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Sujets moraux, ou forces maléfiques ? De l’usage d’un référentiel religieux

l’Espace de l’Ouest

Chapitre 3. Quelle exemplarité de l’histoire des cent huit ?

3. Sujets moraux, ou forces maléfiques ? De l’usage d’un référentiel religieux

Cette première série de désaccords quant à la manière d’évaluer les héros du Bord de

l’eau (sont-ils ou non loyaux et droits ?) en masque une deuxième, et qui est celle du statut

que donne aux cent huit héros tout un référentiel religieux qui apparaît dans le texte à leur propos ou à leur contact : des questions de démons, d’esprits maléfiques, et d’incarnations d’astres terrestres et célestes. Arrêtons-nous sur ce vocabulaire religieux, avant d’en revenir à la manière dont les différents commentateurs et auteurs l’intègrent ou non.

Au sein du roman, les cent huit héros sont présentées comme l’incarnation d’astres maléfiques, les 72 tiangang (天罡 luminaires célestes), et les 36 disha (地煞 luminaires terrestres) 325. Ces astres sont bien un objet de culte, et sont pris dans des croyances qui se

zhuan (The Water Margin Saga).” In, Christian Schwermann et Raji Steineck (éd.). That Wonderful Composite Called Author: Authorship in East Asian Literatures from the Beginnings to the Seventeenth Century. Leiden: Brill, 2014., pp.163-194.

324Voir la préface de R. Lansselle, à sa traduction du Pavillon de l’ouest. Wang Shifu 王實甫 ( 1297-1307) et Rainier Lansselle (trad., intro. & notes), Le Pavillon de l'ouest (Xixiang ji 西廂記), Paris, Les Belles Lettres, coll. « Bibliothèque chinoise », 2015, 406 p. Le propos de R. Lansselle prend place au sein d’une notion plus générale, qui est celle de poétique de l’indirect. Voir R. Lansselle, « Jin Shengtan 金聖歎 (1608-1661) et le commentaire du Pavillon de l’ouest [Xixiang ji 西 廂記]. Lecture et interprétation dans une poétique de l’indirect », Thèse de Doctorat, Université Paris 7 Denis-Diderot, 1999.

325 Pour une synthèse sur les différents sens qui sont donnés à ces deux notions, et à leurs rapports voir R. Altenburger “Re-reading Myth in Water Margin.”, in Zhou Jianyu 周建渝, Zhang Hongnian 張洪年 and Zhang

maintiennent jusqu’aux époques les plus récentes326. Plus spécifiquement, cette notion d’astre maléfique permet d’inscrire les cent huit héros dans un système de représentation religieuse qu’on a pu désigner sous le nom de « démonologie de la révolte ». Elle fait d’eux à la fois les symptômes d’un dysfonctionnement (les étoiles célestes apparaissent quand le monde est mal gouverné), un châtiment céleste (ces étoiles apportent une destruction qui frappe sans discrimination, aussi bien les fonctionnaires corrompus que le peuple), et enfin, l’instrument d’une régénération de l’ordre mondain.

À cette représentation des cent huit comme astres maléfiques s’ajoutent différents termes au sein du roman. Les cent huit sont aussi qualifiés de mo (魔 démon), soit, dans le discours bouddhique, les instruments de la catastrophe décrétée par le ciel (jieshu 劫數). Le texte associe enfin les héros aux yao (妖 esprit maléfique)327

.

Afin de saisir les significations de ce référentiel religieux dans le texte, nous pouvons reprendre les analyses que Meulenbeld formule, au sein de son étude sur l’Investiture des

Dieux (封神演義 fengshen yanyi), un roman de la fin des Ming, qui raconte la transition entre les dynasties Shang et Zhou 328.

Le roman a le même rôle qu’un rituel religieux, nous dit Meulenbeld. Il sert, entre autres choses, à feng (封), à investir un ensemble d’esprits qui sont menaçants, pour leur attribuer une place et des titres au sein d’un ordre impérial. Meulenbeld lit ce geste d’investiture, à partir d’une notion plus spécifiquement taoïste, liandu ( 鍊度) qu’il traduit par « sublimation », en insistant sur qu’il appelle le « sublime » équivoque du terme, qui porte en même temps le sens de déguiser, d’élever, et de raffiner des forces 329. Ainsi, le roman, comme les rituels taoïstes servent-ils notamment à sublimer des créatures yao, maléfiques. À

Shuangqing 張雙慶 (eds.). Chongdu jingdian: Zhongguo chuantong xiaoshuo yu xiqu de duochong toushi (重讀 經典: 中國傳統⼩說與戲曲的多重透視 « Relire les classiques : Perspectives multiples sur le théâtre et le roman »), Hong Kong: Oxford University Press, 2009, volume 2, pp. 554-577.

326 Hou Ching-lang, "The Chinese Belief in Baleful Stars," in: Anna Seidel and Holmes Welch (eds.),Facets of Taoism, New Haven: Yale University Press, 1979.

327 Le terme oscille entre une définition politique (les cultes yao sont les cultes interdits par le pouvoir impérial), et une définition extra-politique (les créatures yao sont des animaux mauvais qui prennent forme humaine).

328

Voir Mark R.E. Meulenbeld, Civilized Demons : Ming Thunder Gods from Ritual to Literature,

Thèse de doctorat, Department of East Asian Studies, Princeton University, 2007 ; Mark R. E. Meulenbeld, Demonic Warfare: Daoism, Territorial Networks, and the History of a Ming Novel. Honolulu : University of Hawai’i Press, 2015

329

la fin du Fengshen yanyi, une créature de faisan à neuf têtes (jiutou zhiji jing, 九头雉鸡精 ), un esprit de renard (hulijing狐狸精), et même un pipa démoniaque, qui ont chacun contribué, sous leur incarnation humaine, à la chute des Shang, et l’ont accélérée, sont intégrés au sein d’un ordre rituel, et reçoivent-ils des titres.

Meulenbeld souligne l’ubiquité de ce motif d’intégration, et d’investiture des créatures

yao, dans les romans qui racontent la chute et la fondation d’une communauté330. Nous avons de fait bien là le modèle qui s’inscrit en creux dans le Bord de l’eau : des yao et des mo, se trouvent investis de titres, au sein de l’ordre impérial, à la fin du récit331.

Ces rituels taoïstes sont un élément de la culture politique des Ming et sont liés comme les cent huit aux conflits militaires et aux fondations des dynasties. Pour citer Meulenbeld « (…) The Ming emperors employ specialists of Thunder Ritual at court and ask them to implement their liturgical structure in order to enlist the massive reservoir of roaming spirits that linger autonomously after the dynastic wars. ».332

Il nous faut souligner la spécificité de ce modèle d’investiture ou de sublimation : il ne s’agit pas d’évaluer la conduite de ces esprits yao, de la louer ou de la blâmer, de la même manière qu’il ne s’agit pas de les traiter comme des modèles ou des contre-modèles pour le lecteur. Tout l’enjeu est de les prendre dans les rets de noms et de titres attachés à l’institution souveraine, processus toujours équivoque d’une « sublimation » qui élève, refoule, et raffine à la fois.

Nous pouvons à partir de là saisir la rupture que représentent les commentaires de Li Zhi, comme de Jin Shengtan. Ces commentateurs ajoutent, de manière plus ou moins marquée une référence à un jugement d’auteur sur ces personnages : l’auteur (Shi Nai’an, ou le couple formé par Shi N’ai’an et Luo Guanzhong) a écrit ces romans avec l’idée que les héros devaient être loués ou blâmés, et le lecteur doit retrouver un tel jugement dans sa lecture ; le commentateur en est le porte-parole.

C’est une deuxième rupture, que nous avons déjà vu chez Jin Shengtan, à propos de la fausseté de Song Jiang, et que nous allons retrouver chez Li Zhi : dans ces commentaires, les

330

Voir Demonic Warfare, p. 208-209.

331 Il y a manifestement un travail de M. Meulenbeld en cours sur cette question – au titre évocateur : “Rituals at the Water Margin: How Shuihuzhuan Lets the Demons Play Only to Lock Them up Again.” (In Press; Hong Kong Commercial Press, Spring 2017).annoncé https://alc.wisc.edu/about/faculty/mark-meulenbeld

332

personnages sont traités comme s’ils disposaient d’une psychologie. Les héros agissent selon les vertus morales ou au mépris de celles-ci, ils ont une intériorité qui peut être ou non reflétée dans leurs actes.

Il y a là un point que Rolston met très bien en valeur, dans son étude sur les commentaires pingdian : les marges du roman quand elles se remplissent au cours du XVIIème siècle, ne cessent d’accorder une intériorité et une psychologie aux personnages de romans, de leur prêter des intentions qu’ils masquent sous leurs discours333.

On comprend, dans un tel cadre, que ce vocabulaire religieux, – les démon-mo, les esprit-maléfique-yao, et, partant, le geste d’investiture qui leur est associé, soit refoulé hors des préfaces de Jin Shengtan et de Li Zhi. Le texte qu’ils commentent continue pourtant, à des degrés divers, à porter la marque de tout ce vocabulaire religieux, qui se trouve potentiellement en conflit avec leur discours sur l’intériorité, les vertus, et les faussetés des héros.

Plusieurs positions sont apparues dans le discours critique face à ce mythe des astres célestes et terrestres (tiangang et disha) et à la manière dont il est inscrit dans le texte. Une première approche serait du type de celle proposée par F. Brandauer, et considérerait que ce schéma mythique donne sa solution symbolique au texte.334

Il y aurait une forme de vérité mythique (des étoiles sont venues pour détruire/ participer à une reconstruction de l’ordre impérial) inscrite dans le texte, dont les personnages resteraient inconscients durant la plus grande partie du récit.

Nous pourrions lire certains jeux de mots qui apparaissent dans le texte sous cet angle. Ainsi, dans le premier chapitre du roman, le fonctionnaire des Song, qui, par sa bêtise et son arrogance, libère les astres célestes et terrestres a-t-il pour nom de famille un caractère, Hong (洪) qui signifie inondation, une autre forme de désastre. Le lieu qui renferme les démons est clos par une stèle au sommet arrondi ou sont inscrits les mots yuhong erhe (遇洪⽽合 « à ouvrir par Hong» / « l’ouverture sera provoquée par Hong » / « l’ouverture provoquera une

333 voir « From Plot Centered to Character-Centered Narratives », et « Relational Characteristics and Ambiguous CHaracters », in Rolston, David L., Traditional Chinese Fiction and Fiction Commentary: Reading and Writing Between the Lines, Stanford University Press, 1997, pp 191-209.

334 F. Brandauer « The Emperor and the Star Spirits : A mythological reading of the Shui-hu chuan » in Imperial Rulership and Cultural Change in Late Imperial China. Seattle : University of Washington Press, 1994, pp 206-229. . Celui-ci tient que ce schéma donne sa solution symbolique au texte. « When the implications of the myth are taken seriously the confusion over the relationship between rebels and emperor disappears », nous dit-il. Ibid, p. 208

inondation ») ; le fait que Hong l’ouvre marquerait alors, pour le lecteur perspicace, l’enclenchement d’un schéma mythique déjà écrit dans les cieux, celui de la catastrophe de l’arrivée des cent huit héros335.

De même, dans une telle lecture, au chapitre soixante-et-onze, quand les héros découvrent, sur une stèle, inscrit leur identité de tiangang et de disha, saisissent-ils le véritable sens de leur participation à l’histoire impériale.

R. Altenburger, quant à lui, propose, à partir de la version commentée par Li Zhi en 1610, une deuxième lecture de ce modèle des étoiles célestes et terrestres, en s’arrêtant sur tout ce qui, dans les manières dont ce matériel mythique est inscrit dans le texte, est source d’ambiguïté, et implique un rapport au moins ironique de la voix narrative avec ces histoires de tiangang et de disha. Il montre notamment les nombreuses contradictions qui tiraillent le sens de ce matériau mythique au sein du texte-même. Dans ses propres termes : « The myth of the release of the star spirits as established at the beginning of the novel appears as flimsy idea right from the start and at closer examination, turns out to be little more than a hypothetical and rather self-contradictory construct in which sevel different popular concepts of star mythology were conflated 336. »

Nous retrouvons ici par une voix détournée une question plus fondamentale, qui est celle de savoir dans quelle mesure les contradictions qui émaillent les premières versions du

Bord de l’eau demandent à être lues :

- soit comme le symptôme d’un discours ironique aussi généralisé qu’implicite de la part du narrateur (la lecture qui apparaît chez Plaks, qui applique de fait à ces versions un cadre de lecture qui se formule plus tard au XVIIème siècle)337

- soit comme la conséquence d’une forme de suspens, de vacance d’un discours auctorial (la lecture vers laquelle les travaux de Wai-Yee Li orientent)338.

335 ibid., p. 48.

336 Altenburger, “Re-reading Myth in Water Margin.”p. 571

337

Plaks, Andrew H. The Four Masterworks o f the Ming Novel: Ssu-ta Ch ’i-shu. Princeton: Princeton University Press, 1987

338 “Full-length Vernacular Fiction,” in Columbia History of Chinese Literature, edited by Victor Mair, Columbia University Press, 2001, pp. 620-658

Pour reprendre un propos de Shang Wei, la question reste ouverte de savoir si et dans quelle mesure cette œuvre dans ses versions du XVIème siècle est un roman lettré, et a un lien avec un discours néo-confucéen339.

Attachons-nous au commentaire lui-même. Altenburger souligne que le commentaire de Li Zhuowu lui-même propose une telle lecture ironique de ce motif des étoiles célestes et des astres terrestres. Ainsi, en particulier, lors du commentaire final du chapitre 71, le commentaire nous explique la tablette céleste, qui est supposée dans le roman dévoiler la véritable nature des héros, est une machination340 :

李卓吾曰:“梁山泊如李逵 武松 魯智深,那⼀班都是莽男⼦漢 不以鬼神之事愚弄他,如何得他死⼼搭地 妙哉!吳⽤⽯碣天⽂之 計,真是神出鬼沒,不由他眾⼈不同⼼⼀意也 或問:“何以⾒得是 吳⽤之計︖”曰:眼⾒得蕭讓任書,⾦⼤堅任刻,做成⼀碣,埋之地 下,公孫勝作法,掘將起來,以愚他眾⼈ 曰:這個何道⼠恐怕不 知 卓吾⽼⼦笑曰:既有⿈⾦五⼗兩,⼈⼈都是何道⼠了 不然, 何七⽇之後,定要懇求上蒼,務要拜求報應哉︖可知已,可知已!” Li Zhuowu dit « Une partie des membres de Liang Shan – Li Kui, Wu Song, et Lu Zhishen sont des idiots. Comme ils se sont laissés piégés par ces histoires de fantômes et d’esprits ! C’est à cause de cela qu’ils se sont apaisés et ont renoncé. C’est extraordinaire ! La stratégie qu’a utilisé Wu Yong, avec cette stèle aux écritures céleste est véritablement miraculeuse. Sans cela, la fraternité de Liangshan n’aurait pas pu être unie. Certains demanderont : Comment puis-je dire qu’il s’agit de la stratégie de Wu Yong ? Je répondrai : Évidemment, c’est Xiao Rang qui a composé le texte, Jin Dajian qui l’a gravé, et ainsi, ils ont fabriqué une stèle qu’ils ont enterré dans le sol. Puis Gongsun Sheng d’un tour de magie dont il a le secret, a fait déterrer la tablette, pour tromper tout le monde. Certains répliqueront : Comment le maître taoïste He peut-il avoir traduit cette stèle ?

339 voir Shang, Wei. Rulin Waishi and Cultural Transformation in Late Imperial China, Cambridge: Harvard University Press, 2003, p. 8.

340 Nous retrouvons le même type de gêne dans le commentaire final du chapitre 97 : le roman est mauvais quand il s’attache à shuomeng 說夢 raconter des rêves),shuoguai 說怪,(parler de l’étrange), nous dit le pseudo-Li Zhi. Dès le prologue, (qizi), alors que le moine taoïste met en garde le commandant Hong contre sa curiosité envers les démons, celui ci répond que ces histoires de démons ne sont que des supercheries inventées par les moines qui trompent le bon peuple (妄⽣怪事,煽惑良民. Le commentateur approuve « vrai », « tellement vrai » (« 是 〈, « ⼤是 〈), ibid., p. 48.

Moi, le vieux Zhuowu, sourirai et vous répondrai : n’importe qui reçoit cinquante liang d’or peut faire office de maître taoïste He. Sinon, pourquoi organiser une cérémonie pour demander un signe du Ciel, sept jours plus tard ? Tout cela est limpide !

Nous retrouvons ici le mouvement pointé par Rolston, et qui est au cœur du développement des éditions pingdian du XVIIème siècle : les personnages ont désormais une psychologie (c’est-à-dire ici que ce ne sont plus des forces religieuses). Ici c’est au nom de cette nouvelle conception de l’exemplarité– qui présuppose un auteur garant d’un sens ultime du texte, et des personnages capables de dissimulation, que le schéma stellaire est traité comme une supercherie montée par certains héros.