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3-3 Des prédispositions à la contestation : L’héritage historico familial des militants d’origine africaine

Lorsque nous parlons des étrangers, issus par exemple de l’immigration récente, nous ne devons pas occulter l’histoire originelle du pays d’émigration et les modes d’interrelations humaines pouvant développer des prédispositions spécifiques à la contestation sociale. Il y a des différences entre les générations postcoloniales maghrébines des années 70-80 et celles d’Afrique, plus contemporaines. L’immigration africaine, du moins celle que nous trouvons chez les militants d’origine africaine, s’apparente à une immigration plus «aisée », une immigration ’’intellectuelle’’- qui va ensuite s’inscrire dans un processus d’appauvrissement-, mais pas uniquement aux seuls regards des critères économiques : il faut y ajouter également les variables scolaires et culturelles. Autrement dit, nous avançons que les conflits dans lesquels certains militants se sont engagés résultent à la fois d’un ensemble de capitaux personnels qu’ils ont accumulés dans des milieux sociaux différents de celui de la France. Dans ce cas, l’émergence d’une force syndicale dans la restauration rapide n’est plus strictement circonscrite à l’espace professionnel. L’accumulation d’un capital personnel va permettre à ceux qui en sont les détenteurs de devenir les acteurs d’une implantation syndicale. Cette différence apparaît plus particulièrement entre les militants d’origine africaine et ceux issus de l’immigration maghrébine. Pour ces derniers, qui sont les plus démunis en terme d’accumulation de capitaux acquis dans les familles, ils sont plus enclins à accéder au militantisme à travers une histoire collective (inscription dans un mouvement, implantation antérieure d’un noyau syndical etc.).

Les trajectoires familiales de deux militants africains, Patrice et Louis, montrent, à ce titre, le lien entre le développement de dispositions spécifiques et l’engagement dans le syndicalisme. Tous les deux sont en effet issus de familles relativement aisées, objectivant, par là, une théorisation de capitaux (scolaire, économique, culturel etc.). Leur migration en France correspond, en quelque sorte, à une dévaluation de leurs capitaux, mais sur le seul critère objectif de leur déclassement professionnel (celui-ci impliquant davantage une annulation de leur aspiration qu’une annulation des capitaux personnels-

titres scolaires, biens économiques, relations sociales etc.). Pour certains, on peut d’ailleurs parler d’un déclassement social sur plusieurs générations. C’est le cas de Patrice, originaire du Bénin. Son père est arrivé en France dans les années 70. Titulaire d’une maîtrise d’économie, il retourne dans son pays dans l’objectif de « monter son entreprise ». Il se marie à l’époque, avec celle qui deviendra la mère de Patrice, dont les parents possèdent une entreprise agricole. Les changements politiques qui interviennent dans son pays poussent son père à y retourner. Quelques années plus tard, une rupture conjugale intervient, ce qui semble décider son père à s’installer définitivement en France. Entre temps, il a trouvé un emploi d’ouvrier spécialisé dans une usine Renault. Par la suite, le père de Patrice deviendra militant à la CGT. On voit donc à travers l’exemple de Patrice, une homologie des positions professionnelles ainsi qu’une homologie des déclassements sociaux. Son père et lui occupent des positions professionnelles situées au bas de l’échelle des professions. Cependant, on peut déceler la transmission d’un capital politique qui s’est certainement activé lorsque le déclassement social inclinait Patrice à ne plus espérer un classement équivalent, soit à son titre scolaire, soit à la position sociale occupée de son pays d’origine. Dès lors la décision de s’investir dans le syndicalisme pouvait s’appuyer sur l’exemple de son père, tant les trajectoires sociales étaient similaires. Du moins, il pouvait bénéficier de la transmission «d’un capital militant » par son père, ce qui est loin d’être négligeable lorsque dans la restauration rapide les repères syndicaux sont souvent inexistants.

« Bon c’est vrai mon papa était syndicaliste, mais il m’a conseillé de…enfin parce que ça lui a rapporté que des emmerdes…il m’a toujours dit quand je commençais à en parler ’’ tu vas défendre tes droits mais tu vas le payer cher ’’… Bon moi je l’ai constaté… Je suis rentré dans ce truc là parce que… j’ai eu un caractère trop révoltant […] Quand j’ai commencé à rentrer dans le syndicalisme je consultais les livres de droit…mon père en avait plein chez lui, et ç’est vrai que ça m’aidait. Quand tu débarques dedans c’est pas toujours évident, c’est technique, faut savoir où se trouvent les informations tout ça… ». (Patrice)

On retrouve des similitudes dans l’entourage familial de Louis, syndicaliste depuis une dizaine d’années. Son oncle est un «ancien ministre d’Etat » qui s’est réfugié en France dans les années 80. Son père, décédé aujourd’hui, a lui-même occupé des postes de responsabilités gouvernementales. Le déclassement de Louis atteint ici certainement son paroxysme. Cependant, le déclassement professionnel ne correspond pas forcément au déclassement familial. Dans le cas de Louis, une alliance matrimoniale lui a permis de maintenir une position sociale plus ou moins équivalente à celle de son milieu d’origine. Son épouse a fait des études de droit (elle est conseillère juridique) et son beau-père, avant qu’il ne prenne sa retraite, occupait un poste de cadre dans une banque avant qu’il ne s’engage lui-même dans le syndicalisme. Comme pour Patrice, on peut avancer l’hypothèse que son entourage familial a pu favoriser, chez lui, l’engagement syndical. Louis bénéficie d’un «capital juridique » au sein de sa famille. Il est difficile de savoir comment celui-ci s’est articulé au moment de son engagement dans le syndicalisme, mais il disposait d’informations techniques et juridiques à portée de main.

« Au niveau de mon entourage familial…j’ai le soutien de ma femme…c’est bien vu sinon, je ne peux pas le faire…n’importe quel syndicaliste vous le dira, s’il n’a pas le soutien de sa femme…parce que ça prend une dimension de bénévolat, ça prend du temps énorme…si vous n’avez pas votre famille, votre femme avec vous…on en parle très souvent de ces choses là, moi j’ai la chance parce que ma femme est de nationalité française qui a fait du droit, son père qui était un ancien militant et cadre dans une entreprise…il était représentant syndical…non !non ! chez moi c’est très bien vu ». (Louis)

Dès lors, l’engagement dans le syndicalisme des acteurs d’origine africaine est un rapport dialectique entre les dispositions acquises à l’intérieur des espaces familiaux- compétences linguistiques, capital scolaire élevé des parents pour certains, «capital militant » - et le déclassement social (dans son acception la plus élevée, c’est dire déclin des positions sociales et déclassement professionnel). Tout se passe comme si leur «refoulement social »115, permis par l’espoir d’une ascension, ne pouvait plus se

maintenir face à des rapports d’exploitation qui affectent leur « dignité », bien au-delà des rapports sociaux dans le travail. Ces salariés d’origine africaine sont, en effet, pris dans une contradiction entre les dispositions culturelles acquises à l’intérieur de la famille – encore plus lorsqu’une socialisation familiale, proche d’une culture bourgeoise économique et administrative, mettait l’accent à occuper dans l’espace social des positions plus proches de l’encadrement que de l’exécution - et un perpétuel mensonge qui a pour fonction d’occulter des positions déclassantes, des emplois jugés subalternes, mais aussi les lourds sacrifices exigés par leur expatriation :

« C’est dommage que mon père n’est plus vivant…bon moi je ne le disais pas à mon père que je travaille chez Mac Do. Il ne sait pas que c’est un travail dans la précarité…vous avez des étudiants qui sont étrangers …qui sont managers, qui sont agents de sécurité …ils ne disent pas à leur parents , voilà les boulots auxquels je suis condamné à faire » (Louis).

Ce sont ces facteurs qui, selon nous, ont rendu possible l’émergence d’un militantisme endogène, c’est à dire qui émerge à partir d’un seul individu. Ils ont fini par prendre à revers un système de gestion basé en partie sur les faiblesses structurelles de l’immigration et sur le découragement d’une main-d’œuvre : le peu d’intérêt que représentent ces emplois, ou l’idée que le marché du travail offre une panoplie innombrable de ces « petits jobs », restent une explication profonde d’absence syndicale. Si l’alternative pour ces militants est de rester, c’est que le champ des possibles, qui s’offre à eux dans l’investissement syndical, rompt avec des positions fatalistes. Les prédispositions politiques représentent alors un facteur non négligeable d’une implantation syndicale sur le long terme. Elles permettent aux agents sociaux de chercher des solutions, non plus en dehors de l’espace professionnel, qui se caractérise par des démissions, mais à l’intérieur de celui-ci. Au moment du ’’préconflit ’’ syndical, ils sont en mesure d’établir une contestation fondée non plus sur des rapports affectifs (dont le style se mesure aux petits règlements de compte, aux rapports de force vus davantage sous l’angle des reproches personnels que la remise en cause d’une exploitation ’’naturalisée’’- modification imprévue des plannings, heures supplémentaires non majorées vécues comme allant de soi etc. ) mais sur des rapports juridiques. En quelque sorte, les militants d’origine africaine disposent en eux des moyens réflexifs pour construire un modèle juridique de contestation. Le développement syndical à travers l’émergence d’un leader exige un minimum de compétences dont la biographie nous donne les clefs pour comprendre pourquoi certains le deviennent plus que d’autres116.

115 Nous empruntons cette expression à N. Elias, In La dynamique de l’occident. 116

Nous pourrions ici faire un parallèle avec les militants associatifs issus des cités qu’analyse O. Masclet dont il nous donne ici quelques-unes de leurs caractéristiques sociales : « ces militants de cité détiennent un capital scolaire, plus ou moins important, qui les distingue de la majorité des membres de leur groupe ainsi que divers capitaux « prépolitiques » (c’est nous qui soulignons) ou moraux hérités de leurs familles, à travers le militantisme ouvrier ou la rigueur religieuse des pères, qui les prédisposent à parler au nom des « sans –voix ». Le profil n’est pas sans rappeler celui des militants communistes des années trente, qui se différenciaient des autres ouvriers par une scolarité un peu plus longue et trouvaient dans l’accès à la profession politique une issue aux contradictions de leur histoire sociale personnelle ». Masclet, O, « introduction », in, La gauche et

« C’est là que les choses ont commencé à se gâter ! Je ne voulais pas du tout être manager avec toutes les responsabilités des produits, des salariés, de l’argent pour être payé swing manager (le grade en dessous) et faire des heures incalculables. Là le poste de manager n’en parlons pas, surtout sans primes…c’est là que les relations ont commencé à se détériorer, donc moi j’ai dit ’’ non !non ! Moi je suis sur un point, je suis sur une zone mais je ne veux pas faire des heures sup point à la ligne ’’. Quand il (le nouveau directeur) est arrivé ça ne lui plaisait pas, il a commencé à changer les équipes, il y avait des gens qui ne lui plaisaient pas, donc dans la foulée, il y avait des élections… des représentants du personnel…donc j’ai décidé de me présenter… il était hors de question qu’on me bafoue dans mes droits, et franchement je ne voulais pas partir comme ça, tout perdre quoi ! Il y en a plein qui on fait comme ça…combien de temps ils sont restés cinq ans, dix ans ? Et là vous partez avec rien, pas une prime de licenciement…c’était inacceptable vous comprenez ! Nous étions arrivés au seuil critique si je puis dire… ». (Louis)

Enfin, l’histoire politique des régions dont ils proviennent semble également être un facteur qui participe à la construction de leur expérience syndicale. La découverte de la France représente pour eux la découverte d’une histoire particulière : celle d’un pays où les acquis sociaux sont le résultat de longues luttes, où l’engagement dans la vie politique, par rapport à leur pays d’origine, peut paraître plus facile lorsqu’une législation est suffisamment forte pour défendre le droit des travailleurs. Peut être que ce sentiment n’était pas encore aussi précis avant leur investissement syndical, mais l’histoire des luttes sociales du passé dans les pays occidentaux semble être un point de référence. C’est parfois ce qui les heurte d’ailleurs chez les autres salariés nés en France dont ils regardent, un peu dépités, le manque d’intérêt pour « l’histoire ouvrière » ou encore pour les « débats de société »117. Mais c’est peut-être le fait que ces derniers vivent une forme de déclassement social exacerbé par rapport aux salariés issus des classes populaires qui peut faire ressortir cette histoire sociale, même de manière mystifiée, car ils objectivent, à travers aussi une comparaison qu’ils font entre leur pays d’émigration et celui d’immigration, des situations totalement différentes. Leurs parcours scolaires et universitaires ont souvent été accompagnés par des mouvements politiques assez violents. Même s’ils n’étaient pas particulièrement des acteurs de mouvements sociaux, ils ont été pris dans une spirale ( à propos des premières grèves qu’a vécues Patrice à Kotonou, il me dira : « on faisait des manifestations parce que moi étudiant, on était pris là-dedans, tout le monde devait être pour le changement, c’était comme une mode, même si toi tu n’avais pas trop conscience de ce qui se passait») qui a certainement contribué, au fur et à mesure de leur itinéraire, à leur forger une « conscience politique ».

117 Parmi les syndicalistes que nous avons rencontrés, seuls les militants d’origine africaine étaient

Chez les syndicalistes africains, le militantisme s’imbrique dans le décalage des positions sociales, les désillusions du travail, l’histoire singulière dans les «structures spécifiques » de leur pays d’origine, les capitaux transmis au sein de l’espace familial et le sentiment aussi d’appartenir à une communauté de destin118. Déclassés par le bas, «transfuges de

classe » qui les rangent du côté des salariés appartenant aux fractions dominées, l’engagement syndical est pour eux un moyen de rééquilibrer une identité sociale perdue au cours de leur trajectoire.

118 Le regard de Louis illustre clairement ce sentiment, que l’on retrouve souvent dans les propos

des immigrés déclassés, qu’au fond, une domination des pays du Nord sur ceux du Sud y est pour beaucoup dans les conditions d’une exploitation globale : quand on vient faire des études supérieures…il arrive souvent…qu’on perde des années ou que l’on redouble plus souvent…donc il faut travailler beaucoup pour avoir le niveau…donc des fois certains sont dotés de bourses…les bourses c’est pour un certain nombre d’années…c’est pas…il y en a qui se retrouvent sans bourse donc par conséquent sans ressources et généralement, vous savez très bien que le niveau économique entre en jeu…c’est à dire même si ton père était riche…il a beau envoyer sa richesse quand tu fais la conversion c’est la misère…donc c’est ce qui condamne des africains à faire des petits boulots toujours dans l’histoire de compléter leurs études et ils se retrouvent piégés, dans la mesure où…déjà qu’il avait un retard (rire ironique)et c’ est pour ça qu’il a doublé…pour continuer ses études, faire des petits jobs…on se retrouve des fois avec des gens devenus docteurs à 45 ans…et ils continuent…et ils se retrouvent dans cet engrenage et ils veulent terminer peut être docteur si vous voulez…mais au bout de sa vie, à sa retraite, il n’a été qu’un simple ouvrier».

4- La difficile accumulation d’un capital militant

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