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Second Recueil du Lac de l’Ouest

2. Cachez ce souverain…

Repartons de la vulgate zhuxiste qui a formé ces auteurs. Le rapport du souverain à l’exemplarité y est supposé être double :

1-les sages souverains de l’antiquité étaient les juges de ce qui était exemplaire : c’étaient eux qui distribuaient l’éloge et le blâme.

2-dans leur conduite même, les empereurs-sages du passé incarnaient une figure exemplaire. Zhu Xi insiste sur un point. Si les Classiques disent que le souverain est l’auguste pivot du monde (huangji 皇極), cette expression ne renvoie pas à un mouvement réel du souverain au sein du cosmos, mais bien plutôt au fait que le souverain a une valeur de modèle, qu’il constitue l’aune à partir duquel chacun se mesure378.

Or, il se trouve que les souverains ne sont plus des sages. Nous pouvons reprendre la formulation qui est celle de Hu Anguo dans son commentaire des Printemps et Automnes, formulation qui doit être familière à ces auteurs puisque ce texte sert de référence pour la préparation des concours mandarinaux379: à partir de Confucius, nous dit Hu Anguo, le commandement céleste (tianming 天命) s’est déplacé hors de la figure du souverain. Il repose désormais sur les néo-confucéens380.

Voilà, en déduit-on, qui pose un problème quant à la manière dont le souverain joue son rôle de huangji, de mesure morale pour la myriade des hommes, puisque c’est dans sa conduite et ses discours que réside normalement l’aune à partir de laquelle s’évaluer. Nous avons là une formulation de notre problème.

Essayons de voir comment il se traduit dans les romans. Chu Renhuo, dans son œuvre, thématise directement cette question au cours d’une anecdote au chapitre 85. Xuanzong des Tang cherche, par souci de son plaisir égoïste à apprendre des techniques d’immortalité

378 Voir Peter Bol, Neo-Confucianism in History , Cambridge, Mass.: Harvard University Asia Center: Distributed by Harvard University Press, 2008, p. 137.

379 Jusqu’en 1793

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auprès des mages qui l’entourent. Un immortel, Luo Yuangong (公遠道) en profite pour lui présenter une remontrance.

陛下⼀身天下之主,正須向陽出治,如易經云:聖⼈作⽽萬物睹,

如何要學起隱身法來︖ 381

Votre majesté commande au monde, vous devez gouvernez en vous manifestant, comme il est dit dans le Livre des Changements (Yijing) : « quand le saint agit la myriade des êtres observe » - comment pourriez-vous apprendre les techniques d’invisibilité ?

La remontrance vaut évidemment à un double niveau. En premier lieu, il faut qu’il y ait un souverain visible, pour que les hommes aient une mesure morale. Il faut aussi, et c’est le sens de la citation du Yijing elle-même, que le souverain ait un comportement exemplaire, qu’il soit à la hauteur d’un tel rôle. C’est à ce devoir que Xuanzong est en train de faillir, puisqu’il délaisse son peuple et ne se soucie que de son plaisir égoïste. La suite de l’anecdote raconte comment Xuanzong est incapable d’apprendre intégralement les techniques d’invisibilité. Il ne sait que disparaître à moitié, suscitant les rires de ceux qui le voient382. Si l’anecdote est plaisante, le narrateur lui donne aussi une valeur beaucoup plus sombre, puisqu’il la replace, dans la conclusion de son chapitre, dans le contexte d’une dégradation morale du monde impérial, qui va mener à la rébellion d’An Lushan383.

On notera que, dans un tel contexte, où le souverain n’est pas exemplaire, c’est l’immortel que l’auteur fait parler qui donne à voir et à lire au lecteur ce qu’est une conduite juste.

L’ensemble du récit que compose Chu Renhuo pourrait être relu ainsi. L’auteur ne se contente pas simplement de montrer les dérèglements de la conduite de Xuanzong, et de pointer qu’il faillit à son devoir d’incarner une aune morale. Chu Renhuo invente aussi une fin au récit, où Xuanzong, après sa mort, se transforme en immortel, soit une figure parfaitement exemplaire par définition, qui réside dans un palais céleste. En somme, le romancier substitue au souverain historique imparfait, un souverain fictionnel (dont il souligne dans sa préface, on

381

Sui Tang yanyi, chapitre 85, ibid., p. 1055

382

Chapitre 85, ibid, p. 1056.

383

l’a vu, qu’il est de sa composition384), qu’il fait vivre dans un paradis romanesque, et qu’il donne comme modèle à ses lecteurs.

Ce jeu de substitution entre un empereur réel imparfait, et un empereur fictionnel exemplaire et fictionnel qui est donné en modèle au lecteur, prend une valeur savoureuse quand on le rapporte au commentaire final du chapitre où il est raconté (qui est aussi le dernier chapitre du roman). Chu Renhuo, nous dit qu’il doit être jugé, reconnu ou condamné selon ce qu’il compose dans son roman tout comme Confucius doit être jugé ou condamné selon son commentaire des Printemps et Automnes.

Il répète donc ici, sur cette problématique particulière (ce que le souverain donne à voir aux hommes du monde, et qui en décide), cette même translation du pouvoir entre prince et néo-confucéens, qui était soulignée par Hu Anguo.

Nous pourrions dire que le roman de Chu Renhuo lui-même ne cesse de raconter cette translation, et cette substitution. Le même immortel Luo, qui remontrait Xuanzong sur ce qu’il donnait à voir à la myriade des êtres, intervient plus tard dans le roman, alors que les manifestations célestes du dérèglement moral du souverain se multiplient.

Un fonctionnaire local se lamente de la sécheresse qui accable sa préfecture. C’est, apprend-on, qu’un dragon chargé de causer la pluie dans la région n’a pas reçu le commandement céleste385. L’immortel Luo intervient, entre dans l’aire rituelle du temple des esprits du sol et des céréales (sheji tan 社稷壇, le terme sheji permettant par ailleurs de désigner l’ensemble du monde impérial). L’immortel Luo prend dans sa bouche une gorgée d’encre, qu’il recrache sur l’aire rituelle. Son acte amène bien la pluie, une pluie qui nourrit les cultures asséchées, apaise les paysans, et restaure l’ordre. Au moment de clôre l’anecdote, Chu Renhuo précise pourtant que cette pluie, partout où elle tombe, laisse des traces d’un noir profond (youhei黝⿊). C’est nous, dit le narrateur, qu’elle est constituée d’encre - l’encre de l’officiant rituel, mais bien évidemment aussi l’encre du romancier et de l’imprimeur.

384 Chu Renhuo nous dit dans sa préface, qu’il a choisi d’organiser sa fable à partir ce récit qu’on lui a raconté, et où Xuanzong est l’incarnation d’un immortel, et la réincarnation d’une immortelle, parce qu’il l’a trouvé qiqu ( 奇趣)« extraordinaire et plein d’intérêt », préface, ibid, p. 1.

385

3. Conclusion

Nous retrouvons, avec cette question de la bonne visibilité du prince, un couple très familier, puisqu’il apparaît de manière omniprésente dans le discours critique sur ces romans, le couple lettré (shidafu, scholar) vs souverain : il y a d’un côté des auteurs lettrés, de l’autre un souverain, et les romans donnent à lire leurs conflits.

À partir de ce point de départ, le discours critique cherche dans les romans des formes de dénonciation du prince et/ou de l’institution impériale. Il peut en trouver, puisqu’il y a bien des textes de dénonciation, parfois d’une grande virulence, soit envers le prince contemporain, soit envers les souverains en général, depuis l’antiquité. Par exemple, comme on l’a vu, Hegel présente l’Histoire Exemplaire des Sui et des Tang comme une œuvre de dénonciation (un « exposé ») de toutes les faillites morales du souverain.

C’est un autre modèle qui apparaît quand on reprend ces discours néo-confucéens sur le huangji, soit le pivot auguste du monde, dont la figure constitue une aune morale pour les hommes (et plus généralement si on lit les romans comme des actes de mise en ordre des représentations du monde) : celui de la mise en scène d’une substitution des romanciers à l’empereur. Ces scènes romanesques où le spectacle direct du souverain au peuple crée des désordres, et où un immortel ou un sage conseiller qu’un auteur fait parler viennent s’interposer entre l’empereur et son peuple, en apparaissent comme la métonymie.

Peut-être que cette sphère publique littéraire - ce tissu de représentations, et de relations qui se forment à la faveur du développement de l’imprimerie, dès lors qu’elle parle du souverain, ne parle que de cette substitution. Un des grands succès des publications commerciales de la fin des Ming, nous dit J. K. Murray, sont les manuels d’éducation destinés au prince386.

C’est sur ces rapports entre sphère publique littéraire et légitimité que nous nous arrêtons au cours des chapitres qui suivent.

386 Julia K. Murray « Didactic Picturebooks for Late Ming Emperors and Princes »

In Robinson, David. (éd). Culture, Courtiers, and Competition: The Ming Court (1368–1644), Cambridge : Ma, Harvard East Asian Monographs, 2008.