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1-3 Profils, conditions sociales et expériences subjectives de salariés précaires

Nos investigations sur ce plan sont inégales. Assez poussées sur les salariés précaires de la Poste, elles l’ont été moins sur ceux de la restauration rapide, mais ces derniers sont assez bien connus par ailleurs. C’est sur le terrain de la sous-traitance que nos informations sont les plus lacunaires. En tout état de cause les profils sociaux de ces salariés sont suffisamment différenciés d’un terrain à l’autre pour que la probabilité que certains aient connu - ou connaissent à l’avenir -, ne serait-ce que deux des trois activités, est très faible, même si ce n’est pas totalement le cas entre la restauration rapide et la Poste.137 Autrement dit nous n’avons pas à faire au même salariat.

A la diversité de ces profils correspond une diversité du vécu de la précarité professionnelle, une diversité des destins probables et des avenirs souhaités – tout particulièrement en termes de « modèles de sécurisation professionnelle», sur lesquels nous reviendrons -, et une diversité des écarts au profil social des syndicalistes avec lesquels ils sont susceptibles d’entrer en relation.

A La Poste, la fraction des « précaires les moins précaires » parmi les CDD, les CDI à temps partiel et les CDI récents, celle que nous avons pu étudier de manière extensive sur notre terrain, se singularise par une distance sociale relativement faible à celle des postiers dont l’emploi est stabilisé. Un des vecteurs de cette proximité sociale est le rôle des réseaux sociaux d’interconnaissance dans l’accès à l’emploi postal : la majorité de la population interrogée déclare connaître au moins un personne travaillant ou ayant travaillé à la Poste, et y avoir une connaissance est un atout dans la rapidité de l’accès au CDI. C’est une population plutôt jeune, où les femmes sont à parité, originaire des classes populaires stabilisées - comprenant toutefois une petite minorité d’origine immigrée -, mais de niveau scolaire moyen plus élevé que celui des postiers à statut. Examinée de plus près, elle est cependant assez diversifiée. Ainsi, un cinquième, possédant un titre de l’enseignement supérieur, est clairement sur-diplômé par rapport aux réquisits traditionnels de l’emploi de facteur. Ou encore, les femmes sont plus nombreuses que chez les facteurs à statut, et une minorité d’entre elles est déjà relativement âgée.

Les profils des salariés de la sous-traitance ont été repérés plus indirectement, à partir de l’expérience et des visions qu’en ont les syndicalistes du secteur. Il est vrai que nombre de ces derniers, non seulement les ont directement côtoyés au cours de leur carrière

137 Marie Cartier signale dans sa thèse que lors des derniers de recrutement de facteurs

fonctionnaires (fin des années 1990, en Ile de France ) le profil « commercial », forgé par exemple par une expérience professionnelle chez Mc Donald’s, peut être appréciée. Mais nous n’avons relevé dans notre propre enquête par questionnaire auprès de 155 CDD et CDI récents de La Poste, que 5 emplois de « serveuse » - sans autre précision – sur un total de 320 emplois antérieurs

professionnelle, mais sont eux-même d’anciens salariés sur statut précaire. Au sein d’un salariat ouvrier et exclusivement masculin, se dégagent deux types opposés. Le premier, minoritaire, volontiers appelé « mercenaire », est un intérimaire professionnel. Il est décrit comme ayant choisi ce statut d’emploi. Sa qualification est fortement valorisée et reconnue sur le marché du travail, comme c’est le cas pour certains soudeurs très spécialisés. C’est pourquoi il peut, au prix d’une grande disponibilité professionnelle, gérer positivement la discontinuité de ses séquences d’emploi. Il n’éprouve pas le besoin de recourir au syndicalisme pour se défendre, quant il n’y est pas franchement hostile. Il est volontiers vu comme « individualiste ». Le second est celui des ouvriers, qualifiés ou non, qui sont dépourvus d’une telle valeur sur le marché du travail. Eux sont captifs d’un réseau de PME sous-traitantes plus ou moins dépendantes et fragilisées, et ne peuvent plus espérer, contrairement aux années 1960-1970, intégrer le marché interne de grandes firmes stabilisées.

Le profil du salariat de la restauration rapide en région parisienne est marqué par le poids de la jeunesse, souvent estudiantine, pour laquelle ce type d’employeur n’offre qu’un emploi de passage possible parmi d’autres « jobs » alimentaires. Etant à temps partiel il semble d’autant plus compatible a priori avec la poursuite d’une formation initiale, même si c’est en même temps un des facteurs de l’abandon des études. Ce salariat juvénile est sexuellement mixte. Il est souvent issu des cités des banlieues et d’un milieu social populaire, et comprend une forte composante issue des immigrations africaines. Ces dernières caractéristiques semblent s’accuser parmi la minorité des moins instables dans l’emploi, d’où proviennent les animateurs des grèves. Mais on trouve parmi eux également des individus déclassés socialement.

Il n’est pas sûr que le type d’expérience subjective de la précarité professionnelle, toujours inscrite dans la dynamique d’un parcours singulier et dans l’épaisseur variable des ressources sociales et subjectives qui sont celles des individus concernés, puisse être aussi clairement différenciée selon les terrains. En tout état de cause, l’inégalité des investigations qui ont été conduites sur ce plan interdisent de l’affirmer. Et l’expérience de recherche la plus poussée en ce domaine – la constitution d’un « groupe de paroles » ad hoc de précaires de La Poste – suggère plutôt l’inverse. Peut-être parce qu’ils côtoient de près un monde professionnel stabilisé qui demeure un horizon positif et crédible de sécurisation, les récits et les échanges produits au sein de ce groupe nous ont frappés par leur puissance dénonciatrice et critique. Invités à s’exprimer lors de la première séance sur la signification du terme « précarité » , les participants s’étaient vite accordés sur ses différentes facettes, telles que l’étymologie et notre recherche les posent : instabilité, incertitude, fragilité, non reconnaissance, dépendance et soumission. Si le même dispositif méthodologique avait pu être mis en place sur les deux autres terrains d’enquête, les thèmes centraux dans les échanges du groupe - isolement, arbitraire, non connaissance des règles et du droit, non reconnaissance des compétences professionnelles…- se seraient probablement retrouvés.

Toutefois, sur un même terrain comme celui de la Poste, on a pu souligner la diversité des parcours et des expériences de la précarité, dans laquelle les différences de sexe et d’âge semblent jouer un rôle majeur. Dès lors qu’elles ont des enfants à charge, les femmes sont beaucoup plus captives que les hommes d’un segment professionnel restreint, notamment en termes de disponibilité temporelle et géographique. Quant aux jeunes – jeunes gens, et jeunes femmes sans obligation familiale -, même quand ils sont relativement diplômés, leur rapport subjectif à la précarité professionnelle semble s’être relativement banalisé, du moins dès lors qu’elle ne s’éternise pas et qu’elle est soutenue par l’espoir d’une stabilisation. Et si l’emploi « à vie » à La Poste – a fortiori comme facteur « à vie » - constitue l’horizon professionnel d’une fraction significative d’entre eux, ce n’est pas le cas pour tous, y compris parmi ceux qui sont aux portes du CDI.

Si nous avions eu les moyens de reconstituer sur chaque terrain d’enquête les parcours professionnels probables des salariés précaires, nous aurions certainement retrouvé et précisé ce dont attestent les données statistiques récentes sur les salariés non qualifiés.138 Les plus exposés durablement aux emplois non qualifiés et précaires sont les femmes peu qualifiées et les immigrés récents, suivis par les jeunes gens les moins qualifiés. Les hommes bacheliers, voire les femmes de même niveau de formation, peuvent encore objectivement se retrouver assez rapidement dans des emplois relativement qualifiés et stables. Selon que l’appartenance au monde des emplois précaires et non qualifiés apparaît durable ou provisoire, et selon que l’employeur ou le secteur d’activité actuel forme un horizon pertinent pour une éventuelle stabilisation, la place et le rôle potentiels de l’acteur syndical seront forts différents.

2- Sources et modalités de la mise en question du

syndicalisme

La puissance et les modalités de la mise en question du syndicalisme – ou de ses difficultés d’implantation - sous sa forme traditionnelle, privilégiant la référence à la branche professionnelle et à l’entreprise (de grande taille), sont également très variables sur les trois secteurs enquêtés. C’est à la Poste que la déstabilisation est la moins forte ou la moins apparente, alors qu’elle est assez radicale dans les deux autres cas de figure. Deux grands types de sources de mise en question de l’action collective et syndicale peuvent être distingués. L’instabilité et l’émiettement des collectifs de travail, inscrits eux-mêmes dans les transformations des modalités de la subordination salariale (2-1). Les incertitudes qui touchent les modèles de sécurisation des parcours professionnels alternatifs aux formes de la précarité professionnelle (2-2). Ces processus s’expriment au travers de modalités spécifiques de difficultés sur chacun des trois terrains (2-3)

2-1 Instabilité et émiettement spatio-temporel des collectifs

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