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4-1 La formation d’une « culture de militant »

Au-delà de la rupture entre l’employeur et l’employé qui rejette la culture d’entreprise (que les salariés les plus investis avant de devenir militants avaient pourtant intériorisée), l’engagement syndical permet aux militants syndicaux de consolider des savoir-faire spécifiques : instruction des dossiers à défendre, consultations régulières du code du travail, apprentissage du fonctionnement des instances syndicales, rédaction des tracts, prise de parole en public. De plus, les humiliations quotidiennes sur le lieu de travail ainsi que les sacrifices liés à l’investissement syndical (temps passé, promotions retardées ou annulées, etc.), façonnent chez ces militants une représentation de soi restaurée, en modifiant la perception que les collègues et les employeurs ont d’eux.

« Quand je suis rentré dans ce syndicat-là en 94, j’avais vu qu’il y avait autre chose que le travail, je me disais, j’ai tout appris, qu’est ce qu’il faut apprendre encore chez Mac Do … donc je me suis beaucoup investi dans ce domaine- là… ça a été une autre manière de faire autre chose, faire des hamburgers…si bien que j’étais très…très valorisé…quand quelqu’un vient me voir, je lui donne des conseils, je me dis :’’ je suis utile à quelque chose » […] Donc je faisais mon travail normalement et à côté de ça, je me documentais, je me formais moi-même et par ma formation j’aidais aussi des collègues qui n’avaient pas ce temps là pour se consacrer au livre du droit salarial…et je me sentais très important dans ma tête ». (Patrice,Manager chez Mac Donald, syndicaliste)

Lorsque ces militants interviewés évoquent leurs luttes sociales, ils se réapproprient les discours de dénonciation de la condition faite aux travailleurs, alors que leurs parents étaient souvent exclus de la vie syndicale par des syndicats pour lesquels la main- d’œuvre ouvrière étrangère et sans qualification n’était pas une priorité. L’identification à la condition ouvrière de ces nouveaux militants renvoie donc moins à un héritage ou une mémoire collective des luttes sociales transmise de génération à génération qu’à une vision idéale, une sorte d’«âge d’or » du syndicalisme vecteur de progrès social. Pour la plupart de ces jeunes militants qui ont baigné dans une forme de dépolitisation, le fait de se rattacher à une certaine idée de l’histoire ouvrière leur donne les moyens de s’identifier à un groupe social : ce n’est pas qu’ils se sentent «ouvriers dans l’âme », mais la position professionnelle à laquelle les mène leur trajectoire les confirme dans le fait d’appartenir à une forme actualisée du prolétariat.

Au fur et à mesure de leur trajectoire syndicale, les militants parviennent également à mesurer la complexité de l’organisation économique. Dans la restauration rapide, les recrutements s’opèrent, la plupart du temps, directement dans les unités à l’intérieur desquelles les employés sont affectés. Les responsables de ces unités sont donc les seuls représentants légitimes d’une hiérarchie qui se caractérise, comme l’illustrent les propos de ce syndicaliste, par l’anonymat : « il y a quelque chose d’assez particulier au Quick…c’est une boîte où le patron n’existe pas, quand tu veux prendre des décisions sérieuses, on sait pas à qui s’adresser ». C’est à travers ces responsables que doivent se résoudre, au sein des restaurants, les micro-conflits, les problèmes liés à la gestion flexible de la main d’œuvre, et s’amortir les effets d’une contestation au niveau individuel pour qu’elle ne rejaillisse pas ensuite sur l’ensemble de l’équipe. En fait, l’autonomie relative de ces unités de production est suffisamment élevée pour que la société-mère s’implique a minima dans la gestion de la main d’œuvre. Tout repose donc

sur la hiérarchie des unités où la plupart des responsables ont été, à leur début, eux- mêmes de simples exécutants119.

L’expérience syndicale des enquêtés montre une rupture avec cet anonymat organisationnel. Leur mandat les rapproche du siège et des centres de décisions à l’occasion des négociations syndicales ou des séances au comité d’entreprise. Ainsi, ils objectivent à leur manière les différences entre le monde des «patrons », ceux «qui tirent les ficelles » et celui des employés. Ils entrent dans les coulisses souvent inaccessibles pour ceux qui sont démunis d’un mandat syndical, mettent des noms sur les visages, apprennent à connaître les positions hiérarchiques de chacun, à mieux décortiquer l’organigramme. C’est aussi une manière de s’introduire et de s’intéresser à la vie sociale des directions, de cerner «les petits manèges », les manigances d’un milieu où les dirigeants, d’une entreprise à l’autre, se ressemblent souvent. A l’occasion de rencontres avec d’autres militants, ils s’échangent les informations, obtiennent «des tuyaux ». Ils suivent les traces de tel responsable qui, aujourd’hui dans cette entreprise, se retrouvera demain dans une autre, lui donnant l’impression que les relations sont interdépendantes, que « tout le monde se connaît ». Il est fréquent d’apprendre par exemple que le responsable des ressources humaines qu’ils côtoient lors des séances CE se retrouve le mois suivant dans une autre entreprise du même secteur. Un peu comme des profanes, ils découvrent alors les règles d’un jeu toujours plus ou moins obscur pour ceux qui y sont extérieurs.

« Tu vois je voyais le comportement de mon patron, j’allais à la chambre patronale (lieu où se négocient les conventions collectives) , je voyais tous ces patrons, déjà ils se serrent tous la patte, ils parlent de leur week- end…en général ça se présente dans un appartement avec une grande pièce principale, une cuisine où ils mangent ensemble et après ils font semblant de se déchirer pendant la négo tu vois…ah ! je me suis dit, super on va à la chambre patronale, je vais négocier…11 jours de carence, c’est inadmissible, maladie et tout , j’avais déjà plein de petites idées, je vais changer les choses et tout, j’arrive alors à l’ordre du jour c’était ; déjà de fixer le prochain ordre paritaire…jusque là tout est normal et je vois qu’il fixe le mercredi, je lève la main et le mec de la fédération commerce (de la CGT) il me dit ’’ attends attends, je leur dis : je voudrais poser une question , ils m’ont dit : ça serait bien de se présenter… les syndicats comme les patrons, ils m’agressent, tu vois, ah ! je m’appelle L je travaille à M et je suis CGT, oui oui, on a reçu votre mandat et il me dit : oh c’est bien de voir des jeunes, je dis merci c’est gentil’’[…] En fait t’apprends par la suite…au début, t’y vas…t’es remonté…et puis en fait, faut suivre les protocoles tu vois…respecter les tours de paroles…pas couper, ça prend un certain temps et même maintenant, je m’y fais pas trop…ça m’énerve toutes ces paroles […] au début t’es regardée comme une extra terrestre ( rires )…surtout moi avec ma grande gueule…c’est vraiment des mondes différents…je m’attendais pas du tout à ça, non… ». (Souad, responsable dans une chaîne de librairie, syndicaliste )

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Ce type d’organisation à l’échelle des multinationales n’est pas isolé aux salariés de cette enquête ; il semble être en passe de devenir un modèle généralisé de gestion de la main d’œuvre ; Cette question est traitée par R. Pinard pour qui les multinationales scindent de plus en plus leurs activités économiques autour de deux pôles. D’un côté, les activités de haute valeur ajoutée exigeant des salariés aux capitaux scolaires élevés, de l’autre, les activités à faible valeur ajoutée situées à la périphérie de la maison-mère où l’on trouve les franges des travailleurs déqualifiés. Ce type d’organisation concoure à développer des « entreprises subordonnées qui ne produisent plus pour le marché mais pour les usagers : pour l’entreprise cliente, qui dicte les modalités de fabrication, ainsi que les qualités du produit ». Pinard, R., «Parachèvement et crise de la société organisée : où va le travail ?. La flexibilité de l’organisation : les origines de la crise du taylorisme du travail », in Pinard, R., La révolution du travail. De l’artisan au manager, Rennes, Les PUR, 2000.

Enfin certains syndicalistes, notamment dans le début des années 2000, ont prolongé leur expérience syndicale dans des espaces politiques où les salariés précaires, et de surcroît issus de l’immigration et des classes populaires, étaient quasiment absents. Par exemple en 2001, lors d’un congrès tenu par l’association ATTAC, des jeunes militants grévistes du Mac donald’s de Strasboug Saint Denis ont obtenu une tribune. Le fait qu’ils soient entrés en contact avec des étudiants de cette association leur a ainsi permis d’évoquer, devant un public nombreux, leur expérience syndicale et de témoigner de leurs conditions de travail dans la restauration rapide120. Quelques syndicalistes de la restauration rapide,

avec l’aide de militants associatifs, ont également réussi à s’imposer au forum social européen qui s’est déroulé en 2003121. A cette occasion, les militants ont organisé avec

d’autres associations, un vaste débat sur la précarité leur permettant d’affiner leur analyse sur cette question bien au-delà des limites de leur espace de production. A côté des témoignages d’autres salariés provenant des emplois de services, avec lesquels ils partageaient grosso modo la même condition, des militants (associations de chômeurs, de SDF, de féministes etc…) venus de plusieurs pays d’Europe ont évoqués leur expérience de la précarité, illustrant, d’une certaine manière, que la précarité était un « fait social total ». Il semble donc, qu’à côté de cette expérience syndicale, s’être développée, du moins à cette époque, pour certains militants une expérience du politique dans son acception la plus large (prise de position, prise de conscience, prise de la parole) mais dont il est ici bien difficile de rendre compte de ses évolutions, en raison de la complexité à suivre les trajectoires de ces militants, notamment lorsque ces derniers ont quitté leurs lieux de travail.

La trajectoire syndicale de Youssef montre comment s’articule les schèmes de la « culture militante » et comment ceux-ci peuvent être réactivés une fois que les salariés sont sortis des emplois à travers lesquels ils ont connu leur première expérience syndicale.

A travers l’exemple de Youssef, on observe donc que sur le long terme, « une culture militante » s’est enracinée. C’est à partir de celle-ci, qu’il se développe une réflexivité pour mieux affronter les rapports de domination qui sévissent depuis ces espaces professionnels anomiques. Les faibles chances de sortir des emplois précaires le laisse dans la quasi nécessité de se maintenir dans la voie du syndicalisme, qui devient alors comme une seconde profession .

120 C’était une époque, comme nous l’avons souligné déjà plus haut, où des groupes sociaux

socialement distants se croisaient.

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En cela ils faisaient figure d’exception si l’on en croit l’analyse de la sociologue Claude Poliak, rapportée et formulée par des journalistes du quotidien Le Monde : « Claude Poliak, a laissé les militants sans illusion, expliquant que les mouvements altermondialistes sont confrontés aux mêmes problèmes que les partis politiques : le désintérêt croissant des classes populaires. Comme eux, a t- elle détaillé, ils reproduisent la coupure entre « professionnels » de l’engagement et « profanes ». Dans Le Monde 17/11/03 « Malgré le succès du FSE, l’altermondialisme reste une cause pour initiés». Mais c’est peut être aussi un « effet de visibilité » qui fait que les journalistes étaient plus enclins à parler de ceux qui représentent ordinairement les mouvements altermondialistes que les mouvements provenant justement des classes populaires.

Youssef : l’enracinement biographique d’une culture militante

A l’exemple de ces salariés qui ont interrompu précocement leurs scolarité, Youssef (36 ans), bien qu’il ait obtenu son bac, enchaîne les petits boulots à temps partiel (équipier chez Mac Do, livreur de pizza, baby sitter, ouvrier intérimaire etc.…). En 1994, il est embauché à Eurodyney uniquement pendant les week-ends où il rentre assez vite en relation avec les syndicats (« il y avait une histoire syndicale pratiquement dès le début, il y avait des grèves »). Son adhésion au syndicat s’opère à peu près dans les mêmes circonstances que celles de Farid : sa position dans le salariat précaire l’incline à s’allier avec des travailleurs, qui par ailleurs sont souvent des étudiants, les plus contestataires vis-à-vis de la hiérarchie d’Eurodisney. Après une première grève, le syndicat lui propose de l’inscrire sur une liste en vue des élections professionnelles. Par la suite, il obtient un mandat au CHSCT qu’il va occupé jusqu'à son licenciement (celui-ci sera avalisé par l’inspection du travail). Cette première expérience syndicale forge, chez Youssef, ses premiers outils intellectuels et politiques : « Quand j’étais délégué, ceux qui travaillaient avec moi et qui ont été virés pour vol ou quoique ce soit , j’ai réussi à les réintégrer. Je leur faisais un courrier, et, à côté, je faisais un tract pour qu’on les réintègre, même s’il a volé, c’est pas grave alors j’étais à fond à fond, et le jour de l’entretien où le gars était assigné, on venait à plusieurs, à plusieurs délégués…on se mettait aussi à l’entrée des parc. J’appelais les journalistes aussi, l’Huma et le Parisien, ils étaient contents de m’avoir à chaque fois, j’étais leur interlocuteur privilégié, et ce qu’il y avait, c’est que là on bougeait tous par rapport au tract, par rapport au courrier, c’est pas moi qui écrivait les courriers, c’était un pote à moi qui état en AES et qui était super callé en littérature, c’est lui qui faisait les lettres, j’allais les taper à l’union locale, je les sortais en grand et on allait à plusieurs distribuer des tracts ». Entre temps, Youssef fait la rencontre d’autres jeunes délégués appartenant à la CGT et travaillant dans différents emplois de service. Il participe également au conflit de SSD qui, comme nous l’avons vu plus haut, devient l’épicentre autour duquel les « jeunes militants de terrain » se regroupent. Après son départ d’Eurodysney et les conflits qui ont marqué la restauration rapide, et dans une plus large mesure les emplois de service précaire, il connaît un « passage à vide » sur le plan syndical. Par ailleurs, les deux nouveaux emplois qu’il occupe ne lui laisse pas beaucoup de temps pour s’afférer à des fonctions syndicale –il travaille dans le nettoyage et dans la sécurité privée-, et le manque de soutien, au moment de son licenciement, de la part des instances hiérarchiques de son syndicat le laisse perplexe. De plus, la configuration organisationnelle des secteurs où il travaille est complètement différente de ce qu’il a connu à Eurodysney : face au travail isolé, à la faiblesse des collectifs l’émergence d’un syndicat revendicatif lui semble hypothétique. A ce moment, Youssef semble plus se recentrer sur sa vie personnelle (il se marie et envisage d’avoir des enfants) et à mettre de côté son engagement dans le syndicalisme, bien qu’il continue d’adhérer à la CGT. Toutefois, cette période ne dure pas. Face à la difficulté de concilier ses deux emplois, il décide de travailler uniquement dans la sécurité privée. Son installation dans ce secteur l’amène à nouveau à se confronter avec sa nouvelle hiérarchie. Face aux nombreux dysfonctionnements qu’il rencontre dans son entreprise, il noue des liens avec des syndicalistes. Dans la foulée, il obtient un mandat de délégué du personnel qui lui permet de se protéger mais également de reprendre pied dans un engagement syndical plus offensif. Enfin, à côté de ses activités syndicales, le travaille dans la sécurité lui laisse du temps (il occupe, pendant douze heure, un poste dans une résidence) pour instruire des dossiers (il est conseiller du salarié, ce qui l’amène à défendre des employés d’autres secteurs), ou encore pour approfondir ses connaissances sur des sujets sociopolitiques (au cours de l’entretien, il fait référence à des auteurs comme Steinbeck ou Howard Zin et à l’histoire du monde ouvrier).

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