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Sui et des Tang

1. Que faire des souverains morts ?

1. Que faire des souverains morts ?

C’est un trait souligné par un critique tel que M. Meulenbeld : la majorité des romans en langue vulgaire s’achèvent sur l’investiture d’un ou de personnages centraux comme immortels214. Tels que ce critique les lit, les romans répondent aux mêmes problèmes que les rites, et remplissent la même fonction que ceux-ci – outre qu’ils sont ponctuellement liés à des professionnels religieux.

Nous reprenons ici une telle approche, en disant, puisque c’est l’objet plus spécifique qui nous intéresse, que les romans permettent de donner une place à ceux qui sont décédés, au sein d’un monde (tianxia) qui contient des paradis, des enfers, et des esprits associés à chaque lieu habité215.

Le Sui Tang prend comme fil conducteur l’histoire de la succession des souverains, entre la fondation des Sui, et la fin du règne de Xuanzong. Il raconte à ce titre la vie de toute une série de personnages qui entourent les empereurs durant ce siècle et demi d’histoire.

Quand les personnages centraux du roman décèdent, ils ne sont jamais simplement effacés de la matière narrative. Chu Renhuo s’attache à leur donner une place dans un ordre symbolique, par-delà leur décès. Un tel souci prend notamment, au sein du récit, la forme d’un schéma karmique. Les deux personnages centraux des premiers chapitres, l’empereur Yang de Sui(隋煬帝), et sa concubine Zhu Gui’er(朱贵⼉), se réincarnent au milieu des

214 Meulenbeld, Mark Demonic Warfare: Daoism, Territorial Networks, and the History of a Ming Novel. Honolulu : University of Hawai’i Press, 2015, voir sa conclusion, pp. 208-209.

215

Voir Wang Mingming, All under heaven (tianxia) Cosmological perspectives, and political ontologies in pre-modern China, HAU: Journal of Ethnographic Theory 2 (1): 337–383, 2012.

Tang, Yang sous la forme de la « précieuse concubine » qui partage son patronyme (Yang

guifei 楊貴妃), Zhu Gui’er, sous la forme de l’empereur Xuanzong des Tang. Au cours des derniers chapitres du récit, ils trouvent chacun, après leur mort, une demeure extra-mondaine. Xuanzong retrouve sa place d’immortel dans les cieux, Guifei, elle, est condamnée à résider aux enfers. Ces schémas karmiques servent évidemment à l’auteur à distribuer l’éloge et le blâme, sur les conduites des personnages du récit, durant leur vie. Ils servent aussi plus profondément, dirons-nous ici, à donner une place aux défunts.

Dans le contexte où Chu Renhuo écrit, toutes les morts n’ont pas le même sens, et ne posent pas les mêmes problèmes. C’est en particulier la mort du souverain qui nous intéressera ici, et les manières de la penser.

De la continuité légitime

L’auteur compose son texte en accord avec une notion centrale des discours néo-confucéens, qui est l’idée qu’il y a une continuité légitime des souverains, zhengtong (正統 )216. Il y a toujours, ici, à chaque moment de l’histoire chinoise, un et un seul souverain légitime. Le récit de Chu Renhuo, ainsi, est parcouru de signes, qui marquent la réalité cosmologique du mandat du Ciel, et de sa circulation entre des souverains, et des dynasties. Tout au long du roman des présages célestes manifestent la déchéance prochaine d’empereurs, ou au contraire, la destinée impériale d’individus217.

L’auteur apparaît, de fait, très attaché à la lisibilité de cette continuité. La voix narrative nous explique de manière très didactique que la volonté du ciel était de faire chuter la dynastie des Sui pour faire advenir la dynastie des Tang, ou que tel ou tel souverain a reçu le mandat céleste (tianming)218.

216 Voir une contextualisation dans Genealogy and History in Neo-Confucian Sectarian Uses of the Confucian past Author(s): Thomas A. Wilson Source: Modern China, Vol. 20, No. 1 (Jan., 1994). Voir aussi Rao Zongyi, 饶宗颐 Zhongguo shixue shang zhi zhengtonglun, 中国 史学上之正统论 Hong Kong : Longmen, 1978 ; Nous revenons tout au long du cinquième chapitre de la cinquième partie sur les différentes définitions de la notion de zhengtong, durant la seconde moitié du XVIIème siècle.

217 Voir par exemple, page 230, et 622.

218 Voir incipit du chapitre 4. Elle nous précise, alors que Xuanzong des Tang vient de perdre le contrôle de ses capitales, que sa dynastie conserve pourtant le mandat céleste, et qu’il reviendra au pouvoir – c’est bien, pour Chu Renhuo, les dynasties elles-mêmes plutôt que les souverains particuliers qui s’y inscrivent qui sont les détentrices d’un tel mandat. Ibid, Yuelu shushe, p. 20.

Cette construction place en même temps Chu Renhuo face à un problème : que faire des anciens détenteurs du zhengtong, qui sont déchus ou décédés – soit qu’il s’agisse de dynastes passés, soit qu’il s’agisse de souverains de dynasties précédentes ?

C’est là un problème que rencontrent aussi bien les rites officiels. Quand l’auteur compose son roman, le mausolée impérial des souverains Qing intègre les souverains mandchous défunts, mais aussi, quoiqu’à une place marginale, les souverains des dynasties précédentes219.

Cette intégration symbolique des souverains se formule sous les Qing à partir de la notion de Ciel. L’empereur est présenté, au sein de ce cadre néo-confucéen, comme le fils du ciel (tianzi 天⼦); ses ancêtres qui ont régné, quand ils décèdent sont intégrés au sein de cette instance cosmologique, aux côtés des souverains des dynasties passées220.

Les derniers chapitres du roman de Chu Renhuo demandent à être relus à partir de telles questions rituelles puisqu’ils posent très explicitement la question de savoir que faire de Xuanzong, un ancien souverain légitime, une fois qu’il s’est retiré du pouvoir, et, ensuite, une fois qu’il est décédé.

Le souverain, après qu’il a cédé officiellement le pouvoir à son fils, se trouve, au sein des catégories néo-confucéennes dans une situation étrange. Il n’est plus le souverain (jun), mais il n’est pas non plus un sujet (chen), dans les catégories menciennes avec lesquelles Chu Renhuo doit être familier221. Sa situation est d’autant plus problématique, que les rapports avec son fils et successeur, Suzong, sont, comme le note par ailleurs Chu Renhuo, exécrables222.

Le récit souligne le statut ambigu qu’a Xuanzong par rapport à son fils, après avoir abdiqué. Alors que les deux s’en retournent à la capitale qui vient d’être reconquise, Xuanzong s’exclame : « J’ai été fils du ciel pendant cinquante ans, sans voir là de dignité

219

Voir Rawski, Evelyn. The Last Emperors: A Social History of Qing Imperial Institutions. Berkeley: University of California Press, 1998, pp 198-202.

220

Anne Cheng, Histoire de la pensée chinoise, Paris : Ed. du Seuil, 2002, pp. 42-43.

221 Voir Mencius, Liang Huiwang Shang (梁 王 « Première partie du chapitre Liang Huiwang »), Mengzi jizhu ( 孟子 註) in Sishu Zhangju Jizhu, 四書章 註, in Zhuzi Quanshu (朱子 書), Shanghai : Shanghai guji chubanshe ( 海 籍出版社), 2010, vol. 6, p. 246

222

particulière. Mon statut n’est-il pas plus élevé (zhenzun zhi zhi 真尊之至), désormais que je suis le père du fils du ciel (天⼦⽗) ? 223

».

Il y a là un jeu de mots, qui conforte l’image d’homme détaché et bon que Chu Renhuo lui donne au sein de son roman. Xuanzong remotive une expression figée, le terme d’adresse associé au souverain (zhizun : « le plus noble »), en inversant son ordre et en ajoutant l’adverbe zhen (zhenzun zhi zhi « le summum de ce qui est vraiment noble »). Il y a dans un tel jeu de mot aussi une solution symbolique au problème de la définition de sa place par rapport au souverain qui l’a remplacé.

De fait, cette solution préfigure déjà le sort que Xuanzong connaît à la fin du récit (le

zhen « vraiment », renvoie aussi à son sens taoïste « authenticité », comme dans « homme

authentique (zhenren真⼈). Dans les toutes dernières pages de l’œuvre, de fait, Xuanzong accède à un paradis céleste, le palais du Pistil de Perle. Il retrouve alors, nous dit le narrateur, son identité d’avant ses incarnations sur terres : il était l’immortel taoïste Kongsheng (孔升).

Ici, très littéralement, Xuanzong intègre le Ciel, y trouve sa place. S’il faut inventer une place au Ciel pour les souverains après leur mort, c’est parce qu’ils ont été un objet d’attachement de la part de leur peuple, qu’ils ont suscité sa loyauté.

C’est sans doute aussi, plus profondément, parce qu’il ne faut pas qu’ils continuent de rôder sur terre, et ne menacent pas l’unité de l’empire qu’assurent les notions de continuité légitime et de mandat céleste. Chu Renhuo a vécu la transition entre les Ming et les Qing 224. Réitérer cette construction a sans doute des enjeux particulièrement forts au moment où il écrit. Marquer ici qu’il y a un zhengtong, c’est reconstruire une représentation de cette continuité et de cette unité qui a été rompue.

Toute la fin du roman est ainsi structurée autour du deuil de Xuanzong – son deuil, c’est à dire le travail qui permet de lui trouver une juste place au sein des représentations collectives après son décès. Il est difficile de ne pas lire ce travail de deuil en écho aux scènes de lamentations, et de stupeur qui traversent l’empire à l’annonce de la chute des Ming et du suicide de Chongzhen ; ce sont là des scènes que Chu Renhuo a dû vivre.

223

« 朕為天⼦五⼗年,不⾃⾒為尊︔今為天⼦⽗,乃真尊之至⽿ chapitre 98, ibid., p. 1207

224

Dans sa préface, l’auteur attribue l’origine de cette histoire à un ami, Yuan Yuling, qui l’aurait tenu lui-même d’un vieillard. Chu Renhuo nous explique qu’il l’a choisie, avec le récit de réincarnation plus large qui l’accompagne, parce qu’il l’a trouvée neuve et extraordinaire (qiqu 奇趣)225

. Nous avons ici un bricolage symbolique qui se présente comme tel, et qui permet de donner aux individus de l’histoire dynastique, et plus particulièrement au souverain une juste place au sein d’un ordre cosmologique226.

Nous avons là, sans doute, un premier enjeu de cette œuvre. Que le spectre de Chongzhen plane ou non sur ce texte, le roman joue un rôle rituel au sein monde impérial : il célèbre la continuité légitime de l’occupation du pouvoir par-delà les règnes et les dynasties, et donne une place au souverain défunt au sein du monde impérial. Si les deux lectures ne sont a priori pas intégralement incompatibles, nous sommes ici très loin d’une « dénonciation de la faillite morale inhérente à l’institution impériale ».