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l’Espace de l’Ouest

Chapitre 3. Quelle exemplarité de l’histoire des cent huit ?

4. Jouer avec les démons dans le Second Bord de l’eau

C’est dans ce cadre que nous voudrions nous intéresser au Second Bord de l’eau (Hou

shuihuzhuan後⽔滸傳), une suite au roman composée probablement autour des années 1640, puisque nous allons voir que son auteur poursuit, et radicalise ce type de relectures d’un matériau mythique.

Donnons une rapide présentation de l’œuvre et du discours critique à son propos. Nous en savons très peu sur un tel texte. Nous disposons d’une seule édition, et des pseudonymes de son auteur « l’Hôte de la salle du Lotus Bleu » (Qinglian zhuren青莲室主 ⼈) et de son préfacier « l’Invité du pont de l’arc-en-ciel » (Caihongqiao shangke, 彩虹桥上 客).

Il y a là, nous dit le discours critique en Chine continentale, une littérature de shufang ( 書房), des échoppes d’imprimeurs-éditeurs-libraires, puisque de fait, le texte ne donne aucun des gages d’élégance lettrée qui marquent une autre suite, quasiment contemporaine, composée par Chen Chen, la Suite au Bord de l’eau (Shuihu Houzhuan⽔滸後傳)341

. Au XVIIème siècle déjà, Liu Tingji (劉廷璣 1654- ?, un magistrat que nous allons retrouver parmi

341 Sur ce texte voir Hu Yimin et Li Hanqiu, 胡益民, 李汉秋, Qingdai xiaoshuo(xiuding ban)(清代⼩说(修订 版) « Le roman des Qing » (version corrigée et augmentée)), Hefei : Anhui jiaoyu chubanshe, (安徽教育出版 社), 1997, p. 103-105

les commentateurs de l’Histoire Non Officielle des Immortelles), opposait déjà l’élégance de la Suite au Bord de l’eau, aux « propos vulgaire et absurdes » du Second Bord de l’eau342.

Le Second bord de l’eau se présente comme une suite aux aventures des cent huit héros. Après leur mort (qui a lieu dans le roman original), les héros Song Jiang et Lu Junyi, se trouvent tous deux réincarnés, une génération plus tard, respectivement en Yang Yao (楊妖

Yang le maléfique), et Wang Mo (王魔 Wang le diabolique). Comme leurs précédentes incarnations, les deux hommes se trouvent acculés par une suite d’injustices, et obligés de se révolter. Ils sont finalement vaincus par un général des Song, dans les dernières pages du roman.

Le discours critique chinois continental a souligné la profonde continuité entre ce récit et les premières versions du Shuihu zhuan, comme le caractère violent des propos qui y sont tenus contre le pouvoir impérial et sa responsabilité dans les troubles sociaux343. Wai-Yee Li s’est notamment arrêtée sur l’œuvre au cours d’une synthèse sur le Bord de l’eau et ses suites. Elle souligne la profonde ambiguïté du traitement de cette violence des (et sur les) héros au sein de cette œuvre, qu’elle considère comme représentative de l’ambiguïté plus générale qui parcourt cette geste héroïque 344.

Essayons quant à nous, et à partir de cette première présentation d’un vocabulaire religieux et des modèles d’exemplarité qui lui correspondent, d’aller plus loin. Si le propos du

Second Bord de l’eau est ambigu, ce n’est de fait pas du tout de la même ambiguïté que celle

qui travaillait l’œuvre originale.

Toute l’originalité de cette suite est de problématiser l’usage de ce référentiel religieux. Les termes tiangang et disha, se sont retirés du texte ; c’est avec les termes de démon (mo), et de créature maléfique (yao), que l’auteur joue, termes qui étaient présents quoique d’une manière inarticulée, non développée et potentiellement contradictoire dans les premières versions du roman.

342Cité par Hu Yimin胡益民 et Li Hanqiu 李汉秋, ibid. LiuTingji 劉廷璣 aut.) 张守谦(éd), Zaiyuan zazhi (Notes diverses de Zaiyuan (son hao)在园杂志),Beijing : Beijing zhonghua shuju, 北京中华书局 , 2005, p 121.

343 On renverra notamment au bilan critique proposé chez You Yedong (尤业东), « Shuihu zhuan » xushu « shuihu houzhuan » yu « hou shuihuzhuan » bijiao yanjiu (“⽔浒传”续书“⽔浒后传”与“后⽔浒传”⽐较研究 “ Etude comparée de deux suites du Bord de l’eau, le Second Bord de l’eau, et la Suite au Bord de l’eau. ) Mémoire de master (碩⼠ shuoshi), Anhui daxue (安徽⼤学), 2010, p. 1-4.

344 Voir : Wai-Yee Li, « History and Memory during the early Qing period » au sein du chapitre « Early Qing to 1723 », in Kang-I Sun Chang, Stephen Owen (eds.), The Cambridge History of Chinese Literature, vol 2 : From 1375, Cambridge : Cambridge University Press, 2011, p. 152-244

Le récit lui-même reprend cet imaginaire religieux de la rébellion de manière très insistante. Les deux futurs héros du roman naissent au milieu d’une nuée de souffles noirs. Leurs cris incessants poussent leurs parents à leur donner les noms de « maléfique » (yao妖) et « diabolique » (mo魔) 345

. À leur mort, ils sont absorbés dans un éther noir (heiqi)346. Au sein du récit, leurs noms, « diabolique » et « maléfique », qui dévoilent leur vraie nature de créatures dédiées à la catastrophe (selon le discours narratif, du moins), suscite la gêne de leurs parents adoptifs. Les deux personnages se trouvent donc rebaptisés par un jeu d’homophonie. Yang le Diabolique devient Yang le Jeune (妖 est remplacé par 幺)347

. Wang le Maléfique est rebaptisé Wang le Lisse (魔 se transforme en 摩348

). Les appellations choisies par leurs progéniteurs, qui donnaient à lire au monde, dès la naissance des héros, leur nature mauvaise ( telle qu’ils avaient cru la discerner) sont ainsi masqués, aussi bien aux héros, qu’aux personnages qui les rencontrent, durant la plus grande partie du récit. Ce n’est qu’à la fin du texte qu’ils comprendront ce qu’ils sont vraiment : ils sont des réincarnations de deux rebelles qui sont des créatures mo et yao, et ont leur place dans un éther noir.

Le récit, ainsi, se construit autour d’un jeu sur la capacité d’un nom à dévoiler, à masquer une nature, et plus profondément à instaurer un sort. Nous connaissons le jeu de mot : le nom est un destin (mingmingye 名命也). Le baptême est un acte rituel, et donc performatif. Le jeu de mot ici porte sur un objet directement lié au pouvoir impérial, et à la désignation par celui-ci, de forces et d’enseignements hétérodoxes.

Ces homophonies intra-diégétiques prend une saveur supplémentaire, quand l’on sait qu’ici, le jeu sur la motivation des noms propres, renvoie à un personnage historique, Yang Yao ( 楊幺?- 1135), et à sa rébellion qui a eu lieu au bord du Lac Dongting : le roman nous dévoile-t-il la vraie nature religieuse du personnage, ou nous donne-t-il une fiction de motivation d’un nom propre ?

Surtout, à la différence des premières versions du Bord de l’eau, et de leurs commentaires, la préface, composée par le Voyageur du pont de l’arc-en-ciel, problématise les usages par la voix narrative de ce référentiel politico-religieux.

345

Nous reprenons ici l’édition du Hou Shuihu zhuan publiée par la Zhongguo jingji chubanshe (Beijing ; 中国 经济出版社,) 2012, voir, chapitre 2, ibid., p. 9-10

346 Chapitre 45, ibid., p. 348 347 Chapitre 2, p. 13. 348 Chapitre 19, p. 144.

Le préfacier commence par nous expliquer que les désordres et les rébellions de la fin des Song sont le symptôme du mauvais gouvernement des souverains, et de leurs choix de conseillers corrompus. Il replace ensuite cette lecture dans un paradigme médical. Ce qu’il y a sous le ciel (tianxia) est comme un corps dont le prince est l’esprit (xin). Si l’esprit n’est pas gouverné comme il doit l’être, alors l’humeur originelle qui l’anime s’affaiblit, les humeurs mauvaises se manifestent (xieqi wangxing邪⽓妄⾏), si bien que les membres du corps (social) enflent et se boursouflent. Quant aux héros, ceux des Marais de Liang Shan (le repère des cent huit héros de la première version), comme ceux du Lac de Dongting (le repère de leurs réincarnations), nous dit le préfacier, ils ont dû se réfugier dans les marges, lieux d’union de tous ceux qui ont des humeurs droites et outragées (以聚不平之义⽓).

Nous retrouvons ici un propos très proche de la préface de Li Zhi. Un déséquilibre moral et politique (formulé ici en termes de souffles, qi), a provoqué un déplacement des forces droites à la marge.

L’intérêt de cette préface est que ce discours débouche sur une remise en question de ce vocabulaire politico-religieux :

虽然,名教攸关,谁敢逾越前后︖曰妖曰魔,作者之微意见矣 Bien qu’il en soit ainsi, les titres et les réputations obligent le respect, et qui oserait contredire ce qui se trouvent au dessus de soi ? Mon humble propos sera donc de les nommer « créatures maléfiques » et « démons » :

Le préfacier renonce à corriger ces mots « mo » et « yao », « démoniaque » et « maléfique ». Le tout est de ne pas être dupe. Cet imaginaire religieux (démon, maléfique) et les investitures par les rituels du pouvoir qu’il occasionne n’est qu’une manière de s’aveugler sur les vrais ressorts de ces rébellions, les vraies manières de les traiter : tout le problème vient de ce centre malade qu’est la Cour.

Ici le problème n’est donc plus seulement celui du manque de moralité au centre, à la Cour, c’est aussi un problème avec les mots mêmes d’un discours politique, qui viennent du pouvoir et sont répétés par les romanciers.

5. Conclusion

C’est une préoccupation centrale de tout ces préfaciers qui remanient le Bord de l’Eau au XVIIème siècle ou en écrivent les suites : figer les actes de ces héros au sein d’un discours sur la qualité du gouvernement, et sur la bonne ou la mauvaise manière de se conduire par rapport au pouvoir impérial. Ils le font en utilisant une figure d’auteur, dont le jugement vaut comme le sens ultime de l’œuvre.

Ce faisant, ces commentateurs transposent dans le texte des conceptions de l’exemplarité, et du rôle de l’auteur et du commentateur, qui sont les mêmes que celles que l’on trouve dans le champ historiographique. L’auteur, comme le Confucius des Printemps et

Automne, implicitement ou non, loue ce qui est louable, et condamne ce qui est blâmable

(shanshan e’e 善善惡惡), dans les individus et leur conduite. Pour que les personnages puissent être jugés, il faut désormais qu’ils aient une psychologie.

Il s’agit bien là d’une entreprise de contrôle du sens de ces histoires, et des lectures qui peuvent en être faites. Ainsi, dans cette littérature du début des Qing, le caractère violent, irraisonné, incontrôlable, contradictoire qui était celui des cent huit héros des premières versions est-il effacé. Un épisode de l’Histoire Non Officielle des Immortelles est représentatif à cet égard. Le roman raconte une rébellion loyaliste qui a lieu au XVème siècle, menée par une immortelle vertueuse, Yuejun, contre le souverain Yongle, un usurpateur, nous dit le roman. Au cours de sa campagne militaire, Yuejun rencontre Sai Likui (賽李逵 « celui qui surpasse Li Kui ») un personnage qui a choisi pour modèle un des cent huit héros du Bord de

l’Eau, et fait irruption dans le monde du roman. Yuejun cherche à l’enrôler dans son combat

pour le prince et la justice : Sai Likui reste sourd à ses exhortations349. Il est donc jeté au cachot ; les loyalistes n’auront d’autre choix que de faire exécuter un personnage trop têtu et fier, auquel ils reconnaissent toutefois la qualité de héros (haohan好漢) 350

.

L’anecdote, dans un récit soucieux de son exemplarité morale, sert à souligner la différence entre le mouvement loyal et droit que l’auteur a inventé autour de la figure de Yuejun et les forces moralement ambiguës que sont les cent huit. Le lecteur reconnaîtra a

contrario dans l’anecdote la difficulté à intégrer dans ces romans sur les conduites

exemplaires, tout ce que ces héros du Bord de l’Eau avaient d’impulsif, de désordonné et de

349

Voir Nüxian waishi, chapitre 26, p. 292.

350

vivant, tout ce qui en eux résistait à l’établissement de prescriptions sur la bonne et la mauvaise conduite.

Il y a un reste, au sein de ces versions moralisées du Bord de l’eau que sont les versions de Li Zhi et de Jin Shengtan : tout ce vocabulaire des démons, et de force maléfique, d’investiture par le pouvoir de créatures yao. Ce reste renvoie à d’autres formes d’exemplarités, où il n’y a pas de figure d’auteur qui distribue l’éloge et le blâme, mais où l’enjeu central est d’accorder un titre, d’investir au sein du récit, dans une « sublime sublimation » qui est toujours équivoque, des créatures démoniaques, afin qu’elles cessent de rôder, et de provoquer des troubles parmi les vivants.

Des commentaires (comme celui de Li Zhuowu) peuvent jouer avec ce reste, ces histoires d’étoiles célestes ou terrestres, de démons, ou de créatures maléfiques, et le redéfinir comme un jeu de duperie entre personnages.

L’intérêt d’un roman comme le Second Bord de l’eau, est là, il nous semble : il souligne que ce matériau religieux (mo, yao) est une manière de s’aveugler sur les problèmes qui sont politiques, se trouvent dans la conduite que choisissent des sujets moraux. Le roman demande même d’aller plus loin. Si les noms sont un destin, et si les personnages du roman ont désormais une psychologie alors tout le problème, au sein d’un roman comme le Second

Bord de l’eau, est désormais que les héros mo et yao, comme le pouvoir impérial lui-même,

croient en l’existence de créatures diaboliques et maléfique, et aux récits sur le destin qui leurs sont associés. C’est cette lecture que nous reprendrons au cours de la quatrième partie de cette thèse, à partir de la notion de fausse conscience historique.

Chapitre 4. Donner à voir le souverain dans