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2-1Quand l’improbable se produit

Damien Cartron a montré comment est conçu le système d’exploitation de Mc Do et comment tout est fait pour éviter une activité revendicative et une présence syndicale : recrutement de nombreux étudiants, turn-over élevé, mais aussi mise en œuvre, pour tenir des cadences de travail très élevées, d’une coopération très poussée entre les employés, qui sont amenés à travailler sur le mode d’une « grande famille » comme nous le montrerons plus en détail dans la partie 3. 100

La première grève du Mac Donald’s de Strasbourg Saint-Denis est apparue sur le moment, ainsi que le mentionnait un tract, comme « le conflit le plus long de l’histoire de la restauration rapide ». 115 jours durant, une cinquantaine de salariés, de l’équipier au sous-directeur, a bloqué le fonctionnement de l’établissement par une occupation prolongée101. Les propos des principaux protagonistes, recueillis pendant le conflit, révèlent une solidarité très forte au sein du groupe. Environ 25 personnes, dont quelques managers102, ont formé l’ossature du mouvement. L’un des initiateurs du syndicat local, un manager d’une trentaine d’années, souligne l’importance de la stabilité et de la pugnacité de l’équipe syndicale en place au début du conflit.

« Quand tu leur parles, au début, ils te prennent pas au sérieux, depuis des années ils se disent ’’ je travaille, je suis là tout le temps, on me donne le salaire, à la fin du mois je suis encore à découvert, parce que je suis comme un fonctionnaire, on me donne mon salaire pile poil, je m’en sors pas…c’est pas possible que je puisse travailler et ne pas m’en sortir’’, et là « et si on demandait une prime de fin d’année, et si on demandait une évaluation et si on demandait, et si »… Ils vont se dire ’’ah ça c’est une bonne idée ’’ maintenant comment faire pour demander ? il faudrait que toi, tu leur montres que tu es prêt à aller vers le patron et ’’ quand j’aurai besoin de vous, restez derrière moi et on va montrer au patron qu’on est tous soudés…si vous me laissez partir seul, je n’aurais pas la force nécessaire pour faire craquer le patron’’…De 1996 à 2000, j’ai eu du mal à les convaincre…pourquoi encore parce que tu convaincs un groupe aujourd’hui, six mois après, ce groupe part, parce qu’il y a le turn-over qui passe…ce groupe part, il y a un autre groupe qui arrive, tu recommences encore et ce groupe part, tu recommences encore…finalement le dernier groupe est arrivé…ils sont venus pour rester…et à partir de ce moment-là, tu as une base pour pouvoir t’adosser, pour pouvoir parler…et quand tu as cette base là, tu te sens fort et là tu commences par militer vraiment…au vrai sens du terme…et quand le patronat a constaté que maintenant il y a une base à Saint Denis, c’est là qu’ils ont abandonné le restaurant. »

100 Damien Cartron, « Engagement dans le travail et dans la grève chez McDonald’s », in J-M.

Denis (dir.), Le conflit en grève ? Tendances et perspectives de la conflictualité contemporaine , la Dispute, 2005. Voir aussi Damien Cartron, « Le sociologue pris en sandwich ! retour sur une observation participante au Mc Donald’s », Communication aux Journées Ergonomie et Sociologie des 25-26 mars 2002, paru dans Travail et Emploi, N° 94, 2003. Ainsi que Georges Burnod, Damien Cartron, Vanessa PINTO, art.cit.

101 Jean-Claude BenvenutiI, « Les salariés de McDonald’s », In Pierre Cours-Salies et Stephan Le

Lay (dir.) Le bas de l’échelle. La construction sociale des situations subalternes, Erès, 2006.

102 Dans des chaînes comme mac donald’s on notre 5 niveaux hiérarchiques : les équipiers, ceux

qui sont chargés de la production, du service et de l’entretien, des « leaders » ou responsable de zone, c’et à dire les équipiers en chef, les managers, un sous-directeur et un directeur

Cette cohésion s’est manifestée lors du soutien apporté aux délégués du personnel lorsque ceux-ci ont fait l’objet d’une mise à pied en 2001 : cinq d’entre eux, appartenant à la CGT Commerce, sont accusés par le directeur du restaurant d’avoir « volé »150 000 euros. L’affaire éclate pendant l’élection syndicale. Les salariés ont le sentiment que les dirigeants portent cette accusation pour entraver l’implantation d’un syndicalisme revendicatif et se mettent massivement en grève, tenant un piquet de grève devant le restaurant fermé. Ce conflit voit certains managers, jusqu’alors réticents à l’engagement syndical, « choisir leur camp » et adhérer à la CGT Commerce. Le témoignage de Kader, équipier à temps partiel, illustre comment la réaction à l’arbitraire patronal est d’abord au principe de la première grève, lui donnant son caractère apparemment « spontané » ; ensuite, l’intransigeance de la direction est telle que les salariés prennent conscience de l’illégitimité des rapports de domination qui s’exercent sur eux, aux marges du droit du travail

«C’est différent du début où il ne se passait rien, on savait qu’on était exploité, mais on ne connaissait pas nos droits…justement c’est grâce à ce conflit-là que moi je connais maintenant mes droits, avant je ne savais pas…on ne m’a pas mis un truc devant moi pour que je m’intéresse à la chose, jamais ! C’est justement cette grève-là qui a commencé à m’intéresser aux choses du syndicalisme, à la CGT, à mes droits à la convention collective, sur tout ça quoi […] En fait nous on est sorti en grève pas pour des revendications syndicales du genre augmentation de salaire, pour de bonnes conditions de travail…non c’est pas ça…nous on est sorti parce que nos 5 collègues que l’on connaissait, que l’on a sauvagement traité de voleurs…c’est à dire qu’on a touché notre dignité carrément…les gens qu’on a touchés ils étaient là depuis minimum trois ans, quatre ans…et c’est juste parce qu’ils ont demandé des élections qu’on les a accusés d’avoir détourné de l’argent…et nous si aujourd’hui nous sommes aussi soudés c’est qu’il faut comprendre qu’on nous a touché en tant qu’un… Les 5 personnes étaient parties devant les tribunaux et ont eu affaire à la brigade de la répression de la délinquance…même les flics eux-mêmes, ils disent qu’ils n’ont rien trouvé…c’est un coup monté, ils ne voulaient pas de syndicalisme dans ce truc- là… ».

Au bout de quatre mois de ténacité des grévistes et du comité de soutien, de blocages de restaurants, de retentissement médiatique, grâce aussi à l’action juridique qui montre que les accusations de vol sont vides de contenu, la direction de Mc Do doit céder, et réintégrer les cinq salariés licenciés, tout en payant 50 % des jours de grève. Les grévistes reprennent le travail avec le sentiment que la « lutte paye ».

Pourquoi dès lors une nouvelle grève dans ce Mc Do un an après la première ? C’est à nouveau pour un fait de répression anti-syndical : le licenciement d’un délégué syndical. En effet, la direction de Mc Do France ne voit pas d’un bon œil la victoire de la première grève et le maintien d’un noyau de résistance personnalisé par l’équipe du Mc Do de Strasbourg Saint-Denis. Elle cherche à prendre sa revanche en entravant le fonctionnement du restaurant. Au bout de quelques mois, le nouveau franchisé, qui a recruté plusieurs vigiles de ses amis, éveille les soupçons des salariés en faisant disparaître de la marchandise et en mettant le restaurant en déficit. Le délégué CGC Arthur, d’origine africaine et par ailleurs directeur-adjoint, veut faire jouer le droit d’alerte. C’est alors qu’il est licencié, en mars 2003.

La seconde grève est très différente de la première. D’abord par sa durée : un an. Ensuite par ses modalités : les salariés décident d’occuper le restaurant, ce qui leur donne une position de force, mais les épuise relativement, les rendant moins visibles et moins disponibles pour les actions de blocage dans la journée. Enfin, instruite par l’expérience du premier conflit où le comité de soutien menait le jeu, la CGT fait tout pour garder le leadership de la grève et pour isoler les grévistes du comité de soutien, qu’elle n’informe pas de ses initiatives ni du déroulement de l’action juridique. Quant au comité de soutien,

qui se reforme, il est beaucoup moins nombreux que lors du premier conflit, et le nombre de grévistes qui y participe est beaucoup plus limité. Les leaders de la seconde grève, auxquels s’adjoint le délégué licencié (qui est passé à la CGT), sont les mêmes que lors de la première, mais ils ont plus de mal à entraîner la solidarité active des autres salariés, dont beaucoup, pour des raisons financières et au fur et à mesure que la grève s’étire en longueur, sont obligés de reprendre des petits boulots ailleurs et sont moins disponibles. Les membres du comité de soutien et les quelques grévistes disponibles reprennent les actions de blocage de restaurants chaque samedi, mais elles doivent parfois être annulées en raison du faible nombre de participants ou de la mauvaise volonté de la CGT qui n’a pas tiré les tracts ou a reporté le rendez-vous. Pourtant la solidarité financière s’organise et l’action collective continue à se maintenir, des tee-shirts au slogan de « Mc Do=Beurk » et de « Hamburgrève » sont imprimés et vendus dans toutes les manifestations, nombreuses dans cette année 2003 et dont la plupart passent devant le Mc Do occupé. L’inscription déposée sur le fronton du magasin fait force de devise symbolique : « Mac Do en lutte. Salaire, droit, dignité, on ne se laissera pas hacher ». A l’intérieur, les murs sont recouverts d’affiches, d’articles de journaux, d’autocollants. Pêle-mêle, on peut lire : « les esclaves ont pris le pouvoir », « ça ne se passera plus comme ça chez Mac Donald’s ». Les salariés se sont appropriés à leur manière les slogans publicitaires : « Mac précarité », « Mac merde », « Exploiter tous mes salariés c’est tout ce que j’aime » désignent, sous couvert d’humour, toute une symbolique de l’affrontement. Ils ont installé devant le parvis du restaurant une caisse de soutien où sont vendus des boissons et des tee-shirts griffés « Mac Précarité ». Une permanence est assurée jour et nuit à l’intérieur (avec l’autorisation du tribunal de commerce). Les petits drapeaux « CGT en lutte », côtoient les slogans publicitaires détournés. Les références à d’autres luttes politiques ou syndicales plus médiatisées (« Contre les OGM. Libérons José Bové », « Les femmes ne sont pas des objets » ou encore « Sauvons Abu Jamal ») sont autant de façons d’accorder à la première, la plus récente, le prestige accumulé par celle-ci.

Cependant, la durée extrêmement longue du deuxième conflit (près d’un an en 2003- 2004) a commencé inéluctablement à se faire sentir sur les conditions de vie des grévistes. Les étudiants/salariés, fortement mobilisés durant les premiers temps du conflit sont pratiquement tous partis. Les grévistes ont le sentiment que la direction fait tout pour retarder les exigences de leurs revendications et laisse « pourrir la situation » afin d’éviter que le Mac Donald de Strasbourg Saint-Denis et son implantation syndicale fassent des émules. Ils ont toutefois le sentiment d’avoir su « tenir tête » à une « multinationale surpuissante ». Des piquets de grève sont encore tenus mais de façon sporadique. L’enthousiasme de la première grève est donc peu à peu retombé (les premières manifestations ont rassemblé dans les meilleurs jours quelques centaines d’individus). Durant les dernières tentatives (au mois de mars 2004), les grévistes se comptaient parfois sur les doigts de la main et les stratégies collectives des militants ont dû s’adapter également aux urgences et aux nécessités économiques de chacun.

« En 2001, quand on a commencé…on ne savait pas que ça allait durer 115 jours…les gens ils étaient motivés…du côté économique…on s’en foutait parce qu’on ne faisait rien du tout…on savait que ça allait finir, ça allait finir…et quand on a fini la grève, les gens ont mis du temps à payer leur dette…à revenir sur leurs pieds…et sans leur salaire, ils ont dû prendre de l’argent chez les mères, les tantes etc. quand la deuxième grève a commencé…ils ne voulaient plus retourner dans le système qui consiste à chercher de l’argent chez X, Y, Z…non ils se sont tout de suite remis au travail…ou pour aller chercher autre chose tout de suite, ils ont des petits contrats signés par ici par là… pour pouvoir attendre quand est-ce c’est la fin de la grève…donc les gens ne sont plus motivés parce qu’on ne peut pas être motivé…parce que moi aujourd’hui…depuis qu’on a commencé la grève j’ai toujours beaucoup d’autres choses à faire…donc j’ai plus cette force, cette motivation pour m’occuper du restaurant…donc on ne peut pas sauver notre

quelques-uns parce qu’ils sont chez leurs parents…ils sont là…mais les gens comme moi qui ont un couple, qui ont des enfants etc… ils ne peuvent pas se permettre…il faut choisir, ou on est motivé et on est là, l’année dernière c’était même en hiver, mais on a payé les pots cassés…parce que quand l’argent sort, tu es obligé de les rembourser après…donc les gens ne voulaient pas ça…tu devais avoir tout de suite l’argent pour régler les problèmes quotidiens…et il y a aussi le nombre que l’on était l’année dernière, en 2001, on est parti en grève à 58 personnes, aujourd’hui on est quoi, plus que 28 personnes…donc aujourd’hui on a décidé comme stratégie d’aller se débrouiller ailleurs ». (Manager Mc Do, syndicaliste)

2-2 Convergence des luttes « de terrain » et transmission des

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