stabilité d’une minorité est d’ailleurs la condition de la mobilité d’une majorité de salariés, et c’est du sein de cette minorité stabilisée que sortiront les jeunes leaders des grèves. Plus largement, partout ce sont les moins précaires parmi les précaires qui apparaissent les plus enclins à la mobilisation collective, et les plus capables de faire le lien entre les précaires et les stables.

Au-delà des limites empiriques à l’instabilité professionnelle, le principe théorique mobilisable ici est le suivant : « si le statut d’emploi divise, le travail rassemble »144 ; du moins, précisera-t-on, il divise moins, ou ne fait pas que diviser. C’est donc dans l’activité de travail et les coopérations productives dont il est le lieu que continuent de se construire les solidarités élémentaires, unissant y compris des salariés présents de manière très éphémère dans l’établissement, comme cela a été montré dans la Restauration rapide. Cela n’annule pas tout ce qui a été dit plus haut sur les facteurs de segmentation et de division dans les rapports de travail, mais cela indique que des facteurs contraires, de solidarisation et d’unification, sont présents dans toute activité de travail. Ces facteurs sont, on le sait, mobilisés aussi par l’acteur patronal dans une perspective d’intégration. C’est d’ailleurs là où le turn-over est le plus fort – dans la restauration rapide - qu’on le voit le mieux. A la Poste, les rares fois où les précaires de notre « groupe de paroles » s’énoncent comme sujet collectif, ils le font en référence à une activité commune : « nous les catalogues » ; « nous les colis ». La séparation en quatre des activités du groupe La Poste a certes des effets de division. Mais le développement de la conflictualité chez ColiPoste, dont nous avons pu étudier de prés un exemple, montre qu’elle peut aussi contribuer à générer la formation d’une identité professionnelle centrée sur l’activité commune. Dans la sous-traitance pétrochimique, ce sont les enjeux de sécurité des installations et des personnels qui semblent cristalliser le mieux la communauté professionnelle de fait constituée sur un site.

Une troisième logique fondamentale, contredisant l’atomisation et la fluidification des collectivités concrètes de travail à laquelle pousse la précarité professionnelle, repose sur la dynamique d’exigence de reconnaissance des compétences professionnelles associée à toute expérience professionnelle. Nous avons détaillé sur le cas de la Poste comment l’expérience de la précarité d’emploi ne se limitait pas à une expérience disqualifiante. Dans la sous-traitance professionnelle les revendications de re-classement à même qualification et ancienneté en cas de changement de l’employeur bénéficiaire du contrat de sous-traitance signalent cette logique. Il en est de même quand les jeunes salariés de Mc Donald’s demandent une prime de 13ème mois, qui est une demande de

144 Louis-Marie Barnier, « Du travail collectif au statut collectif », in Critique du travail et

émancipation, Syllepse, 2006. L’auteur montre comment, sur les pistes d’aéroport, les salariés sont à la fois émiettés entre de multiples intervenants, et coordonnés par l’objet commun de leur activité : le départ à l’heure et en toute sécurité de l’avion.

reconnaissance d’une ancienneté. Même si cette ancienneté est pour nombre d’entre eux, dans cet exemple, limitée, de fait et de droit, à l’année.

La quatrième ressource repose sur les limites et les contre-tendances au consentement ou à la soumission aux situations de précarité professionnelle. Subir n’est pas nécessairement accepter . Ce qui singularise les formes contemporaines et ordinaires de la domination c’est plutôt un consentement pratique, voire critique, que l’adhésion positive à l’ordre social, associé à diverses formes de responsabilisation- culpabilisation.145 On trouvera évidemment a priori chez les sujets disposant de ressources sociales et culturelles, voire militantes, plus importantes que d’autres – en particulier dans les nouvelles générations longuement scolarisées – plus de potentialités de résistances actives ou ouvertes à la précarité professionnelle, que les formes en soit plus individuelles ou plus collectives. On en a vu plusieurs exemples dans la restauration rapide : ce sont souvent des individus déclassés, socialement et/ou scolairement, qui s’engagent dans l’action collective dès lors que les espérances subjectives de re- classement par la promotion au sein du management des établissements paraissent déçues ou trahies. D’autres ont hérité d’un « capital militant ». Mais des individus ayant d’autres trajectoires sociales intergénérationnelles, plus horizontales, au sein du monde ouvrier, et ne disposant d’aucun «capital militant », s’engagent également dans des grèves et dans le syndicalisme. Cela est vrai de la restauration rapide, mais aussi des jeunes grévistes et nouveaux syndiqués de ColiPoste qui sont tous des « novices » de l’action collective.146 Ces parcours sont au moins aussi encourageants pour le syndicalisme que les premiers. Ils montrent combien la référence à la normalité de la stabilité professionnelle demeure puissante, héritage d’une période de progrès sur ce plan qui n’a pas été éradiqué des consciences par un quart de siècle de précarisation professionnelle.

La précarité professionnelle, en se diffusant et en se banalisant, est-elle susceptible de faire lien, de solidariser les salariés ? Sur ce point notre réponse sera prudente. On a souligné que les syndicalistes qui s’engageaient le plus volontiers aux côtés des précaires avaient eux-même souvent une expérience de la précarité. On a noté également combien la notion de précarité tendait, par sa polysémie, à être mobilisée toujours plus largement dans une perspective normative et polémique. C’est le cas chez les jeunes colipostiers en grève : bien qu’en CDI, ils dénoncent un « management par le stress » anxiogène, les exposant à l’arbitraire des accusations de vols. C’est le cas également chez les jeunes grévistes de Mc Donald’s. La combinaison dans de larges fractions du salariat pourtant « stabilisé » (dans le statut d’emploi) des incertitudes sur l’emploi, des nouvelles formes d’intensification du travail, de pénibilités professionnelles et des bas salaires peut éclairer l’écho très large de cette catégorie. La situation des plus fragiles peut donc parfois bien symboliser une condition salariale moderne bien plus large. Reste que l’identité de précaire est une identité négative. On imagine mal qu’elle puisse venir au cœur des mobilisations sociales sans s’articuler à des revendications et perspectives plus positives de sécurisation professionnelle. Les conflits observés aussi bien chez ColiPoste que dans la restauration rapide semblent bien renvoyer davantage à ce que Denis Segrestin appelle la « communauté groupe », où l’expérience collective prend sa source dans la conduite même de la grève – à partir d’une proximité sociale forte, ici d’âge, de génération et d’expérience sociale – plus que dans une communauté professionnelle pré-constituée autour d’une identité positive. 147

145 Danilo Martucelli, « Figures de la domination », Revue française de sociologie, 45-3, 2004. 146

Annie Collovald et Lilian Mathieu observent également la fréquence des trajectoires de « novices » sur leurs terrains d’enquête : « Mobilisations de salariés précaires et apprentissage d’un répertoire syndical », communication au colloque Comment penser les continuités et les discontinuités du militantisme ? , Lille, 8-10 juin 2006.

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