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l’Espace de l’Ouest

Chapitre 3. Quelle exemplarité de l’histoire des cent huit ?

1. Gestation d’une geste

Ce qui nous intéresse ici est que, dans un tel roman, la manière de rendre l’histoire des cent huit héros exemplaires est désormais présentée comme un choix entre plusieurs possibilités, dont les enjeux, les motivations, et le contexte politique sont soulignés. Voilà qui a, on va le voir, des conséquences sur la manière de fonder l’autorité du récit.

1. Gestation d’une geste

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La première version qui nous soit parvenue du Bord de l’eau date du XVIème siècle. L’histoire est pourtant assurément plus ancienne, et des récits des Song traitent déjà peu ou prou des mêmes personnages et des mêmes aventures. Cette geste des héros du Shuihu zhuan a très probablement continué à circuler dans un cadre oral pendant ces siècles, les premières publications du roman au XVIème siècle s’appuyant sur ce matériau.

Les différentes éditions de l’œuvre qui paraissent à la fin des Ming ne comprennent pas toutes le même nombre d’épisodes. Partons de la version la plus longue de l’ouvrage (120 chapitres, pub. 1614) qui nous soit parvenue, et des travaux de datation qui ont été menés sur celle-ci307. Elle donne un panorama de l’étendue des œuvres sur les cent huit héros. Nous reprenons la synthèse proposée chez Wai-yee Li308 :

- Partie a du récit (ch. 1 à 71) : les premiers chapitres s’ouvrent sur la libération, par un fonctionnaire vain de la cour des Song de cent huit esprits maléfiques. Ces esprits s’incarnent en une série de héros, qui suite à des injustices, se rebellent contre l’ordre impérial, et se réunissent sur les marches du mont Liang.

- Partie b du récit (ch. 72 à 82) : la deuxième série de chapitres relate la victoire des cent huit contre les troupes du gouvernement Song, puis leur acceptation d’une amnistie offerte par l’empereur, celui-ci les intégrant au sein de l’institution impériale.

- Partie c du récit (ch. 82 à 90) : le texte relate les expéditions militaires des cent huit contre les Liao, dynasties du Nord qui menace les Song.

- Parties d (chapitres 91 à 100), e (chapitres 100 à 110), et f (chapitres 111, à 120) du récit. Ces trois séries de chapitres racontent les expéditions des cent huit héros contre des rebelles, respectivement Tian Hu (partie d), Wang Qing (partie e), et Fang La (partie f). Cette dernière partie narre en outre la dissolution progressive de la fratrie jurée des cent huit du Bord de

l’eau, soit qu’ils quittent le service militaire ou civil de l’empereur de leur propre chef, soit

307 et qui date de 1614

308Wai-Yee Li “Full-length Vernacular Fiction,” in Columbia History of Chinese Literature, Victor Mair (éd.), Columbia University Press, 2001, pp. 620-658

qu’ils soient victimes de calomnies et injustement assassinés, soit qu’ils meurent sur le champ de bataille. Le texte se clôt sur la reconnaissance par l’empereur de leur loyauté et de leur droiture, et l’érection d’un temple à leur mémoire.

Le texte du Bord de l’eau aurait été composé dans l’ordre a/b/f/c/d/e. Les combats contre les Liao, Tian Hu, et Wang Qing sont ainsi probablement rédigés après la campagne finale contre Fang La. On trouve par ailleurs des éditions en 100 chapitres, qui n’incluent pas ces trois dernières parties au XVIème siècle309.

Ces aspects philologiques clarifiés, revenons à notre objet : comment cette fable est-elle rendue exemplaire ? La critique du XXème siècle a pu lire dans le roman une série de préoccupations largement ou complètement autonomes par rapport au cadre impérial. Le texte apparaît ainsi traversé par une problématique de la vengeance personnelle en dehors de la loi. Hsia présente l’œuvre comme une fable sur une forme spécifique de sociabilité, les « gangs ». Dans les préfaces des XVIème et XVIIème siècle, de la même manière, on trouve bien des cas où la fable n’est pas lue dans un cadre impérial – n’implique pas de discours sur le bon ou le mauvais gouvernement de l’institution, et ses conséquences sur le monde chinois. C’est le cas par exemple dans la préface du Vieillard des Cinq Lacs (五湖⽼⼈). Le préfacier loue l’authenticité (真氣) des héros, qui est celle des marginaux. Cette authenticité se précise dans le texte comme un rapport spontané aux affects. Elle peut ainsi se manifester aussi bien dans le rire (嬉笑) que dans la colère et les insultes (怒罵)310

. Il n’y a ici pas de discours sur l’ordre et le désordre de l’empire, ni sur le centre impérial et ses marges – est-ce parce que ce contexte politique est implicite ?

La fable, en elle-même, telle qu’elle est construite, invite évidemment à lire ces aventures des héros par rapport à la question du gouvernement du guo. À la lecture de l’œuvre, ce sont des questions d’amnistie ou non par le pouvoir impérial, de service du prince contre les armées étrangères, de conséquences de la conduite du prince sur l’ordre ou le désordre du monde qui émergent. Elles se trouvent inscrites, dans le titre même du récit. Le terme de « marges », ou de « bord de l’eau » (shuihu), en effet, provient du Classique de

309 une édition de 1540 en fragments, et une édition de 1589 entière.

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Wuhu Laoren (五湖⽼⼈ Le vieillard des Cinq lacs) Zhongyi shuihu quanzhuan xu (忠義⽔滸全傳序 « Préface du récit complet du Bord de l’eau des hommes loyaux et droits ») in Ding Xigen (éd.)丁錫根, Zhongguo lidai xiaoshuo xu ba ji 中國歷代⼩説序跋集 («Recueil de préfaces et postfaces des romans chinois de tous les temps ») . Beijing : Renmin wenxue⼈民⽂學, 1996 (3 vol.), vol. 3., p. 1469.

Poésie (Shijing), où il désigne le lieu où l’ancêtre des souverains Zhou mène son peuple face

aux menaces ; ce lieu apparaît par ailleurs lié aux conflits avec les barbares311. Le récit lui-même sert ainsi à nouer trois questions ensemble : la conduite du prince, les désordres intérieurs, et les désordres extérieurs.

C’est bien ce nœud qui préoccupe la majorité des auteurs et des commentateurs de cette geste à la fin des Ming et au début des Qing, à travers le terme de zhong - yi, « loyauté et droiture », qui est traité comme un composé. L’expression permet de formuler une double exigence, celle d’être à la fois loyal (au prince) et droit, véritable gageure quand la Cour est corrompue, et que de traîtres courtisans entourent le souverain. Si cette injonction à être

zhongyi est partout, elle s’inscrit et elle prend son sens, de manière profondément différente

selon les versions.