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l’Espace de l’Ouest

Chapitre 3. Quelle exemplarité de l’histoire des cent huit ?

2. Lire la droiture et la loyauté

Partons de la préface du pseudo-Li Zhi (李贽)312

: 夫忠義何以歸於⽔滸也? 其故可知也夫⽔滸之眾何以⼀⼀皆忠義也 ? 所以致之者可知也 今夫⼩德役⼤德⼩賢役⼤賢理也.若以⼩賢役⼈ ⽽以⼤賢役於⼈其肯⽢⼼服役⽽不恥乎 ? 是猶以⼩⼒縛⼈⽽使⼤⼒者 縛於⼈其肯束⼿就縛⽽不辭乎 ? 其勢必至驅天下⼤⼒⼤賢⽽盡納之⽔ 滸矣 則謂⽔滸之眾皆⼤⼒⼤賢有忠有義之⼈可也然未有忠義如宋公明者 也.今觀⼀百單八⼈者同功同過同死同⽣其忠義之⼼猶之乎宋公明也.

311 Le terme vient du Classique de poésie, et c’est à partir de ce texte que l’on trouve l’association sémantique au cœur du roman. Dès le commentaire Mao de ce Classique, nous avons un nœud à trois termes : entre shuihu ( 滸 « bord de l’eau »), qixia (岐下 « le pied de la montagne »), et Liangshan(梁山 Mont Liang). Cet espace vaut au sein de deux cadres : ces bords de l’eau/pied de la montagne sont des endroits où l’on va quand l’on est chassé, ou que l’on fuit le centre (le pouvoir impérial) ; ce sont aussi des lieux qui placent dans un contact menaçant avec des barbares, et au cœur des conflits avec ceux-ci (Ainsi, les héros du Bord de l’eau se battent-ils contre des étrangers). Pour une synthèse sur ce nœud, voir Bao Pengshan, 鲍鹏山, « Shuihuzhuan : Beican shijie » (“⽔浒傳” 悲惨世界 « Le Bord de l’eau » : un monde tragique ), in Yuwen xuexi (语⽂学习) 009, (04), pp.59-64

312 Sur l’authenticité de l’attribution à Li Zhuowu du commentaire, voir Rolston, in Rolston David L. (Ed.)How to Read the Chinese Novel. Princeton: Princeton University

獨宋公明者身居⽔滸之中⼼在朝廷之上⼀意招安專圖報國卒至於犯

⼤難成⼤功服毒⾃縊同死⽽不辭則忠義之烈也 ! …)313

Pourquoi les hommes loyaux et droits se trouvent-ils dans les marges (de l’empire) ? Pourquoi tous ceux qui se trouvent dans ces marges ont-ils de telles qualités ? Une telle situation apparaît quand des hommes de grande vertu se sont trouvés soumis à des hommes qui en sont dépourvus, et des hommes sages à des hommes sans sagesse. Comment serait-il possible d’accepter de tels asservissements sans éprouver de honte ? Ces hommes d’une force plus haute se trouvent liés par des énergies médiocres. Comment accepteraient-ils cette contrainte ? Une telle situation conduit nécessairement ceux qui ont les forces les plus élevées, et la sagesse la plus grande à la marge.

Parmi tous ces hommes loyaux et droits, un en particulier, Song Gongming donne leur plus haute manifestation à ces vertus 314. En effet, parmi les cent huit, qui sont l’objet des mêmes louanges et des mêmes blâmes, qui ont choisi de renaître et de mourir ensemble, Song Jiang se distingue par la perfection de sa conduite. Alors qu’il se trouve dans les marges, il ne cesse de se soucier de la Cour, de chercher à obtenir l’amnistie du prince, afin de pouvoir remplir son devoir envers l’institution impériale. Cela le conduit à affronter les plus grands dangers, et à accomplir les plus hautes prouesses. Cela lui inspire, enfin, de choisir la mort avec ses compagnons. Ces héros pendus et empoisonnés, ont accepté de périr ensemble, sans se défiler. Quelle force dans leur droiture, quelle vigueur dans leur loyauté ! (…)

C’est explicite chez Li Zhi : les aventures des cent huit héros, le fait même qu’ils se trouvent à la marge est le symptôme des dérèglements du pouvoir impérial. Une telle lecture est omniprésente ; nous la retrouverons aussi bien au fondement de la lecture proposée par Jin Shengtan⾦聖嘆 (1610-61) de ce roman, dans son commentaire de 1644 315

.

313Li Zhi, 李贽 « Du Zhongyi shuihu quanzhuan xu » ( 读 忠义⽔浒全传 序 « A la lecture du « Récit complet des hommes loyaux et droits du Bord de l’eau »), in Chen Xizhong, (ed) 陳曦鐘, Shuihu zhuan huiping ben (2 vol). (⽔滸傳會評本 “Collection de commentaires du Bord de l’eau”), Beijing : Beijing daxue chubanshe, 1987, vol. 1., p. 28-29

314

Song Gongming (宋公明), littéralement, « Song Qui illustre les vertus publiques. ».

315 Dans cette version, le point est inscrit dès les premières lignes du commentaire général du premier chapitre : « les désordres trouvent leur origine en haut » » ( luanzishangzuo,亂⾃上作). C’est parce que la Cour est mal gouvernée, qu’y prolifèrent les mauvais sujets que des troubles ont surgi, et que les cent huit héros sont apparus. Voir Chen Xizhong, (ed) 陳曦鐘, Shuihu zhuan huiping ben (2 vol). (⽔滸傳會評本 “Collection de commentaires du Bord de l’eau”), Beijing : Beijing daxue chubanshe, 1987, vol. 1, p. 54.

Si ces auteurs et commentateurs partagent l’idée que l’apparition de ces troubles, que les aventures de ces cent huit héros sont le symptôme d’un désordre politique, d’une situation de l’ordre dynastique qui rend difficile d’être à la fois zhong et yi, loyal et droit, ils ne s’accordent guère sur la manière d’évaluer les héros eux-mêmes. Faut-il considérer qu’ils agissent de manière loyale et droite, et que, partant, ils sont des modèles de ces deux vertus à donner au lecteur ?

Li Zhi prend position de manière explicite. Les cent huit, et Song Jiang en particulier, manifestent ces deux vertus de loyauté et de droiture. Le discours critique l’a abondamment souligné, le récit auquel Li Zhi appose cette préface résiste partiellement à une telle lecture des héros. Li Zhi hérite d’un texte où les cent huit commettent des violences brusques et incontrôlées, où les définitions de ce qu’est la droiture sont contradictoire d’un passage à l’autre du texte, et où la fidélité au prince n’apparaît dans les discours des cent huit que comme une préoccupation intermittente.

Jin Shengtan, en 1644 propose une version profondément remaniée, qui va s’imposer. Il y prend le contre-pied exact de cette position de la position de Li Zhi.

Ce choix a deux enjeux manifestes. En premier lieu, évidemment, louer les vertus des héros révoltés, implique potentiellement de leur donner la valeur de modèles de comportement, à imiter. Il y a là une inquiétude qui hante le texte ; la troisième préface (xu

san 序三)est à cet égard exemplaire316

.

Il y a un deuxième enjeu, plus spécifique, qui porte sur les politiques d’amnistie (she 赦). Faut-il ou non amnistier ceux qui n’ont pas respecté le monopole de la violence que doit avoir l’institution impériale ? Cette politique a des fondements dans les Classiques. Elle a surtout une actualité brûlante dans les années qui précèdent la chute des Ming (1644). Un des rebelles qui participera à la chute du pouvoir, Zhang Xianzhong (张献忠 1606-1647), en avait en effet bénéficié quelques années plus tôt. Jin Shengtan, qui écrit au début des années 1640

316 « Le Shuihu peint cent huit personnages, des hommes qui ne sortent pas des Forêts vertes, et dont les actes se résument à des pillages et des tueries. Ce sont des gens sans éducation, qui perdent leur nature, et qu’on ne saurait véritablement donner en exemple » Jin Shengtan ⾦聖嘆 « Xu San » (序三 « Troisième préface »), in Chen Xizhong, (ed) 陳曦鐘, Shuihu zhuan, huiping ben ⽔滸傳會評本 Commentaires Réunis au Bord de l’eau), Beijing : Beijing daxue chubanshe, 1987, vol 1, p. 11

est sans équivoque et noue directement le texte à ces questions : les cent huit ne sont ni loyaux ni droits, et les amnisties sont un scandale317.

Cette prise de position de Jin Shengtan s’accompagne d’un profond remaniement du récit. Celui-ci est réduit à 70 chapitres, et s’arrête avant l’amnistie des héros, sur le récit d’un rêve de Song Jiang, où les frères jurés se font exécuter.

Rolston dresse un bilan de la manière dont cette ré-écriture, et ce discours sur le récit ont été reçus318. Dès 1657, Wang Wangru (王望如) présente une nouvelle édition du commentaire de Jin Shengtan en expliquant avoir retiré le camouflage orthodoxe de son commentaire. D’autres lecteurs du début des Qing reprochent à Jin Shengtan d’apprendre au lecteur à devenir des bandits. Dans leur ensemble, en tout cas, les commentateurs apparaissent d’accord pour considérer que présenter Song Jiang comme un homme vertueux est une erreur.

La critique contemporaine a pu supputer un discours plus complexe à propos de ces héros au sein de la version de Jin Shengtan. Le fait que la fable s’arrête avant la mort des héros ne reflèterait-il pas une certaine ambivalence de l’auteur du commentaire de 1641 par rapport à ces personnages ? 319

La troisième préface laisse apparaître deux mouvements qui permettent d’échapper à ces lectures, et de saisir à l’œuvre, dans le commentaire de Jin Shengtan, une pensée plus originale. En effet, le critique y situe la valeur du texte non pas dans sa capacité à évaluer des modèles de conduite, Shi Nai’an qui sait restituer, donner à lire, représenter les personnages tels qu’ils sont selon leur vraie nature (xing)320.

Ce faisant, Jin Shengtan déplace le sens du terme zhong « loyal » Le terme ne désigne plus, ici, la loyauté au prince, mais la fidélité à la nature de l’objet qui est décrit, c’est-à-dire

317Voir sur ces questions, le disocurs de Jin Shengtang, dans les « commentaires critiques sur le gang et le mu de l’Histoire des Song »( Songshi gang Songshi mu piyu” 宋史綱 宋史⽬ 批語 ), in Chen Xizhong, (ed) 陳曦鐘, Shuihu zhuan, huiping ben ⽔滸傳會評本 Commentaires Réunis au Bord de l’eau), Beijing : Beijing daxue chubanshe, 1987, vol. 1, p. 14.

Jin Shengtan, à partir du cas des Song, insiste sur l’importance d’exterminer les rebelles – il ne faut ni pardon (she赦), ni compensation (shu 贖)

318Rolston, David L. Traditional Chinese Fiction and Fiction Commentary: Reading and Writing Between the Lines, Stanford University Press, 1997, p. 39-40.

319 Le discours apparaît chez Rolston, loc. cit. Voir aussi R. Hegel : « Heaven’s intervention for exterminating the rebels (in its last chapter) suggests the impotence of imperial rule ». Robert E. Hegel, “Conclusions: Judgments on the Ends of Times,” in Dynastic Crisis and Cultural Innovation: From the Late Ming and to the Late Qing and Beyond, eds. David Der-wei Wang et Wei Shang 商偉 (Cambridge: Harvard University Asia Center, 2005), p. 531.

la capacité à donner une représentation des choses qui reflète ce qu’elles sont. Ainsi, dans les exemples que Jin Shengtan choisit, le feu est-il « loyal » à sa nature quand il brûle. Shi Nai’an, nous dit le texte, montre au lecteur le brigand, le chien et le rat d’une manière qui est 忠(zhong, fidèle dirait-on) à leurs natures respectives, donnant une forme de miroir de ce qu’ils sont véritablement.

C’est le même basculement qui s’esquisse au sein du texte, alors que Jin Shengtan hiérarchise les cent huit. Ceux-ci ne sont pas classés selon leur loyauté par rapport au prince, mais selon leur authenticité (zhen). La notion apparaît redéfinie ici comme rapport entre une intériorité et ce qu’un sujet en dévoile au monde321. Si donc Song Jiang, est une personnalité inférieure, et si l’ouvrage est « consacré à la détestation parfaite de Song Jiang, afin que tous l’aient en abomination » il faut donc comprendre que ce n’est pas parce qu’il se rebelle contre le prince, mais parce qu’il dissimule ses intentions322. De même quand des héros sont valorisés c’est en fonction de leur capacité à dévoiler dans leur conduite leur droiture.

Dans le même mouvement où Jin Shengtan déplace le sens de cette notion de zhong, pour en expurger une référence au cadre dynastique, il remodèle l’image de l’auteur original du roman. Li Zhi présentait une œuvre composée par deux auteurs, Shi N’ai’an et Luo Guanzhong, deux loyalistes des Song, qui avaient survécu à la chute de leur dynastie. Ces auteurs, nous disait Li Zhi, quand ils écrivaient étaient portés par l’indignation (fen) devant le mauvais gouvernement de la Cour, et ses conséquences, et le roman nous demandait de partager cet affect.

Jin Shengtan oppose point par point l’ethos de l’auteur qu’il imagine à cette lecture de Li Zhi. Il n’y a chez Jin Shengtan qu’un seul auteur original, Shi Nai’an, dont l’œuvre a ensuite été pervertie par Luo Guanzhong – la version qu’il propose en 1641 est ainsi présentée comme la restitution d’un original. Le Shi Nai’an décrit par Jin Shengtan n’était guère indigné. Au contraire, il menait une vie confortable, était « bien nourri et bien vêtu ». Il ne se souciait pas des affaires du pays, et le texte est le fruit de son loisir, de sa disponibilité d’esprit (閑 Xian) 323

.

321 Jin Shengtan ⾦聖嘆, commentaire du chapitre 25, Shuihuzhuan huiping ben, p. 485-487.

322 Jin Shengtan ⾦聖嘆 « Du Diwu caizi shu fa » (讀第五才⼦書法 « Guide de lecture de la cinquième œuvre de génie ».), in Shuihuzhuan huipingben, vol. 1, p. 17-20.

323 Sur la création de cet auteur voir Ge Liangyan , « Authorial intention : Jin Shengtan as creative Critic », in Chinese Literature : Essays, Articles, Reviews 25 (2003) : pp. 1-24. ; Roland Altenburger : “Appropriating Genius: Jin Shengtan’s Construction of Textual Authority and Authorship in His Commented Edition of Shuihu

Ce qui semble nouveau, et riche, donc, dans ce commentaire de Jin Shengtan semble moins le fait que le critique tienne potentiellement un discours sur la loyauté ou l’absence de loyauté des héros – c’est le fait qu’il transforme le sens des mots, de manière à penser une valeur du texte qui soit indépendante du cadre dynastique, de la complexité de la situation politique contemporaine, et des prises de position qu’elle appelle.

Ce faisant, comme des critiques tels que Lanselle l’ont souligné, Jin Shengtan émancipe, au moins ponctuellement le roman d’une forme de soumission à des modèles d’exemplarité représentative (du type : le monde représenté au sein du roman est lu comme l’analogue transparent du monde réel ; les rebelles du roman sont l’image de rebelles dans l’histoire réelle, etc.) qui sont au cœur du discours de ses contemporains 324. Jin Shengtan apparaît être le seul auteur qui opère un tel mouvement à propos de cette œuvre.