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associées, entre le XVI ème et le XVIII ème siècle

Chapitre 1. Faire parler les héros du peuple dans les Écrits oubliés de Sui

1. Un roman lettré

Les Écrits oubliés des Sui ont un auteur « lettré », si l’on désigne par ce terme un individu formé aux épreuves des concours mandarinaux. Pour être plus précis, en 1633, quand Yuan Yuling (袁于令) compose la préface de son roman, qu’il signe de son nom de plume d’

« hôte à l’habit faste » (Jiyi zhuren 吉衣主⼈), il a trente-trois ans et n’est qu’un simple lauréat du premier grade des examens mandarinaux (shengyuan ⽣員). Il n’exerce à ce titre évidemment pas de magistrature. Ce n’est que bien plus tard, après la chute des Ming, et à la faveur du grand renouvellement du personnel administratif qui a lieu au début de la dynastie des Qing, qu’il exercera les fonctions de magistrat local 112.

Laissons dans un premier temps de côté la référence au populaire et au vulgaire qui irrigue ce roman, pour étudier le rapport que Yuan Yuling institue à ces héros, et la manière dont il le met en scène pour ses lecteurs.

Une réalité historique

L’auteur, tout d’abord, insiste fortement sur le lien entre le récit des Écrits oubliés et l’histoire réelle. Reprenons le poème d’introduction du premier chapitre :

時危俊傑姑埋跡,運啟英雄早致君 怪是史書收不盡,故將彩筆譜 奇⽂113

En temps de péril, les hommes de mérite ne sauraient rester longtemps sans accomplissements,

Quand viennent les révolutions célestes, les héros au prince témoignent leur dévouement.

Injustice ! Cette histoire, les historiens ne savent que la taire. De mon pinceau éclatant, je vais ici en restituer l’extraordinaire.

112 Pour une biographie , on se rapportera à Xu Shuofang徐朔⽅, « Yuan Yuling Nianpu 1594-1674 », (袁于令年谱 1594-1674 « Chronologie de la vie de Yuan Yuling »), in Zhejiang shehui kexue (浙江社会科 学), 2002, (05), pp. 152-159.

113

Au sein d’un tel discours, l’histoire des dynasties passées est incomplète, puisqu’elle masque, elle passe sous silence l’histoire des héros. Le récit sert à combler cette lacune. Yuan Yuling répète cette idée dans la préface et nous demande de la prendre au sérieux. L’ouvrage ne contredit pas (beichi背馳) les travaux historiographiques, simplement il les complète (bushi補史), en réinsérant dans l’histoire dynastique des figures héroïques, qui, trop souvent, sont omises par les historiens 114.

Les Écrits oubliés de Sui sont rédigés en conséquence. Comme le discours critique l’a souligné, les noms des héros principaux du roman sont tous ceux de personnages historiques, qui apparaissent dans l’historiographie, souvent à des places secondaires115. Yuan Yuling complète et brode à partir de bribes de textes, inventant une enfance, des émotions et des aventures là où les historiens sont restés silencieux.

Ainsi, l’auteur se présente-il dans un tel roman comme une forme de porte-parole des héros des temps passés et présents. Yuan Yuling légitime une telle prétention, et la met en scène dans les dernières lignes de la préface, sur un ton de modestie. Le projet d’écrire l’histoire de figures si noble, et si extraordinaire, nous explique-t-il, l’a d’abord paralysé, « tout comme si ses mains étaient prises de crampes »116. Il s’est finalement laissé gagner par l’héroïsme, en écrivant son roman. La préface se clôt sur un appel aux héros du vaste monde, l’auteur espérant qu’ils le reconnaîtront comme un des leurs117.

Les commentaires qui ponctuent le roman jouent avec ce parallélisme, qui donne sa saveur au texte. Ainsi, en ouverture du chapitre 31118 alors que l’auteur se demande s’il est bien noble de causer la mort de ses personnages :

但在我⼿中,不能為他出九死於⼀⽣,以他的死,為我的功,這又 是俠夫不為的事

114

Préface, ibid., pp. 14-15

115 Voir Xia Zhiqing, 夏志清, Suishi Yiwen chongkan xu (隨史遺聞重刊序 « Préface à la réédition du Suishi Yiwen ») in, Ren de Wenhue (⼈的⽂学 « La littérature des hommes »), Fuzhou : Fujian Jiaoyu chubanshe, 2010, et Ouyang Jian, 歐陽健, Lishi xiaoshuo shi (歷史⼩說史 « Histoire du roman historique »), Hangzhou : Zhejiang gujichubanshe, (杭州 浙江古籍出版社) , 2003. pp. 189-193. Le commentaire qui encadre le récit peut souligner ces liens avec l’historiographie, voir commentaire final du chapitre 35, ibid. , p. 901.

116 Préface, ibid. p. 9. 117 Préface, ibid. p. 17 118 Chapitre 31, ibid., p. 769.

Je ne peux tout de même pas lui (le héros) faire frôler la mort encore et encore, ce serait établir mon œuvre en lui nuisant, ce qui n’est guère chevaleresque.

Au sein de ce roman, donc, l’héroïsme doit toujours être lu à deux niveaux. C’est tout d’abord l’héroïsme des personnages ; mais aussi celui de l’auteur, qui parvient à capter cet esprit dans son écriture, et, ce faisant, à dévoiler qu’il a lui-même quelque chose de cette qualité119. Précisons la manière dont Yuan Yuling caractérise cet esprit.

Les personnages centraux du roman accomplissent assez peu de prouesses physiques. Leur héroïsme réside plutôt dans une qualité particulière de leur rapport au monde ; ils ont, nous dit la préface, des « affects extraordinaires, un style chevaleresque, une grâce émouvante et de la grandeur120 » ( qiqing xiaqi, yayun yingfeng奇情侠⽓ , 逸韵英风).

Si l’on essaie d’affiner ces catégories, nous retrouvons la notion de qing (情), que nous traduisons ici par « spontanéité affective », qui apparaît comme une notion omniprésente dans une série de discours de la fin des Ming121. Le rapport au monde de ces héros, en effet, est façonné par des affects involontaires, et dénués de tout calcul. Dans les termes de la préface, ils « manifestent la droiture sans chercher de rétribution » ; ils sont « loyaux sans réfléchir à leur intérêt »122. Tout au long du récit, ces héros sont opposés aux marchands qui, eux, comptent l’argent et, surtout, le temps123.

Cette spontanéité affective des héros, si l’on veut préciser les choses, est plus spécifiquement une forme de rapport au temps. Ces hommes, nous dit le préfacier, passent d’un instant à l’autre de la rage aux éclats de rires (hu yan nu fa, hu yan ge xiao忽焉怒发, 忽焉咯笑)124

. C’est pour cela, nous est-il dit, que celui qui veut saisir leur apparence authentique (bense本⾊), se trouve « aussi désemparé que l’étudiant de Yangxian » (阳羡书

⽣). Yuan Yuling reprend ici une anecdote des Miscellanées de Youyang (Youyang zazu ⾣阳

杂俎). Un étudiant y rencontre par hasard un homme dont le corps est capable des

119 Nous traitons ici les deux termes comme équivalents, puisque l’auteur dans sa préface ne distingue pas entre les deux. Voir infra.

120 Préface, ibid., p. 4.

121

Voir Wai Yee Li, “The Rhetoric of Spontaneity in Late-Ming Literature,” Ming Studies 35 (Août 1995), pp. 32-52

122

Préface, ibid., p. 8

123

Voir chapitre 6, ibid., page 139-145, qui relate la difficile confrontation entre un marchand et un héros.

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métamorphoses les plus soudaines et extraordinaires : il est tour à tour minuscule au point d’entrer dans une cage d’oiseau, ou léger comme l’air, il sait encore faire sortir de sa bouche des paniers de nourriture, comme des jeunes filles, etc. Le propre de ces héros est d’être si changeants dans leurs affects qu’ils défient toute prédiction.

Ce discours préfaciel a une traduction narrative. Tout au long du roman, le cours de la vie de ces personnages héroïques bifurque brutalement, alors qu’ils sont saisis par des affects authentiques qui les poussent à agir de manière désintéressée. Ainsi, le vaillant Qin Qiong qui vient d’obtenir un poste de serviteur d’administration, alors qu’il est en train d’escorter le prisonnier qu’est son ami d’enfance Cheng Yaojin, se trouve-t-il soudain mu par une impulsion chevaleresque : il déchire l’acte d’accusation, et décide de fuir avec son camarade. Le commentaire final du chapitre souligne : voici un affect authentique (zhenqing真情) 125

. Les commentaires qui ponctuent le roman soulignent ce caractère à la fois aventureux et imprévisible qui caractérise aussi bien les héros, que le rythme même de l’écriture de Yuan Yuling. Tout cela est ququ zhezhe (曲曲折折): plein de détours surprenants, qui signent l’authenticité affective des personnages comme de leur auteur 126.

Nous pouvons comprendre un tel dispositif textuel à partir de la notion de wen (⽂). Yuan Yuling demande bien de lire son œuvre à partir de l’ensemble de critères d’appréciations qui sont associées à cette notion. En tant que lecteur, il nous est demandé de savourer la nécessité et la qualité de l’écriture du roman, mais aussi la qualité morale de son auteur. Nous pourrions nous arrêter à une telle lecture du roman, où nous parlerions, en général de « spontanéité affective des héros », et de « belles lettres » ou de « littérature lettrée ».

Nous perdrions alors pourtant tout ce qui dans ce texte a trait à une forme d’appropriation d’un imaginaire du populaire, et le lien entre cette appropriation, et un contexte intellectuel et politique. Si les études que Hegel comme Huang ont consacrées à cette œuvre sont riches, c’est le point qu’il est possible de leur reprocher. Leurs textes soulignent bien le rapport des héros aux romans à des expériences d’humiliation (par les marchands et

125

Chapitre 31, commentaire final, ibid., pp. 790-791.

126

les fonctionnaires), mais occultent leur dimension populaire et vulgaire, qui est pourtant soulignée chez Yuan Yuling.

L’incipit du roman est un long éloge des héros caoze (草澤) (littéralement « des marais ») et cette référence revient au cours de l’œuvre. Huang traduit cela « heroes in the wild », qu’il définit comme « men who wage battles without the sanction of or even against the government » lenglobant ensuite dans une même catégorie ces personnages, et les héros du Bord de l’eau127.

« Bord de l’eau » (shuihu) et « marais » (caoze) : ce sont pourtant deux termes et deux mots qui ont une origine, et une valeur profondément différente128. Il est frappant que l’on ne retrouve pas, au moins dans une version numérisée et fiable d’une version en cent chapitres du Bord de l’eau ce terme de caoze yingxiong (héros des marais) pour désigner les héros, quand shuihu (bord de l’eau), haohan (gaillards) et yingxiong (héros) sont en revanche des termes récurrents. Si le campement des héros du Bord de l’eau est en terres humides (c’est une région de lacs(bo泊), au pieds des monts Liang) ce n’est guère présenté d’ailleurs comme un marais. Au sein de ce roman, nous ne trouvons ainsi le terme caoze (marais) ainsi, ni dans son sens propre ni dans son sens figuré – puisque caoze, justement a un sens social particulier.129.

127 Voir M. Huang, ibid., p. 113. De son côté, Hegel propose une distinction intéressante. Les amis de Qin Qiong qui l’influencent peuvent être divisés en 2 groupes : les haojie (hommes d’exception) et les xia (chevaliers errants). : Qin Shubao choisir les haojie contre les xia. Robert Hegel Hegel, Robert, Maturation and Conflicting Values: Two Novelists' Portraits of the Chinese Hero Ch'in Shu-pao.” In Critical Essays on Chinese Fiction, eds. Curtis P. Adkins and Winston Yang (Hong Kong: Chinese University Press, 1980), pp. 125-130.

128 Le terme vient du Classique de poésie, et c’est à partir de ce texte que l’on trouve l’association sémantique au cœur du roman. Dès le commentaire Mao de ce Classique, il y a un nœud, où trois termes sont associés : shuihu ( ⽔滸 « bord de l’eau »), qixia (岐下 « le pied de la montagne »), et Liangshan(梁山 le Mont Liang, le lieu où résident les héros). Cet espace vaut au sein de deux cadres : ces bords de l’eau/pied de la montagne sont des endroits où l’on va quand l’on est chassé par le souverain, ou que l’on fuit le centre (le pouvoir impérial) . Ce sont aussi des lieux qui placent dans un contact menaçant avec des barbares, et au cœur des conflits avec ceux-ci (Ainsi, les héros du Bord de l’eau se battent-ils contre des étrangers). Il n’y a pas, au sein de ce nœud sémantique de référence au peuple, ou au petit peuple en tant que tel. Pour une synthèse sur ce nœud dans le Shijing, voir Bao Pengshan, 鲍鹏山, « Shuihuzhuan : Beican shijie »(“⽔浒傳” 悲惨世界 « Le Bord de l’eau » : un monde tragique ), in Yuwen xuexi(语⽂学习)009, (04), pp.59-64

129 Voir la version proposée par l’université Yuanzhi à Taïwan(原智⼤學),“ Shuihu zhuan quanwen jiansuo” ⽔滸傳全⽂檢索 http://cls.hs.yzu.edu.tw/shz/bin/s_full.asp, (consulté au 08/04/2016). Il faudrait ici une étude plus précise, si l’on trouve pléthore de yingxiong (héros), de haohan (gaillard), et de shuihu (bord de l’eau), il semble que caoze yingxiong n’apparaisse pas, au moins dans les versions à 100 chapitres que nous avons pu consulter, comme dans la version de 70 chapitres proposée par Jin Shengtan. Nous le trouvons en revanche, semble-t-il, dans certains poèmes de l’édition à 120 chapitres.

Afin de le préciser, nous pouvons prendre, tout simplement les exemples d’usages du terme dans la langue du XVIIème siècle que nous donnent les dictionnaires130. Dans l’Histoire

des Ming (Mingshi明史), un personnage, alors qu’il trouve malade, va voir un caoze yiren ( 草澤醫⼈ un médecin « des marais »), qui n’a rien de spécifiquement héroïque, et tout d’une absence de titre et de distinction (« un guérisseur»). Le terme de caoze peut désigner plus spécifiquement les basses classes, le petit peuple. Gu Yanwu, ainsi, souligne que sous les Song, les concours administratifs ont désormais été ouverts aux huangyi (⿈衣 les membres du clergé taoïste et bouddhiste) et aux caoze (草澤) ; ici aussi les héros du Bord de l’eau apparaissent très loin, c’est manifestement plutôt du vulgum pecus qu’il s’agit.

Ce type de désignation du petit peuple par le terme caoze, est évidemment ancien. Nous traduirons donc ici, caoze par populaire, défini comme tous ceux qui se trouvent à l’extérieur de formes de reconnaissances officielles (des diplômes, des titres, et des rangs), avec une connotation plus ou moins nette de pauvreté, et de bassesse de la condition.

Il nous faut préciser le sens et la place que Yuan Yuling accorde à cette notion de

caoze, et les enjeux qu’il y a pour lui, dans ce contexte de la fin des Ming à faire l’éloge de

telles figures, et à mettre en scène son identification avec elles.